N°11 – La dernière touche

Vincent Engel

     La nouvelle que nous vous proposons aujourd’hui a pour auteur Vincent Engel, écrivain belge né en 1963 à Uccle. Quand on considère son abondante bibliographie, qui comprend près de vingt romans, quatre recueils de nouvelles, dix essais – dont un sur le genre de la nouvelle au tournant du 21ème siècle – et des pièces de théâtre, on se dit que, finalement, vingt-quatre heures quotidiennes suffisent à produire beaucoup. Non content de cette ardente activité d’écrivain, Vincent Engel enseigne la littérature à l’Institut des Hautes Etudes des Communications Sociales de Bruxelles et à l’Université catholique de Louvain, et consacre ses heures de reste à la presse écrite et audiovisuelle.

     Tant dans ses essais que dans ses œuvres de fiction, le peuple juif, le génocide et la Seconde Guerre mondiale sont des thèmes récurrents. La nouvelle que voici participe de ce questionnement, auquel elle associe brillamment deux autres motifs : l’art et l’amitié. Après avoir lu cette histoire, illustrée par Rivka Tsinman, ne manquez pas l’entretien qui lui fait suite, où l’auteur nous révèle une part de son inspiration.

Jean-David Herschel

 

LA DERNIÈRE TOUCHE

 

À la mémoire de Paul Vankerkhoven

« Il n’y a que le dernier coup de pinceau qui compte (…) Personne ne nous sait gré de ce qui est dessous. »

Balzac, Le chef-d’œuvre inconnu

     Il y a des choses étranges qui se passent pendant les guerres. Il s’en passe tous les jours, me direz-vous, mais pendant un conflit, c’est… comment dirais-je ? C’est comme si l’étrangeté était amplifiée par les échos sinistres et meurtriers qui découpent l’horizon de la peur. Cela peut tenir de l’univers des fables – lesquelles sont souvent tissées de violence – à cette nuance près qu’il paraît malaisé de tirer des morales dans un contexte qui en semble à ce point dépourvu – sinon celle de l’héroïsme et de l’abnégation. Et voilà des vertus dont on peut espérer qu’elles soient un jour inutiles.

     L’agneau dormant entre les pattes du lion est une fable qui prête à sourire : on devine combien le sommeil du plus faible doit être agité. Et je n’oserais appliquer au récit qui suit une telle image, car cela se passe en un temps où la réduction de certains êtres au rang d’animal inférieur ne tenait en rien de la littérature – et surtout pas de la fable.

     Johann von Rimstel était un officier allemand de la vieille école et d’antique tradition. Un peu trop jeune pour avoir connu personnellement l’humiliation de la défaite, en 1918, il avait eu sa jeunesse pour rêver du jour où l’Allemagne se redresserait. Sans croire dans le mirage frêle de Weimar ni dans les vociférations de celui qu’il prenait pour un clown sans talent, il n’adhéra à aucun parti et choisit de gravir patiemment les échelons de cette minuscule armée concédée à l’Allemagne par le détestable traité de Versailles. Il observa, ironique, la montée du fascisme, moquant autant les gesticulations frénétiques des nazis que l’incapacité où se trouvaient les autres forces politiques, allemandes et étrangères, d’enrayer cette ascension.

     Par-dessus tout, von Rimstel était amateur de peinture, particulièrement de ce mouvement expressionniste que Hitler et les siens semblaient à ce point détester. Peu sensible aux préjugés qui, dans son pays, prenaient pourtant une consistance sans cesse plus inquiétante, au demeurant peu conscient de la réelle portée de ce danger montant, il fréquentait les peintres qui, juifs pour la plupart, illustraient cette école que d’aucuns – qualifiés d’abrutis par von Rimstel – déclaraient dégénérée.

     Il s’était lié avec l’un de ces peintres, Moses Bubstein. Celui-ci vivait seul, dans un minuscule appartement du quartier juif de Berlin, à quelques distances de la somptueuse demeure dont l’Allemand avait hérité. Le logement de Moses était encombré de toiles, de chevalets et de matériel de peinture, et l’on n’aurait pu dire où l’artiste trouvait une place pour s’étendre la nuit. La maison de Johann, en revanche, était grande et glacée, meublée avec parcimonie et goût, ornée de tableaux de toutes les époques, collectionnés par ses ancêtres. Mais les deux célibataires s’entendaient à merveille : si von Rimstel avait sur Bubstein l’ascendant de son cynisme et de sa force, Moses détenait la suprématie de la création. L’officier était un homme magnifique, conquérant ; Moses était une ombre dont la laideur, selon un mot d’esprit que von Rimstel se plaisait à répéter, devait, à elle seule, avoir inspiré le mouvement expressionniste.

