Michel Lord est professeur émérite de littérature québécoise à l’université de Toronto. Entre autres revues, il prend part au collectif de rédaction d’XYZ, la revue de la nouvelle, notre grande aînée québécoise, où il écrit notamment de passionnants articles critiques et thématiques sur le genre littéraire qui nous est cher. Il connaît bien l’œuvre d’Albert Laberge, et a accepté de répondre à nos questions, ce dont nous le remercions de tout cœur.
Onuphrius – Cher Michel Lord, quand on est curieux de découvrir le naturalisme québécois, on rencontre bien vite la figure d’Albert Laberge. On est immédiatement saisi par la virtuosité du style, la profondeur des idées – lesquelles émanent des situations sans que l’auteur éprouve le besoin de les souligner explicitement –, et par l’humour, le sens de la formule, cocasse ou terrible (« il voulait de la civilité ; ça ne coûte pas cher, la civilité » ; « une hypothèque sur une terre, c’est comme le cancer ou la syphilis… »). Toutes ces qualités se déploient à longueur de pages, dans une œuvre de grande ampleur : pas moins de sept recueils de nouvelles, un roman, La Scouine, sans compter des essais. Comment donc un tel écrivain a-t-il pu être à ce point oublié ?
Michel Lord – Fort simple : à cause de la bêtise de l’époque, de son intolérance religieuse. L’Église catholique, toute puissante au Québec jusqu’en 1960, a condamné Laberge, Mgr Bruchesi, évêque de Montréal, l’accusant même de « pornographie » dans sa revue La semaine religieuse à propos d’un passage de La Scouine. Le critique influent de l’époque, l’abbé Camille Roy, allait dans le même sens. Laberge, qui avait perdu la foi à l’âge de vingt ans, et trouvait ces gens pitoyables, a néanmoins dû subir leur assauts pendant une partie de sa vie, surtout au début. Puis, on a fini par faire le silence sur cette œuvre qu’on trouvait honteuse, et on a ainsi ostracisé œuvre et auteur, car le courant des bien-pensants était dominant dans les années 1910-1940. Presque toute l’intelligentsia suivait les diktats de l’Église, à l’exception de Claude Henri-Grignon, l’auteur d’Un homme et son péché et de la série télévisée Les belles histoires des pays d’en haut (1956-1970), avec le personnage célèbre de l’avare Séraphin Poudrier. Cela n’a pas suffi.
Il y a aussi que tous les livres de Laberge (quatorze volumes) ont paru à compte d’auteur et à très petits tirages. Forcément, ça restreint la distribution, surtout que Laberge donnait ses livres et n’a jamais voulu en vendre un seul. Après les éreintements assassins du début, on n’en a plus parlé du tout. Ce n’est qu’au tout début de la Révolution tranquille (1960-1968), au sortir de la Grande Noirceur des décennies précédentes, qu’une certaine reconnaissance est venue grâce à l’écrivain et professeur de l’Université de Kingston en Ontario, Gérard Bessette, qui publie en 1962 une Anthologie d’Albert Laberge (Montréal, Le Cercle du livre de France). Ses premiers mots en préface sont éloquents : « Je tiens à l’affirmer dès le début : à mon avis Albert Laberge est de beaucoup notre plus grand nouvelliste, le seul qui atteigne parfois à la puissance d’un Maupassant, d’un Zola » (p. vii). C’est tout dire.
O. – On parle à son sujet d’anti-terroir. Quelle est donc cette affaire de terroir et d’anti-terroir au Québec ?
M. L. – C’est une longue histoire, qui commence en 1846 avec La terre paternelle du notaire Patrice Lacombe et qui se développe surtout à partir du début du 20ème siècle, et ce, jusque dans les années 1940, le mot de la fin étant donné avec Trente arpents de Ringuet, et Le Survenant de Germaine Guèvremont, deux chefs-d’œuvre qui couronnent une production romanesque abondante, surtout marquée par l’idéologie religieuse, l’orthodoxie catholique, ultramontaine, toujours dominante dans les années 1900-1940. Essentiellement, le genre du terroir se développe autour d’une maxime : hors de la terre, point de salut. Les romans – car le corpus est massivement composé de romans, mais il y des nouvelles aussi – campent une famille de cultivateurs, qui n’a souvent que deux enfants – alors que les vraies familles en avaient à la douzaine –, dont l’un, attiré par l’Ailleurs, l’aventure, la ville, les États-Unis, et dégoûté par la campagne, quitte la terre paternelle. Les parents vieillissent, et le fils fidèle ne fournissant pas à la tâche, on doit vendre la maison, quitter la terre et croupir en ville, jusqu’au moment où le fils prodigue revient. Alors on peut revenir sur la terre. Le bonheur revient. Les modèles varient bien évidemment, mais grosso modo, il fallait que le roman du terroir soit peu ou prou roman à thèse, pour inciter les paysans à rester sur la terre, à l’ombre d’un clocher, avec son curé omnipuissant, véritable représentant de Dieu sur terre, parfois thaumaturge.
