Conversation avec Vincent Engel

« Dans de telles périodes, quoi que l’on imagine, cela a pu se passer. »

Onuphrius – Cher Vincent Engel, nombre de vos écrits, qu’il s’agisse de romans, de nouvelles ou d’essais, sont hantés par la Seconde Guerre mondiale et par le génocide des Juifs, mais aussi par les Juifs en eux-mêmes, et par le judaïsme. Voilà qui nous intéresse, nous qui éditons cette revue depuis Jérusalem. Est-il indiscret de vous demander ce qui vous attache tant à ces sujets ?

Vincent Engel – Mon père vient d’une famille juive polonaise. Il a pu quitter la Pologne avant la guerre pour faire ses études en Belgique. Il a ensuite combattu dans les forces belges de la Royal Air Force, mais toute sa famille, sauf un frère, a péri dans les camps. Il était totalement athée et a épousé une goy (mais elle-même descendante en filiation maternelle d’une juive convertie, son arrière-grand-mère, par laquelle je remonte aux Oppenheim et à Felix Mendelssohn…). Je suis revenu au judaïsme quand je suis entré à l’université, mais jamais religieusement. J’ai publié plusieurs essais sur l’œuvre d’Elie Wiesel et sur la problématique des camps, qui reste un de mes sujets de réflexions privilégiés. J’ai écrit un roman sur le sujet, comme je l’ai vécu avec mon père : un survivant qui ne parle pas et refuse de parler de ce qu’il a vécu. J’ai collaboré à la revue Regards du CCLJ1 et j’ai d’ailleurs écrit la biographie de David Susskind. Je me sens tout à fait juif et tout à fait athée, comme mon père.

O. – La nouvelle est un genre que vous pratiquez depuis les années 80. Plusieurs recueils ont vu le jour, mais vous avez souhaité offrir aux amateurs du genre une autre forme de lecture, en créant, à la façon d’un moderne Décaméron, votre Apiroméron. Pouvez-vous apprendre à nos lecteurs en quoi cela consiste, et ce qui motiva cette ambitieuse construction, par nature destinée à rester inachevée ?

V. E. – J’ai effectivement consacré beaucoup de temps, comme auteur et comme chercheur à l’université, au genre de la nouvelle. C’est le hasard qui a décidé, comme souvent. Je n’ai jamais été un défenseur de la nouvelle : j’aime la fiction, j’adore inventer et raconter des histoires. Si mon premier livre de fiction publié est un recueil, c’est le hasard des rencontres (en l’occurrence, j’avais été lauréat du concours RFI et, dans la foulée, invité au festival de Saint-Quentin, où j’avais rencontré un jeune éditeur québécois qui ne publiait que des nouvelles – L’Instant même).

     J’ai ensuite projeté un Décaméron démesuré, que j’ai écrit d’ailleurs. Il faisait (et fait toujours, mais ce manuscrit ne sera jamais édité, et fut la cause de ma rupture avec Fayard) mille six cents pages ; et, s’il épousait la structure du Décaméron de Boccace, il avait pour particularité de mélanger absolument tous les genres, y compris des recettes de cuisine, des blagues et des haïkus.

     Par ailleurs, j’ai rassemblé toutes les nouvelles que j’ai écrites pour les mettre en accès gratuit sur un site, l’Apiroméron. « Décaméron » signifie : dix jours. Apiroméron est un néologisme inventé avec l’aide d’un collègue en langues classiques, qui signifierait : « un nombre indéterminé ou infini de jours ». Comme les éditeurs ne publient plus ou peu de nouvelles, parce que cela ne se vend guère, j’ai préféré les offrir de cette manière aux lecteurs.

O.  Dans La dernière touche, que nous avons l’honneur de présenter aujourd’hui, vous mettez en scène l’amitié singulière et dramatique de deux personnages que tout destinait à opposer : un officier de la Wehrmacht et un peintre juif de l’école expressionniste. Ce qui les réunit, c’est l’art. Le paradoxe est que le colonel von Rimstel croit au pouvoir rédempteur de l’art, tandis que le peintre Bubstein est bien plus pessimiste. D’où procède l’idée de cette curieuse amitié, qui lie les deux héros de l’histoire ?