     – Votre Dieu a bien créé l’homme avec de la boue ! Cet art vous est resté…, moquait-il.

     Quand Moses lui rétorquait que ce Dieu était aussi le sien, il réfutait l’argument ; von Rimstel n’avait d’autre dieu que sa volonté et son désir. Et il refusait de croire, comme le peintre, que cette volonté serait impuissante contre ceux qui étaient en train de prendre le contrôle de son pays.

     – Ce Dieu est aussi le tien…

     Moses était un Juif comme il commençait à s’en trouver de plus en plus : athée, détaché de sa communauté, soucieux de se fondre dans ce pays qui, jusqu’il y a peu, avait semblé plutôt hospitalier à ses coreligionnaires. Ses parents, à grand-peine, s’étaient, selon les mots de son père, « extirpés » du ghetto des coutumes et des rituels, même si leur impécuniosité les avait tenus confinés dans le ghetto de pierre ancestral.

     Bubstein n’était pas le plus connu des expressionnistes allemands. Pour tout dire, il pratiquait la discrétion comme un second art. Il peignait lentement, restant parfois des heures devant sa toile à rêvasser. Il maniait le pinceau avec une parcimonie à la fois inquiète et gastronome. Surtout, il ne supportait pas de vendre ses toiles, sinon parfois à Johann von Rimstel – chez lequel il pouvait se rendre quand il le voulait pour revoir ses enfants. Johann moquait en lui ce côté yiddish mome, mère juive envahissante qui refusait la liberté à sa progéniture de toile.

     Solitaires tous deux et tous deux infiniment secrets, ils n’avaient jamais attiré l’attention ni sur leur personne ni sur leur relation amicale qui, avec le temps, aurait dû causer des ennuis à l’un et à l’autre.

     Le 30 janvier 1933, jour sombre s’il en fut dans l’histoire de l’Allemagne, de l’Europe, de l’Humanité, von Rimstel se rendit comme de coutume chez son ami. Une seule chose différait de ses habitudes : il portait son uniforme et avait déjà bu. Moses fut surpris de le voir.

     – Je ne pensais pas que tu viendrais. Je veux dire : que tu viendrais encore. N’es-tu pas au courant de ce qui est arrivé aujourd’hui à ton pays ?

     – Ce pays est aussi le tien !

     – Tu sais que je n’ai d’autre terre que ma foi et mon art. Je n’ai plus de foi et mon art ne vaut pas lourd face à ceux qui te commandent à présent.

     – Personne ne me commandera au-delà de ce que je puis accepter ; quant à ton art, laisse-moi en évaluer le poids et la valeur.

     Von Rimstel déboucha une bouteille de schnaps qu’il avait apportée et en vida un tiers.

     – Et puis, je suis venu en ce jour grotesque te passer une commande, pour te prouver mon amitié, ma bonne foi et ma force.

     Moses le regarda de travers, derrière le goulot auquel il aspira à son tour une large gorgée.

     – Je veux que tu me peignes un portrait.

     – Un portrait ? De qui ; de toi ?

     – Non, pas de moi. De lui.

     Moses mit plusieurs semaines avant de se rendre compte que la demande de son ami n’était pas une boutade de mauvais goût. Il faut dire que, durant cette période, les discussions en Allemagne, et surtout dans les quartiers juifs, n’étaient pas prioritairement dédiées à l’art. Johann lui-même fut pris par les bouleversements que l’arrivée au pouvoir de Hitler occasionna dans l’armée. On aura compris qu’il n’aimait pas le Führer et qu’il n’épousait pas son idéologie ; mais sa discrétion se mâtinait d’indifférence, ou plutôt de mépris – ce qui expliquait sans doute la commande insolite. Hitler passerait, von Rimstel resterait – et avec lui, Moses et son art.

