Conversation avec Marc Legrand

Onuphrius – Cher Marc Legrand, pourriez-vous nous raconter comment – par quelles lectures, quelles rencontres ou quel rêve étrange et pénétrant – l’idée, puis le projet d’écrire sont apparus en vous ?

Marc Legrand – Tout d’abord, j’ai toujours aimé lire et écrire, l’un précédant l’autre. Dès l’enfance, la lecture m’a ainsi offert de nouveaux mondes à explorer, m’a donné de nombreuses idées que je me suis appropriées ensuite et, parfois, a causé chez moi quelque frustration durable. Quand je n’étais pas satisfait d’un rebondissement dans le récit que je parcourais, je me repassais le film, le soir, avant de m’endormir. L’envie d’écrire mes propres histoires m’est rapidement venue. Puis, plus tard, j’ai découvert Stephen King, ses intrigues tortueuses et ses dénouements surprenants. Je me suis juré d’apprendre à écrire de telles histoires. J’espère y être arrivé. Entre-temps, la lecture des classiques de la littérature française, notamment des auteurs du 19ème siècle et du début du 20ème, a achevé de m’arrimer à cette maîtresse exigeante qu’est l’écriture. Je pense à Hugo, Flaubert, Maupassant, Proust, Camus, pour ne citer que ceux qui me viennent tout de suite en tête. Je suis aussi touché par les oeuvres poétiques de Vigny, de Baudelaire, de Nerval, de Verlaine…

O. – Plusieurs de vos nouvelles sont particulièrement sombres et tourmentées. On trouve parfois même des éléments de franche angoisse. Comment expliquer cela ? Est-ce le reflet des propres tourments de votre âme, le reflet de vos expériences, ou bien encore l’influence de vos lectures ? Assurément, Edgar Poe n’est pas toujours d’une suprême gaieté, et l’on trouve chez lui des passages de positive horreur !

M. L. – Je pense que c’est bien plus le reflet de mes propres tourments et de mes expériences personnelles (de l’existence, de mes semblables, de mon âme, aussi) que celui de mes lectures. Sans doute que, de ce fait, je me sens naturellement davantage attiré par Poe ou quelque autre auteur « torturé », l’un appelant l’autre. Kafka, Nerval, Sully Prudhomme… et Verlaine, auquel vous faisiez allusion (Mon rêve familier). Ce dernier texte m’a hanté toute ma vie. C’est une des rares œuvres qui semblent parler de ce que je vis, des rêves récurrents que j’évoque dans ma nouvelle À part. Mais quand bien même je ne les aurais pas lus, nombre de mes textes auraient eu cette teinte-là. Il me semble que c’est un tout. Quel écrivain, du reste, peut dire précisément à quelle source il puise, comment et à quel moment ?

O. – Dans Renaissance, que nous proposons aujourd’hui à nos lecteurs, le narrateur – mais n’est-ce pas un peu vous, puisqu’il signe le saisissant finale du nom de Legrand ? – nous entretient de la synchronicité. Ce thème est déjà abordé, quoique d’une tout autre façon, dans la nouvelle que vous mentionniez à l’instant : À part, où le narrateur témoigne de ses propres expériences en la matière, et de la manière dont elles influent sur son esprit. Ici, vous réussissez un beau tour de force, en mettant en regard deux histoires de coïncidences troublantes, l’une littéraire, l’autre scientifique, sur un motif commun, le scarabée d’or.

M. L . – Certains font passer la fiction pour la réalité. Pour ma part, j’ai tendance à présenter telles des fictions des événements on ne peut plus réels. Incroyables et pourtant authentiques. Dans Renaissance, j’évoque la symbolique du scarabée d’or, ce qui peut fournir une clef d’interprétation de l’histoire.

O. – Comment ce « système » de coïncidences, cette combinatoire chevauchant les siècles, vous sont-ils apparus ?

M. L. – Etant un lecteur de Poe et de Jung, j’ai naturellement remarqué le lien, surtout lorsque j’ai lu Poe en anglais, ce qui est venu plus tard. Je ne lisais pas l’anglais couramment avant cette époque. La traduction française est fidèle, mais je n’avais pas saisi que le scarabée de Poe était de la même espèce que celui de Jung… Ce dernier fut lui-même perplexe, car on voit rarement des Cetonia aurata à pareille latitude et sous un tel climat (montagnard, suisse).

