Onuphrius – Beata Umubyeyi Mairesse, les recueils de nouvelles que vous avez publiés jusqu’ici, Ejo en 2015, et Lézardes en 2017, ont tous deux été récompensés – par le prix François Augiéras pour le premier, le prix de l’Estuaire et le prix du Livre Ailleurs pour le second. On ne peut être insensible à votre narration, non plus qu’à votre style. Pouvez-vous nous raconter – question que l’on ne peut vous poser sans trembler – votre chemin vers l’écriture ? Pourquoi écrire, et comment avez-vous découvert ce pouvoir en vous ?
Beata Umubyeyi Mairesse – J’ai toujours beaucoup lu et les livres m’ont immensément aidée à traverser l’existence, depuis mon adolescence. L’écriture est arrivée tardivement, à plus de trente ans (j’avais bien sûr eu des petits carnets à griffonner durant toutes ces années). Aussi étrange que cela puisse paraître, je crois que j’ai écrit pour qu’on ne soit pas obligé de m’écouter, parce que je m’étais heurtée à des regards gênés ou fuyants quand j’avais essayé de raconter. Je ne crois pas que l’expérience de la survivance soit indicible, les mots peuvent tout dire, et Semprun l’exprime bien dans L’écriture ou la vie ; le problème se pose plutôt du côté de l’écoute. Je trouve blessant (et cela est valable pour toute confidence) que la parole donnée ne soit pas suffisamment accueillie. J’ai fait le choix, dans mon premier livre1, d’écrire des nouvelles de fiction, racontant l’avant et l’après à ceux qui pensent, à propos du génocide des Tutsi, que c’est « trop dur, incompréhensible, décourageant, lointain », qui ne seraient pas prêts à lire des témoignages ou des essais. Mais, parce que j’aime cette idée que « la littérature est faite pour déranger les gens confortables et réconforter les gens dérangés », je voulais aussi écrire des histoires dans lesquelles les survivants comme moi puissent se retrouver, une mosaïque de voix au plus près de nos réalités, de notre façon de nous raconter entre nous.
Avant même qu’Ejo n’ait été édité, j’avais commencé l’écriture de Lézardes2 ; je savais que désormais l’écriture ferait partie de ma vie.
O. – Vos nouvelles sont, précisément, très écrites ; et pourtant vous ne reniez pas la tradition du conte rwandais. Quelle place donnez-vous, dans vos œuvres, à l’oralité, et comment parvenez-vous à articuler tradition orale et patient ciselage de l’écrit ?
B. U. M. – La forme courte correspond bien à mon souhait de faire exister pleinement ma langue maternelle, le kinyarwanda, dans ma langue d’écriture, le français. L’écriture se nourrit de notre imaginaire, et le mien est pétri de cette oralité-là, du parler métaphorique rwandais de mon enfance. Dans Ejo, j’ai introduit chaque nouvelle par un proverbe ; pour Lézardes, j’ai glissé quelques contes traditionnels. Et même si mes nouvelles sonnent « très écrites », j’ai eu plusieurs occasions, à travers notamment une lecture exécutée en compagnie de l’artiste plasticienne Anne-Laure Boyer, de les raconter à l’oral. Pour cette possibilité de partage immédiat aussi, la forme brève est fantastique.
O. – Ces nouvelles – et Petite en est un poignant exemple – sont marquées, comme vous le rappeliez, par le souvenir bouleversant du génocide tutsi ; elles le sont aussi par la difficulté, quand on lui a survécu, de vivre avec un tel souvenir, et la nécessité, pourtant, de vivre. Dans Petite, ce défi est particulièrement difficile à relever, de la part d’enfants que leur mère, intérieurement détruite, est incapable d’élever, et quant à la benjamine, de reconnaître, de nommer même. Mais ce qui rend ces enfants capables de persévérer dans l’être, c’est l’entraide qui les relie. La bonté de la petite sœur consiste notamment à tenter de consoler son demi-frère aîné en le distrayant par ses devinettes ; et la bonté du frère, ce qui est extraordinaire, c’est de faire semblant de réfléchir à la solution de devinettes qu’il lui a lui-même enseignées. Est-ce cela, le secret de la survie : aider l’autre, quelque faibles que soient ses propres moyens ?
B. U. M. – Je ne sais pas s’il y a un secret de la survie. Moi, j’ai eu énormément de chance pendant le génocide, et beaucoup de personnes m’ont aidée ensuite, celles qui m’ont fait venir en France, la famille d’accueil qui s’est généreusement occupée de moi, beaucoup de mains tendues. J’ignore si la survivance nous a rendus plus solidaires ou meilleurs (je ne m’autorise pas à parler au nom des autres) ; sans doute plus sensibles à certaines fêlures humaines. J’ai souvent constaté aussi que les survivants étaient capables de faire preuve d’une très grande délicatesse envers les autres, comme s’il fallait les protéger de cette connaissance (« inutile ») du pire dont l’être est capable.
