« Mon rapport au réel est toujours filtré par l’imaginaire »
Onuphrius – Marianne Desroziers, dans une nouvelle assez humoristique, Le Vice enfin puni, vous mettez en scène une femme si absorbée par ses lectures qu’elle a le sentiment – mieux, la certitude – de vivre plusieurs vies. Elle se voit successivement homme ou femme, patriarche ou jeune premier, pleutre ou aventurière… Sa méthode de lecture est d’ailleurs toute personnelle, puisqu’elle suit patiemment l’ordre alphabétique des auteurs que sa bibliothèque recèle, en espérant vivre assez longtemps pour atteindre Virginia Woolf ! (Souhaitons-lui de poursuive le voyage jusqu’à Zola.) Au passage, nous apprenons quelques-unes de ses préférences. Pour nous en tenir aux lettres A, B, C : Aymé, Borges, Calvino, Lewis Caroll, Cortazar. Cette lectrice vorace et drolatique, est-ce vous ?
Marianne Desroziers – Pendant longtemps je me suis définie avant tout comme une (grande) lectrice. Vorace : oui, je l’ai été, je le suis beaucoup moins, non que mon appétit se soit émoussé, mais j’ai maintenant besoin aussi de temps pour écrire et pour vivre tout simplement. Pendant longtemps mon écriture se nourrissait beaucoup des livres des autres. De plus en plus, elle se nourrit de ma vie et d’autres arts (cinéma, peinture, photographie). Quant à être drolatique, je crains de l’être assez peu, dans mes écrits du moins, où je confesse une attirance coupable pour la noirceur, voire le tragique. D’ailleurs, Le Vice enfin puni a un côté léger mais également dramatique, à bien y regarder.
O. – De la lecture à l’écriture, il y a un pas que vous avez franchi. La nouvelle dont nous parlions fait partie d’un recueil intitulé Lisières, beau titre qui fait référence au limites poreuses, dites-vous, « entre la réalité et l’illusion, le banal et l’extraordinaire, le monde des vivants et celui des morts. » La frontière entre réalité et surnaturel est parfois atteinte, puisque plusieurs de vos textes s’inscrivent dans le genre fantastique. De même, dans une nouvelle plus récente, L’Enfance crue, c’est un simple réveille-matin, à l’effigie du lapin d’Alice aux pays des merveilles, qui sert de pivot entre la chambre de la jeune héroïne, Ligie, et la forêt imaginaire dans laquelle elle s’engouffre. D’ailleurs, cet ailleurs onirique est ambivalent : objet de désir, il est aussi le lieu d’angoisses. Quel dessein – esthétique, narratif, émotionnel – poursuivez-vous lorsque vous entraînez le lecteur dans cet au-delà du réel ?
M. D. – J’ai un rapport très instinctif à l’écriture. Pour moi, la littérature c’est la liberté absolue. Je me laisse guider par mon envie du moment, et cela m’emmène souvent sur une piste fantastique. J’essaie de suivre chaque piste jusqu’au bout, et cela finit dans le meilleur des cas par aboutir à une nouvelle, un roman ou un poème (du poème de trois vers à celui d’une centaine de pages). Régulièrement, j’ai la prétention ou la folie de croire que quelques lecteurs curieux y trouveront un intérêt, comme un écho à leurs peines, leurs joies, leurs espoirs, leurs doutes, leurs désillusions et leurs rêves.
O. – Dans la nouvelle que vous nous proposez aujourd’hui, Le petit Landais et l’armée de tournesols, l’élément surnaturel se double d’une dimension sociale que l’on a davantage l’habitude de rencontrer dans la littérature naturaliste ou réaliste ! Pouvez-vous nous révéler la genèse de ce conte, et nous dire s’il a un quelconque rapport avec votre propre expérience, ou celle de votre famille ?
M. D. – Il est vrai que la dimension sociale n’a commencé à être présente dans mes écrits que très récemment. C’est pourtant quelque chose qui m’intéresse beaucoup. Le petit Landais et l’armée de tournesols est né d’une visite au Musée de Mont-de-Marsan. J’ai commencé à écrire l’histoire de cette sculpture qui prend vie et s’enfuit du musée. Ce n’est qu’en cours d’écriture que j’ai songé à lier ce petit garçon landais à l’histoire sociale de la région. J’ai toujours vécu dans le Sud-Ouest (aujourd’hui à Bordeaux, auparavant dans le Lot-et-Garonne), et la forêt des Landes titillait mon imaginaire. Il n’a pas été compliqué de faire des recherches sur la situation de la classe ouvrière dans les Landes à l’époque où l’artiste Wlérick réalisa la sculpture, ni d’utiliser ces éléments pour expliquer la colère du petit Landais et son désir de vengeance.
O. – Il y a un passage amusant de la nouvelle, où les autres statues du musée envient leur jeune « frère » rendu à la vie. L’enchaînement des idées est assez caractéristique d’une pensée enfantine, déliée et primesautière : « J’étais bien désolé pour elles mais je ne pouvais emmener personne avec moi. Si elles se concentraient bien, peut-être certaines sculptures pourraient-elles bouger un jour ? Enfin… pour celles qui avaient des pieds ! car pour les nombreux bustes, je ne vois pas comment cela serait possible. Etre un buste c’est être condamné à l’immobilité. » Ne faut-il pas avoir gardé une âme d’enfant, pour écrire cela ?
