“Le fantastique est une manière comme une autre d’appréhender le réel”
Onuphrius – Eric Faye, vous qui écrivez aussi volontiers des romans que des nouvelles, pensez-vous que ces deux genres soient distincts par leurs exigences narratives – indépendamment de leur longueur ?
Eric Faye – Oui, effectivement, je ne place pas du tout le roman et la nouvelle sur le même plan. Il peut y avoir de très courts romans, et de longues nouvelles ; c’est le traitement qui permet de déterminer quel texte appartient à tel ou tel genre. À mes yeux, la nouvelle se caractérise par la trajectoire d’une idée. C’est une mécanique qui tend à l’efficacité, un processus dans lequel les « personnages » sont des rouages, ou des victimes prises dans un engrenage. Le « cahier des charges » du roman me paraît beaucoup plus tourné vers la notion de personnage que la nouvelle, et là passe une frontière très nette…
O. – La nouvelle que vous nous donnez à lire aujourd’hui, Quelques lézardes sans gravité, emprunte une forme épistolaire. D’un autre côté, tout au long de sa lecture, on a pleinement le sentiment de se trouver dans un récit fantastique. Dans le finale, on aboutit à un univers policier, car il semble que le glissement temporel auquel le narrateur est confronté s’explique alors par une éclipse de sa conscience, comme on en voit chez certains criminels, qui ne se rappellent plus leur passage à l’acte. Mais l’auteur doit savoir mieux que personne dans quelle tradition s’inscrit cette nouvelle ! Quelle est donc la vérité de ce texte ?
E. F. – Je ne pense pas qu’on puisse parler de « la » vérité d’un texte, mais plutôt du regard que chaque lecteur porte sur la nouvelle. Lorsque je publie une nouvelle, chaque lecteur s’en empare avec sa propre grille de lecture, si bien que je n’en publie pas une, mais simultanément un bon nombre – autant que de lecteurs… Je crois vraiment que chaque lecture est une co-création et engendre une œuvre en soi. Pour moi, Quelques lézardes sans gravité est bien une nouvelle fantastique, mais le fantastique est une manière comme une autre d’appréhender le réel et de parler du phénomène humain. Le fantastique moderne, j’entends, celui qui est né chez Gogol, Kafka…
“Le cerveau est un continent mystérieux, encore peu exploré.”
O.– On pourrait aussi soutenir que cette nouvelle est symbolique, que le sosie rencontré par le héros représente véritablement ce que lui-même aurait pu être, s’il n’avait été aliéné par « l’accablement, l’abrutissement » engendrés par le travail. Mais cette image d’un « moi libre, décontracté » est insoutenable aux yeux du héros : elle le renvoie à son propre échec, et il n’a de cesse de l’anéantir…
E. F. – C’est effectivement l’optique que j’avais en écrivant le texte. Le héros n’a de cesse de l’anéantir, de crainte que cette « vision » d’un moi idéalisé ne finisse par l’écraser. Le tout était de trouver le moyen de dissimuler cette entreprise au lecteur, jusqu’au dévoilement final. Mais notez bien que pour le policier, l’homme assassiné n’a pas l’air d’être un sosie : c’est là que se niche le fantastique du texte. La victime n’est un sosie qu’aux yeux du narrateur… En cela, j’ai dû m’inspirer plus ou moins consciemment d’un roman de Nabokov, La Méprise.
O. – Outre la tradition du double, illustrée par Hoffmann ou par Gautier, on pense en effet à Kafka – un auteur que vous citiez tout à l’heure, et qui vous est cher – dans cette descente aux enfers de celui auquel on « désigne la sortie », puis auquel on soustrait jusqu’à sa maison, à son identité et à son humanité. Le tragique de Kafka a-t-il lui aussi inspiré quelque peu cette nouvelle ?
E. F. – J’ignore quel processus m’a conduit à imaginer cette nouvelle. Le cerveau est un continent mystérieux, encore peu exploré. Quoi qu’il en soit, le thème du double m’intrigue et me fascine depuis longtemps, que ce soit chez Dostoïevski, Saramago, ou encore, au cinéma, chez Kiyoshi Kurosawa (je pense à son film Doppelgänger). Quant à Kafka, je l’aime tout particulièrement pour ce qui est le moins célébré chez lui : son art de la nouvelle, sa façon de décontextualiser le récit, son procédé onirique. Peut-être, un jour, j’écrirai un essai centré sur les nouvelles courtes de Kafka, dont on parle au fond très peu, cachées qu’elles sont derrière les romans et quelques récits phares comme La Métamorphose.
O. – Il y a dans Quelques lézardes… un sentiment de mise en scène. Dès le début, les répliques sismiques suggèrent des répliques de théâtre. D’ailleurs, le dialogue entre le narrateur et le nouveau propriétaire de son appartement pourrait être un dialogue de théâtre. Au restaurant, le héros se voit attribuer une place surélevée, « comme posée sur une scène de spectacle. » Quand donc écrirez-vous pour le théâtre ?
E. F. – J’ai toujours eu envie d’écrire pour le théâtre, et pourtant quelque chose m’a paralysé à cette idée et m’en a détourné. Un jour, quelqu’un m’a dit qu’au fond, avec mon court roman Nagasaki, j’avais écrit une pièce de théâtre ; ce n’est pas faux. Avec les outils du roman, j’avais écrit une forme de théâtre, sans m’en rendre compte. Mais je crois que pour écrire une véritable pièce de théâtre, il faut être habité par un sujet précis, qui s’y prête, dont on se représente mentalement les scènes et les dialogues avec précision. Or, cela ne m’est jamais arrivé, jusqu’à présent.
O. – Cette nouvelle, jusqu’ici inédite, est appelée à paraître au sein d’un recueil. Peut-on déjà en annoncer le titre, et avoir une idée de sa date de publication ?
E. F. – Le recueil devrait avoir pour titre Nouveaux éléments sur la fin de Narcisse (et autres récits) et paraîtra chez José Corti au premier semestre 2019.
O. – Cher Eric Faye, nous le lirons assurément ! Merci beaucoup.
Propos recueillis par Jean-David Herschel
Intéressant et brillant.