O.  Du point de vue de la forme, ce texte est à mi-chemin de la nouvelle et de la chronique. Cette tentation de la chronique, d’une suite de réflexions plutôt que d’actions, on la trouve dans d’autres de vos textes. Ce mélange des genres est-il le reflet des deux tendances de votre tempérament, porté vers la réflexion théorique, mais soucieux de mettre en scène les idées, de les incarner ?

M. L. – Sans aucun doute. Cela s’explique en partie par le caractère autobiographique de certaines de mes nouvelles. Cette « tentation de la chronique » est probablement due aussi à ma formation universitaire – je suis historien militaire – et à la volonté de faire passer un message, de partager une expérience, d’inciter le lecteur à la réflexion. Mais il est clair, oui, que ce mélange des genres (en même temps que des registres) est le reflet de tendances qui se juxtaposent, se complètent en moi, voire se combattent. Et s’il n’y en avait que deux, encore ! Pour répondre à votre dernière remarque, c’est Henri Bergson qui disait : « Il faut agir en homme de pensée et penser en homme d’action. » Cela résume assez bien ma philosophie de la vie et imprègne immanquablement mes écrits.

O. – Dans Renaissance, vous distinguez « l’authentique synchronicité » de la « simple coïncidence ». Or cette distinction n’est pas simple à comprendre : dès lors que l’on admet que les événements survenus de manière synchronique ne sont pas unis par un lien de causalité, qu’est-ce d’autre qu’une coïncidence, certes remarquable ?

M. L. – Ce qui distingue principalement la synchronicité de la « simple » coïncidence, c’est son caractère signifiant. Dans cette nouvelle, on voit que, outre la coïncidence étrange entre le scarabée doré chez Jung et Poe, de même que le nom de Legrand donné au héros de ce dernier, c’est le caractère signifiant de ladite coïncidence dans la propre existence du narrateur qui lui donne toute sa saveur et en fait une synchronicité, ou coïncidence signifiante. Vous noterez d’ailleurs que l’un se mêle à l’autre au sein d’une trame complexe, difficile à démêler, ce qui est souvent le propre des synchronicités. Ici, le phénomène semble annoncer l’expérience mystique dont le narrateur sera frappé quelques temps plus tard.

  Le caractère synchronique se trouve aussi dans le fait que la coïncidence signifiante survient à un moment qui ne doit rien au hasard. Dans le cas de Renaissance, si la coïncidence survenait bien plus tôt, ou après l’expérience mystique du narrateur, cela n’aurait plus du tout la même portée. Mais quand le timing est parfait, c’est troublant.

O. – À quel domaine de la création êtes-vous attelé en ce moment ? La nouvelle, toujours ? Le roman, la poésie, l’essai… ou encore autre chose ? La sensibilité synesthésique qui semble être la vôtre nous laisse imaginer une littérature à laquelle se mêleraient d’autres formes d’art…

M. L. – La nouvelle, toujours. Je suis aussi attiré par le roman – j’en ai écrit plusieurs, mais travaille actuellement sur une toute nouvelle intrigue –, les essais historiques, l’exégèse biblique, la poésie, oui, parfois ; ou encore le théâtre, le scénario pour long-métrage. C’est surtout le temps et, par moment, l’énergie qui manquent. On ne peut pas être partout à la fois. Pour ce qui est de ma sensibilité synesthésique, c’est très bien vu. En effet, c’est la façon dont j’appréhende naturellement mon environnement. Je suis parfois frustré par les écritures uniquement visuelles et auditives, si je puis dire. Cela se ressent aussi dans nombre de mes textes. Je rêve de cinéma par immersion où des sensations tactiles et olfactives seraient envisageables en temps réel, par exemple. Et pourquoi pas pour la littérature ? C’est une vieille idée qui, faute d’avoir abouti, appartient encore au futur. Imaginons un roman ou une nouvelle qui se passerait dans une forêt où vous pourriez sentir l’odeur de chaque arbre rencontré dans le récit, au fur et à mesure de votre lecture. La technologie pourrait ou peut déjà réaliser ce rêve. Ce serait amusant. En tout cas pour moi…

Propos recueillis par Jean-David Herschel

Un site riche de renseignements sur l’auteur : Marc Legrand.

On pourra lire Oppidum, nouvelle récente de l’écrivain, dans le hors-série n°2 de la revue L’Ampoule, paru en décembre dernier (on y trouvera également des nouvelles de deux auteurs que connaissent les fidèles lecteurs d’Onuphrius : Roland Goeller et Marianne Desroziers).

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