V. E. – J’ai beaucoup étudié (et étudie encore) la Deuxième Guerre, et en particulier la Shoah. Je suis convaincu que, dans de telles périodes, quoi que l’on imagine, cela a pu se passer. La réalité est toujours plus forte que la fiction. Cette nouvelle m’a été inspirée par un fait réel, que m’a raconté la personne à qui la nouvelle est dédiée, Paul Vankerkhoven : dans un magnifique hôtel de maître de Bruxelles, en faisant des travaux, on a découvert une cachette, entre deux cloisons, dans laquelle se trouvaient de nombreux tableaux : mais on n’a jamais su de quels tableaux il s’agissait, car le temps et l’humidité les avaient totalement détruits, ne laissant que les cadres.

« Le regard des autres et les circonstances nous déterminent plus sûrement que nos choix. »

O. – Il reste bien du mystère à l’issue de cette lecture : pourquoi Bubstein enferme-t-il dans une sorte de déterminisme nazi von Rimstel, qui n’avait pourtant pas craint de se mettre lui-même en danger pour sauver l’artiste qu’il admirait ? Pourquoi refuse-t-il finalement d’être sauvé, se précipitant dans sa perte ? Et pourquoi l’officier tient-il avec tant d’acharnement à ce que son ami peigne, jusqu’au bout de ses forces ?

V. E. – Dans le prolongement de la question précédente, j’ajouterai que je suis aussi fasciné par les tours et détours de l’âme humaine. Lorsque j’ai écrit cette nouvelle, j’en avais encore une connaissance partielle, qui s’est approfondie depuis. Ce qui nourrit l’affection, les liens, la manipulation etc., est infini. Proust disait qu’il y a moins d’idées que d’hommes ; mais ce qui nous rattache aux autres et les combinaisons de ces liens sont sinon infinis, du moins innombrables.

     Le regard des autres et les circonstances nous déterminent plus sûrement que nos choix. J’en suis convaincu. Malheureusement.

O.  Dans une autre de vos nouvelles, Au cœur de l’esprit2, Jean Wiston, professeur de philosophie « aryen », voue, lui aussi, une admiration passionnée à un créateur juif, le philosophe Herman Hacher. Mais alors que Bubstein et von Rimstel se côtoient, boivent ensemble et discutent – parfois très vigoureusement –, Wiston ne possède, pour connaître Hacher, que son œuvre. Autre différence : plus Wiston fréquente les manuscrits du philosophe, plus il se rapproche de lui en esprit, au point qu’un certain mimétisme apparaisse à la fin de la nouvelle. Dans La dernière touche, au contraire, le fossé se creuse entre les deux protagonistes…

V. E. – Au cœur de l’esprit est inspiré d’un fait réel, mais qui s’est déroulé durant la Première Guerre : le sauvetage des archives de Husserl par un professeur à l’université de Louvain (où j’enseigne par ailleurs). J’ai transposé cela dans la Deuxième Guerre. Pour le reste, je renvoie aux réponses précédentes : si je devais raconter la même histoire, je ne l’aurais pas fait !

O.  Finalement, von Rimstel a échoué à préserver l’art de Bubstein : comme dans l’hôtel de Bruxelles, il ne restera que des lambeaux de ses toiles. La dernière touche est-elle un texte entièrement désespéré ?

V. E. – Camus écrit qu’il reste aujourd’hui un choix pour l’homme : être un pessimiste qui rit ou un optimiste qui pleure. Je suis un pessimiste qui rit.

Propos recueillis par Fantine Briochard

 

On consultera avec profit le site Internet de Vincent Engel ; et l’on découvrira avec bonheur sa luxuriante collection de nouvelles : l’Apiroméron.

Le dernier roman de l’écrivain a pour titre Alma Viva, publié aux éditions Ker (2017).

1 Centre Communautaire Laïque Juif, de Belgique.

2 Consultable à l’adresse : http://www.apiromeron.eu/11-au-coeur-de-lesprit

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