     – Tu es fou, Johann. Je crois que je ferais mieux de fuir ce pays qui enfante des monstres comme celui que tu souhaites me voir peindre et comme celui qui m’en passe la commande.

     Mais Moses était dominé par son art. Von Rimstel se montra tenace et sut réduire, une à une, toutes les objections du peintre.

     Von Rimstel l’assura tout d’abord qu’il n’avait rien à craindre : il le protégerait. Si cela s’avérait nécessaire, le peintre emménagerait chez l’officier et personne n’en saurait jamais rien. Ensuite, s’il ne fallait pas, évidemment, s’attendre à ce que Hitler acceptât de poser pour un artiste juif, Johann attendait de son ami un portrait de l’âme du dictateur – et pour cela, Moses n’avait nullement besoin de se retrouver face à son modèle.

     Il finit donc par se mettre au travail. Tout de suite, il constata l’énormité du projet et voulut renoncer après quelques semaines. Johann, une fois encore, tint bon ; il passait tous les jours avec une bouteille de schnaps vérifier l’avancement des travaux et encourager Moses.

     – À quoi bon, Johann ? C’est de la folie… Crois-tu qu’un tableau puisse avoir le moindre pouvoir contre un tel…

     Mais déjà les mots le fuyaient. Quand il pensait à Hitler, le peintre voyait jaillir des couleurs, des lambeaux d’images. Et bien qu’il s’en défendît, il ne put bientôt plus se détacher de ce dessein.

     Il fallut du temps, que Hitler mit autrement à profit. Le portrait que Moses présenta, épuisé, à son ami, était très proche du Cri de Munch. Johann le fit remarquer et Moses dut convenir d’un fait dont il n’avait pas eu conscience durant les longs mois qui avaient été nécessaires à l’achèvement de cette toile. Il n’en fut que plus abattu, mais Johann ne l’entendait pas ainsi.

     – C’est excellent ! Pour un premier coup, c’est un coup… douloureux ! Je ne sais pas si tes tableaux tueront Hitler mais… ils disent une vérité. Et la vérité trouve toujours son chemin, n’est-ce pas ?

     – Mes tableaux ? répondit Moses, peu convaincu. Pourquoi en parles-tu au pluriel ?

     – Il s’agit d’un essai. Tu vas poursuivre. Tu dois – tu peux aller plus loin. En attendant, j’emporte ce tableau chez moi et tu vas l’y suivre. Vous y serez en sûreté, et tu pourras travailler tranquillement.

     À nouveau, Moses se cabra, prétendit qu’il allait partir ; mais il était ferré. Il suivit sa toile et son ami, et s’installa, au secret, dans la vaste maison de l’Allemand, après avoir donné à son propriétaire toutes les indications nécessaires pour faire croire à un exil définitif.

     Les semaines poussèrent les mois, lesquels égrenèrent leurs lois antijuives de plus en plus inquiétantes. Caché dans l’appartement de von Rimstel, Moses n’en avait vent qu’indirectement. Plus encore que l’isolement physique, dont il ne souffrait d’ailleurs pas, c’était son labeur qui l’éloignait du monde. Les ébauches de toile se succédaient, qu’il détruisait tôt ou tard dans des accès de rage qui amusaient Johann.

     – Courage, mon ami, courage ! Du travail, toujours du travail… Tu y arriveras, j’en suis sûr.

     – Je n’y arriverai jamais. Je comprends maintenant pourquoi notre tradition nous interdit de représenter Dieu ; et cela vaut pour Lucifer.

     – Tu fais trop d’honneur à ce gnome. Hitler ne porte aucune lumière.

     Mais il entraînait les ténèbres et, qu’il le voulût ou non, Johann y jouait sa partie. Il dut adhérer au parti national-socialiste pour assurer sa place et son avancement dans une armée qui reprenait rapidement force et confiance.

    – Cela ne veut rien dire, pour moi, expliqua-t-il à Moses, terrifié par cette nouvelle.

     – Pour toi peut-être…

   – Peins, Moses ! Qui sait si toi seul n’as pas le pouvoir de nous libérer de cet individu !