Pour ma part je me suis dit très vite que je devais faire quelque chose d’utile de cette chance de deuxième vie ; je me suis engagée dans des ONG (Médecins Sans Frontières, Samu social International), dans la lutte contre le sida, pour les droits des femmes…
O. – Ce passage de Petite rappelle ce que rapportait Shlomo Carlebach : il rencontra un jour un survivant de la Choah, qui se trouvait être un ancien disciple de Rabbi Kalonymus Kalman Shapira, maître hassidique, lequel mourut assassiné par les nazis en 1943. Shlomo Carlebach demanda à ce hassidde lui livrer un enseignement de son maître, durant la déportation. La réponse fut : « Le Rabbi nous disait que l’essentiel, dans notre vie présente, était d’aider les autres Juifs autant que nous le pouvions. Et il y avait en effet beaucoup à faire, dans les camps, pour aider les autres. Aujourd’hui aussi, à Tel Aviv, il y a beaucoup à faire pour aider les autres. » Il vous arrive, Beata Umubyeyi Mairesse, d’intervenir dans des écoles pour parler, devant des enfants, de la catastrophe qui frappa votre ethnie, comme le font des survivants de la Choah ou du génocide arménien. Comment réagissent les enfants de Belgique ou de France réagissent-ils, et que retirez-vous de telles rencontres ?
B. U. M. – Cette histoire que vous rapportez me fait penser à des choses très fortes que j’ai lues dans les livre d’Aaron Appelfeld sur l’immédiat après-génocide, et qui ont terriblement résonné en moi.
Les enfants sont capables d’une belle qualité d’écoute. Oui, parfois j’interviens auprès de jeunes, je les invite à interroger leurs représentations sur « l’autre », à faire preuve d’esprit critique. L’éducation à l’égalité, au respect des différences, à une culture de paix est indispensable dès le plus jeune âge. Je suis féministe, antiraciste, pacifiste et écologiste, et tout cela irrigue ma parole, nécessairement. Hutus et Tutsis avaient la même langue, la même religion, la même culture, la même couleur de peau ; le fait « ethnique » est une construction importée d’un 19ème siècle européen porteur de théories racistes. Un génocide se prépare politiquement par la propagande, la culture de la haine, la déshumanisation de l’autre. Il est nécessaire de l’expliquer aux jeunes, de leur dire que c’est arrivé aux Juifs, aux Arméniens, aux Tutsis, et que cela peut toujours recommencer si on n’y prend garde.
O. – Revenons à Lézardes. Dans ce recueil, une nouvelle intitulée Volcano Express met en scène un enfant dont l’existence est presque plus difficile encore que celle de Petite, puisqu’il a perdu, après la catastrophe, le grand frère qui, avec lui, y avait survécu. Il prend alors un parti très périlleux : vivre à la place de son frère aîné, en imiter les attitudes, en adopter jusqu’au nom. Un tel phénomène a-t-il réellement existé, parmi les témoignages que vous avez recueillis, ou est-ce entièrement le fruit de votre imagination ?
B. U. M. – Je n’écris pas à partir de témoignages récoltés, même si je m’inspire parfois de faits réels. Cette histoire est uniquement le fruit de mon imagination. Depuis 1994, de nombreux survivants sont morts de façon soudaine, et leur perte était d’une grande violence pour les autres survivants ; j’ai essayé de formuler une histoire qui raconte ce vertige absolu, quand on ne restait plus que deux, après la catastrophe, et que l’autre vous est arraché.
O. – Prévoyez-vous de rester fidèle à la nouvelle, ou d’aborder un jour la « grande forme », le roman ? Et, seconde face de la même question : envisagez-vous d’aborder un jour des sujets qui ne soient pas liés au génocide et au jour d’après? Ou bien est-ce trop tôt, ou encore impossible ?
B. U. M. – Je suis très attachée à la nouvelle, même si elle n’est pas très valorisée, en France notamment. Je viens d’écrire un recueil de poésie qui paraîtra à l’automne, à La Cheminante également. Je continue d’écrire des nouvelles, je commence à raconter des histoires qui ne sont pas liées au génocide (même si je réalise qu’il sera toujours là, tapi quelque part dans les interstices du jour d’après, quoique je fasse). Un roman ? Il ne faut jamais dire jamais, mais ça ne serait pas une fin en soi, juste un changement de rythme, de respiration.
O. – Merci beaucoup de ce passionnant entretien, et nous avons grand-hâte de découvrir vos poèmes.
Propos recueillis par Jean-David Herschel
1 Ejo, nouvelles (2015), éditions La Cheminante – prix François Augiéras 2016.
2 Lézardes, nouvelles (2017), éditions La Cheminante – prix de l’Estuaire 2017, prix du Livre Ailleurs 2017.
Cet entretien m’a beaucoup intéressé. Je vais commander les deux recueils à mon libraire. Continuez d’écrire, Madame, vous avez pour vous le talent.