M. D. – Peut-être. J’ignore pourquoi, mais mon rapport à l’enfance est très fort : ma propre enfance, mais aussi les enfants et adolescents d’aujourd’hui, que je ne me lasse pas d’observer comme d’étranges petits animaux (fossé des générations oblige). Je me sens souvent du côté des enfants plus que de celui des adultes. Les enfants ont une énergie débordante, un monde intérieur très riche, leurs chagrins et leurs joies sont démultipliés. Et bien sûr, pour eux tout est encore possible, du moins en apparence…
O. – Le récit, onirique en lui-même, s’achève par une sorte de « rêve dans le rêve ». Est-ce une manière de dire que l’imaginaire est infini, qu’il existe toujours un plus haut degré de fiction ?
M. D. – Incontestablement, je crois plus que tout au pouvoir de l’imagination et aux vertus de la fiction. Mon rapport au réel est toujours filtré par l’imaginaire. L’écriture est comme un immense terrain de jeu à ciel ouvert : j’essaie d’en profiter au maximum, de ne me fixer aucune limite, de dépasser mes inhibitions. Oui, l’imaginaire est infini, et l’écriture (l’art en général) permet toutes les audaces et les inventions les plus improbables. C’est ce que j’aime à dire aux jeunes dans mes ateliers d’écriture : j’essaie de les inciter à se saisir de cette opportunité créative, à ouvrir une porte.
O. – Dans une autre nouvelle récente, Le grand départ, la narratrice est une jeune fille de onze ans, et l’ambiance est tout autre. Elle aussi a un rêve, seule issue possible du cauchemar qu’elle vit, de foyer en famille d’accueil ; ce rêve, c’est naturellement partir. On a peine à croire que le même écrivain soit à l’œuvre dans Le Petit Landais et dans Le grand départ: tout diffère – à première vue du moins –, à commencer par le style, soutenu dans l’un, malgré ses éclairs d’enfance, oral et populaire dans l’autre. Comment parvenez-vous à « changer de peau » si vite ?
M. D. – Comme nous l’évoquions, je refuse de m’enfermer dans un style, un niveau de langue, un schéma narratif ou même un genre littéraire. J’aime naviguer partout, y compris en eaux troubles. Le point commun entre ces deux nouvelles est qu’elles ont été inspirées par une œuvre. Pour Le grand départ, il s’agit d’un dessin de l’artiste Victor Soren (dont une autre œuvre illustrera d’ailleurs mon prochain recueil, à paraître en mars 2018). Pour Le petit landais, c’est la sculpture de Wlérick. Le grand départ est un hommage à Zazie dans le métro de Raymond Queneau ; j’ai écrit cette nouvelle avec en tête le film de Louis Malle et le sourire irrésistible de la petite fille sur l’affiche : c’est ce qui a imposé ce langage oral, fleuri et enfantin. C’était un peu un exercice de style, sans pour autant être un pastiche – comme j’ai pu m’amuser à en commettre par le passé (en particulier de Virginia Woolf et de Marguerite Duras).
O. – Revenons au Vice enfin puni. Une citation de Borges met la narratrice dans un état de sidération tel qu’elle se tait au beau milieu d’une phrase – ce qui produit d’ailleurs un effet comique ; vous écrivez : « Je finissais mon thé quand tout à coup. Je sais, en général on met tout sauf un point à ce moment-là, sauf que moi, c’est précisément à ce moment-là que ma vie s’est terminée. Donc point (si vous permettez). » On apprend ensuite la teneur de cette citation-choc : « La certitude que tout est écrit nous annule ou fait de nous des fantômes. » Qu’avez-vous trouvé dans ces mots qui provoque un tel effet – et qui vous pousse à les reprendre en exergue à L’Enfance crue ?
M. D. – Peut-être que je me prends parfois pour un fantôme ! Ma première nouvelle publiée en 2010 dans la revue des éditions Léo Scheer était déjà une histoire de fantôme. C’est un motif récurrent dans mes textes, y compris dans mon roman en cours. Il se trouve que j’ai commencé à écrire après un long passage à vide, suite à la mort d’un être cher. La lecture, activité pourtant solitaire, m’a permis de reprendre pied dans la vie et d’aller vers les autres, à travers la création d’un blog littéraire, puis la reprise d’une formation dans les métiers du livre et un emploi en médiathèque. L’écriture était la suite logique de ce processus de résurrection, tout en tissant un lien avec mes morts (y compris les auteurs morts), et plus largement l’invisible, l’au-delà. En ce qui concerne le fait que tout soit écrit, pour en revenir à la citation de Borgès (un auteur que je vénère), il est difficile pour un jeune auteur d’oser se lancer dans l’écriture après avoir lu Borgès, mais aussi Céline ou Proust. Alors imaginez la dose d’inconscience nécessaire pour prétendre publier, et qui plus est être lu ! Je suis donc inconsciente puisque j’écris. Mais je refuse d’être annulée, je préfère être un fantôme. Comprenne qui pourra.
Propos recueillis par Reinette Sahraoui
Lisières, éditions Le penchant du roseau, 2012.
L’Enfance crue, éditions Lunatique, 2014.
Ma mère en automne, poésie, éditions Gros Textes, coll. Alpes Vagabondes, 2017.
Blog littéraire de l’auteur : Marianne Desroziers.
Juste : l’écriture est la suite logique d’un processus de résurrection, tissant un lien avec les morts, y compris les auteurs morts, et plus largement l’invisible, l’au-delà.