     Dehors, dans le pays et bientôt dans l’Europe, les nazis brisaient les digues. Leurs éclats de cristal rougis allumaient un kaléidoscope de terreur ; et pendant ce temps, reclus chez un officier allemand – à présent colonel –, Moses Bubstein, peintre dégénéré, poursuivait une noire chimère. Il avait l’impression d’œuvrer à l’enfantement d’un nouveau Golem.

     La tension gagna le refuge des deux amis – l’étaient-ils encore, d’ailleurs ? Ils n’auraient su le dire et ne se posèrent pas la question. Le portrait n’avançait pas. Moses peignait puis détruisait. Johann n’avait plus le temps de rien voir. La guerre éclata. Le colonel von Rimstel fut toujours moins présent, mais il s’arrangea pour que Moses pût poursuivre sa tâche sans être dérangé ou inquiété. Quand il revenait, pour une brève permission, sanglé dans son uniforme vert, il descendait dans le sombre atelier aménagé dans la cave que Moses ne quittait plus. Le peintre, amaigri, émacié, le saluait de loin et lui interdisait d’avancer, de voir la toile posée sur le chevalet. Un jour, excédé, l’officier lui lança, noire prophétie :

     – Dépêche-toi, Moses. Dehors, le monde devient plus terrifiant que le plus terrifiant de tes tableaux, plus horrible même que le pire de tes cauchemars.

     – Pourquoi t’en remets-tu à moi, Johann ? Où est ton pouvoir ? Tu disais que personne, pas même Hitler, ne ferait plier ta volonté ; et regarde où tu en es, aujourd’hui. Qu’es-tu en train d’accomplir ? Est-ce encore ton destin, ou celui d’un autre ?

     Le visage du militaire se durcit.

     – Je te sauve ! C’est déjà une victoire.

     – Crois-tu vraiment que cela sauvera le monde ?

     – Du moins aurai-je déjà préservé ton art.

     De loin, dans la pénombre, les deux hommes s’affrontèrent du regard.

     – Peins ! rompit Johann qui repartit en guerre.

     Moses sut alors quel tableau, depuis près de dix ans, couvait dans ses pinceaux, le portrait que, jusqu’à présent, il avait refusé d’affronter. Il se mit à peindre furieusement.

     Vers la fin janvier 1942, la toile fut achevée. Johann, qui n’était plus passé dans l’atelier depuis plus de dix semaines, ne crut pas tout de suite ce qu’il entendait.

     – Tu peux venir, Johann, c’est fini.

     Moses recula de sept pas et indiqua la toile qui tournait le dos à l’Allemand. Von Rimstel allait enfin pouvoir contempler le portrait du Führer, de la vérité du Führer. À pas lents et cérémonieux, il s’avança ; après une ultime hésitation, il pivota d’un bloc vers le chevalet. Quelques secondes d’incrédulité ; les mâchoires de Johann se crispèrent, son regard se fit d’acier meurtrier. Devant lui, sur la toile, déformé par l’imaginaire du peintre, c’était son visage qui le contemplait, avec ce sourire ironique qui se moquait du monde mais se pliait aux lois dont il se croyait libre.

     – Tu n’as pas le droit…

     Les mots grincèrent comme des culasses. Dans son dos, le Juif ne baissa pas la tête. Une infinie tristesse s’empara des deux hommes.

     – Toutes les vérités, sans doute, ne sont pas bonnes à peindre, murmura Moses. Je n’ai fait pourtant que respecter ta volonté et nos commandements. L’art ne sauve pas le monde dans l’immédiat.

     Le lendemain matin, l’officier chercha en vain le peintre. Il apprit ensuite que Moses s’était livré le soir même à la police. Celle-ci l’avait longuement torturé, furieuse qu’un Juif ait pu survivre, jusqu’à cette date et à leur insu, au cœur de Berlin. Mais Moses ne divulgua rien de son secret et, cinq jours plus tard, « profita » en priorité du nouveau programme destiné à ses coreligionnaires et mis au point par Hitler quelques jours auparavant.

     Johann von Rimstel ne broncha pas, n’essaya pas de sauver Moses Bubstein. Avant de partir pour le front de l’Est, il cacha les deux portraits avec les plus précieuses – et les plus compromettantes – pièces de sa collection, dans un réduit scellé dans le mur. Il mourut quelques mois plus tard à Stalingrad.