On voit tout de suite le pavé dans la mare que représentait La Scouine et les nouvelles de Laberge qui, loin de faire la louange de la terre, en montraient les horreurs, les misères, ce qui explique l’opposition féroce de l’institution religieuse qui, trop souvent, tenait lieu d’institution littéraire.
O. – Dans Le Notaire, Albert Laberge compose un tableau pittoresque de son temps : le maître de poste, notable local qui réclame de la déférence, mais qui se soumet à l’autorité d’un prêtre aux principes rigides, des domestiques dévouées et quelque peu hébétées ; puis une phrase finale magistrale dans sa cruauté en creux – magistrale dans ce qu’elle tait : quelle place peut avoir la passion charnelle entre deux êtres que si peu d’élan attire l’un à l’autre ? Laberge appuie là où cela fait mal ; en bon naturaliste, il montre la réalité sans fard. Et à la fois, on sent une profonde compassion à l’égard de ses personnages. Or il se trouve que, pour notre chance, vous aviez mis cette nouvelle au programme de votre cours, il y a quelques années. Elle figurait dans une anthologie de la nouvelle québécoise, et vos étudiants l’avaient choisie unanimement parmi toutes les autres pour en approfondir la lecture. Pourriez-vous nous faire partager un peu ce que cette nouvelle vous inspire ?
M. L. – L’œuvre de Laberge est fort variée, le plus souvent très noire, plus encore que ce qu’on trouve dans les romans des frères Goncourt ou les nouvelles de Maupassant, par exemple ; mais dans Le Notaire, on a affaire à de l’ironie, du sarcasme, et l’effet au bout du compte est plutôt « comique », parodique en tous les cas. L’athée qu’était Laberge se moque ici à la fois d’un prêtre – péché mortel pour l’époque – mais aussi de l’institution d’un sacrement, le mariage. Je ne sais pas s’il fait preuve d’une « profonde compassion à l’égard de ses personnages », je ne le crois pas. Pas envers le curé, c’est sûr. Envers le « notaire » et ses deux servantes ? Il les montre plutôt ahuris, stupéfaits, et il est vrai qu’on le serait à moins si l’on avait à faire face à un prêtre qui vous force à vous marier sans que l’amour ait un rôle à jouer. Ils sont les jouets de cet homme – dont le type a dû exister pour vrai au Québec, et sans doute ailleurs dans la chrétienté – ; mais en même temps, on voit bien par le finale que le mariage n’a rien changé. On se débarrasse du dentier et du corset et on se couche sans autre forme de procès.
O. – Nous voudrions formuler ici le vœu que le public redécouvre cet écrivain passionnant. Mais comment s’y prendre ? Existe-t-il une édition intégrale de l’œuvre ? Faut-il mettre bout à bout des volumes séparés ? Égrener les bouquinistes ? Ou encore se résoudre à l’idée qu’une partie de l’œuvre soit irrémédiablement perdue ?
M. L. – À part La Scouine, toujours disponible, il n’existe à ma connaissance que l’Anthologie… de Bessette dont j’ai parlé. Elle n’a jamais été rééditée et est sans doute épuisée depuis longtemps. C’est donc dire que ce début de reconnaissance n’a rien changé. L’œuvre n’est pas perdue toutefois, car il subsiste des exemplaires dans certaines bibliothèques québécoises et canadiennes. Il y aussi la Bibliothèque nationale du Québec :
(http://www.banq.qc.ca/documents/collections/collection_patrimoniale_quebecoise/archives_privees/239601.pdf?language_id=3).
Tout reste à faire et je vous avoue que j’ai souvent pensé à préparer une édition de ses recueils. Peut-être que, la retraite aidant, je devrais m’y mettre ?
O. – À cette question, nous ne saurions répondre autrement que par un oui franc et massif : let it be the will of the Lord.
Propos recueillis par A. B. C. Noun
Michel Lord est notamment l’auteur de Brèves implosions narratives. La nouvelle québécoise 1940-2000, Québec, Éditions Nota bene, coll. Sciences humaines, Littérature, 340 p.
Très intéressant entretien. Je vous remercie.