     Quelques années après la guerre, un pays occidental racheta pour une croûte de pain sa maison, relativement épargnée par les bombardements, afin d’y établir son ambassade. Durant les travaux, on découvrit la cachette. Alerté, l’ambassadeur assista à l’ouverture du tombeau ; précautionneusement, les ouvriers en extirpèrent des cadres moisis où ne pendaient plus que des lambeaux de toile noircis.

Vincent Engel

 

Conversation avec Vincent Engel

« Dans de telles périodes, quoi que l’on imagine, cela a pu se passer. »

Onuphrius – Cher Vincent Engel, nombre de vos écrits, qu’il s’agisse de romans, de nouvelles ou d’essais, sont hantés par la Seconde Guerre mondiale et par le génocide des Juifs, mais aussi par les Juifs en eux-mêmes, et par le judaïsme. Voilà qui nous intéresse, nous qui éditons cette revue depuis Jérusalem. Est-il indiscret de vous demander ce qui vous attache tant à ces sujets ?

Vincent Engel – Mon père vient d’une famille juive polonaise. Il a pu quitter la Pologne avant la guerre pour faire ses études en Belgique. Il a ensuite combattu dans les forces belges de la Royal Air Force, mais toute sa famille, sauf un frère, a péri dans les camps. Il était totalement athée et a épousé une goy (mais elle-même descendante en filiation maternelle d’une juive convertie, son arrière-grand-mère, par laquelle je remonte aux Oppenheim et à Felix Mendelssohn…). Je suis revenu au judaïsme quand je suis entré à l’université, mais jamais religieusement. J’ai publié plusieurs essais sur l’œuvre d’Elie Wiesel et sur la problématique des camps, qui reste un de mes sujets de réflexions privilégiés. J’ai écrit un roman sur le sujet, comme je l’ai vécu avec mon père : un survivant qui ne parle pas et refuse de parler de ce qu’il a vécu. J’ai collaboré à la revue Regards du CCLJ1 et j’ai d’ailleurs écrit la biographie de David Susskind. Je me sens tout à fait juif et tout à fait athée, comme mon père.

O. – La nouvelle est un genre que vous pratiquez depuis les années 80. Plusieurs recueils ont vu le jour, mais vous avez souhaité offrir aux amateurs du genre une autre forme de lecture, en créant, à la façon d’un moderne Décaméron, votre Apiroméron. Pouvez-vous apprendre à nos lecteurs en quoi cela consiste, et ce qui motiva cette ambitieuse construction, par nature destinée à rester inachevée ?

V. E. – J’ai effectivement consacré beaucoup de temps, comme auteur et comme chercheur à l’université, au genre de la nouvelle. C’est le hasard qui a décidé, comme souvent. Je n’ai jamais été un défenseur de la nouvelle : j’aime la fiction, j’adore inventer et raconter des histoires. Si mon premier livre de fiction publié est un recueil, c’est le hasard des rencontres (en l’occurrence, j’avais été lauréat du concours RFI et, dans la foulée, invité au festival de Saint-Quentin, où j’avais rencontré un jeune éditeur québécois qui ne publiait que des nouvelles – L’Instant même).

     J’ai ensuite projeté un Décaméron démesuré, que j’ai écrit d’ailleurs. Il faisait (et fait toujours, mais ce manuscrit ne sera jamais édité, et fut la cause de ma rupture avec Fayard) mille six cents pages ; et, s’il épousait la structure du Décaméron de Boccace, il avait pour particularité de mélanger absolument tous les genres, y compris des recettes de cuisine, des blagues et des haïkus.

     Par ailleurs, j’ai rassemblé toutes les nouvelles que j’ai écrites pour les mettre en accès gratuit sur un site, l’Apiroméron. « Décaméron » signifie : dix jours. Apiroméron est un néologisme inventé avec l’aide d’un collègue en langues classiques, qui signifierait : « un nombre indéterminé ou infini de jours ». Comme les éditeurs ne publient plus ou peu de nouvelles, parce que cela ne se vend guère, j’ai préféré les offrir de cette manière aux lecteurs.

O.  Dans La dernière touche, que nous avons l’honneur de présenter aujourd’hui, vous mettez en scène l’amitié singulière et dramatique de deux personnages que tout destinait à opposer : un officier de la Wehrmacht et un peintre juif de l’école expressionniste. Ce qui les réunit, c’est l’art. Le paradoxe est que le colonel von Rimstel croit au pouvoir rédempteur de l’art, tandis que le peintre Bubstein est bien plus pessimiste. D’où procède l’idée de cette curieuse amitié, qui lie les deux héros de l’histoire ?

V. E. – J’ai beaucoup étudié (et étudie encore) la Deuxième Guerre, et en particulier la Shoah. Je suis convaincu que, dans de telles périodes, quoi que l’on imagine, cela a pu se passer. La réalité est toujours plus forte que la fiction. Cette nouvelle m’a été inspirée par un fait réel, que m’a raconté la personne à qui la nouvelle est dédiée, Paul Vankerkhoven : dans un magnifique hôtel de maître de Bruxelles, en faisant des travaux, on a découvert une cachette, entre deux cloisons, dans laquelle se trouvaient de nombreux tableaux : mais on n’a jamais su de quels tableaux il s’agissait, car le temps et l’humidité les avaient totalement détruits, ne laissant que les cadres.

« Le regard des autres et les circonstances nous déterminent plus sûrement que nos choix. »

O. – Il reste bien du mystère à l’issue de cette lecture : pourquoi Bubstein enferme-t-il dans une sorte de déterminisme nazi von Rimstel, qui n’avait pourtant pas craint de se mettre lui-même en danger pour sauver l’artiste qu’il admirait ? Pourquoi refuse-t-il finalement d’être sauvé, se précipitant dans sa perte ? Et pourquoi l’officier tient-il avec tant d’acharnement à ce que son ami peigne, jusqu’au bout de ses forces ?

V. E. – Dans le prolongement de la question précédente, j’ajouterai que je suis aussi fasciné par les tours et détours de l’âme humaine. Lorsque j’ai écrit cette nouvelle, j’en avais encore une connaissance partielle, qui s’est approfondie depuis. Ce qui nourrit l’affection, les liens, la manipulation etc., est infini. Proust disait qu’il y a moins d’idées que d’hommes ; mais ce qui nous rattache aux autres et les combinaisons de ces liens sont sinon infinis, du moins innombrables.

     Le regard des autres et les circonstances nous déterminent plus sûrement que nos choix. J’en suis convaincu. Malheureusement.

O.  Dans une autre de vos nouvelles, Au cœur de l’esprit2, Jean Wiston, professeur de philosophie « aryen », voue, lui aussi, une admiration passionnée à un créateur juif, le philosophe Herman Hacher. Mais alors que Bubstein et von Rimstel se côtoient, boivent ensemble et discutent – parfois très vigoureusement –, Wiston ne possède, pour connaître Hacher, que son œuvre. Autre différence : plus Wiston fréquente les manuscrits du philosophe, plus il se rapproche de lui en esprit, au point qu’un certain mimétisme apparaisse à la fin de la nouvelle. Dans La dernière touche, au contraire, le fossé se creuse entre les deux protagonistes…

V. E. – Au cœur de l’esprit est inspiré d’un fait réel, mais qui s’est déroulé durant la Première Guerre : le sauvetage des archives de Husserl par un professeur à l’université de Louvain (où j’enseigne par ailleurs). J’ai transposé cela dans la Deuxième Guerre. Pour le reste, je renvoie aux réponses précédentes : si je devais raconter la même histoire, je ne l’aurais pas fait !

O.  Finalement, von Rimstel a échoué à préserver l’art de Bubstein : comme dans l’hôtel de Bruxelles, il ne restera que des lambeaux de ses toiles. La dernière touche est-elle un texte entièrement désespéré ?

V. E. – Camus écrit qu’il reste aujourd’hui un choix pour l’homme : être un pessimiste qui rit ou un optimiste qui pleure. Je suis un pessimiste qui rit.

Propos recueillis par Fantine Briochard

 

On consultera avec profit le site Internet de Vincent Engel ; et l’on découvrira avec bonheur sa luxuriante collection de nouvelles : l’Apiroméron.

Le dernier roman de l’écrivain a pour titre Alma Viva, publié aux éditions Ker (2017).

1 Centre Communautaire Laïque Juif, de Belgique.

2 Consultable à l’adresse : http://www.apiromeron.eu/11-au-coeur-de-lesprit