Conversation avec Stéphane Rosière

Onuphrius – Stéphane Rosière, vous écrivez non seulement des nouvelles, mais des poèmes et des romans. Quelle place la nouvelle occupe-t-elle dans votre création, et quels efforts particuliers ce genre requiert-il de vous, par rapport à d’autres modes d’expression ?

Stéphane Rosière – Poser la question des « autres modes d’expression » paraît un point de départ à la fois difficile (le sujet est vaste) mais nécessaire. Je suis animé depuis toujours par l’envie de créer. Lorsque j’avais dix-huit ans, fan de cinéma, je voulais devenir cinéaste, mais l’aspect technique et les difficultés des montages financiers m’ont vite refroidi ; à vingt ans, je suis devenu bassiste dans un groupe de rock (un rock alternatif marqué par l’influence du punk et du krautrock allemand – répétitif et halluciné). Finalement, j’ai tout laissé tomber pour reprendre mes études et, à l’âge de vingt-six ans, alors professeur de lycée, j’ai décidé d’écrire. Je n’avais besoin d’aucun outil : du papier et un stylo suffisaient. Cette simplicité technique (apparente) m’enchantait. Et puis, j’écrivais depuis l’âge de douze ou treize ans, ce n’était donc pas vraiment un point de départ, mais une sorte de confirmation.

     C’est d’abord la poésie qui s’est imposée. Je recherchais l’hallucination, le flash métaphysique, l’humour et la folie tout à la fois. Les années sont passées et, dans la trentaine, j’ai voulu me rapprocher du monde réel, du concret, et surtout des autres. C’est ainsi que, tout en continuant à écrire de la poésie, je me suis mis à la prose. La nouvelle s’est imposée comme un genre « ramassé », dense, qui me convenait bien. Mes premières nouvelles ont été publiées dans les années 1990. J’ai poursuivi ce genre jusqu’à aujourd’hui. Une douzaine de mes nouvelles ont été publiées.

     Pour le roman, c’est dans les années 2000 que j’ai souhaité aborder ce genre ; j’avais plus d’expérience et de choses à dire, je me sentais prêt. J’ai achevé quatre romans. Le roman demande beaucoup de temps, la nouvelle permet tout de même de dire des choses tout en étant moins chronophage. À ce jour, c’est dans ce genre que j’ai été le plus publié. Est-ce là que je suis le plus à mon aise ? Je n’en sais rien. J’ai souvent l’impression d’être Steiner, le poète de Dolce Vita, « professionnel chez les amateurs et amateur chez les professionnels ». En décalage avec mes aspirations comme avec mes contemporains.

O. – Parmi les nouvellistes français ou étrangers, d’hier et d’aujourd’hui, en est-il qui comptent particulièrement pour vous, qui sont une source d’inspiration ?

S. R. – Les nouvelles de Dino Buzzati (Le K) furent certainement marquantes ; je pourrais citer aussi Julio Cortázar (Tous les feux le feu) ; pourtant, je me considère surtout comme influencé par le roman. Je lis plus de romans que de nouvelles et certains romans furent des séismes intérieurs : ceux de Marguerite Duras furent, dans ma vingtaine, une source de réflexions profondes ; La Montagne de l’âme de Gao Xingjian (auquel j’ai emprunté l’usage du « tu » dans deux de mes romans) m’a aussi marqué, tout comme Emmanuel Carrère (Un roman russe, L’adversaire, Le Royaume – une écriture maîtrisée au point de devenir invisible), Patrick Modiano (La place de l’étoile), Romain Gary (Les promesses de l’aube, La vie devant soi), Imre Kertész (la première partie du Refus constitue selon moi un sommet de la littérature mondiale – la thématique du refus des éditeurs étant aussi importante chez moi : voir la nouvelle/poème Le poète médiocre publiée en 2001 dans la revue Rue saint Ambroise) ; plus récemment, j’ajouterais à cette liste Roberto Bolaño et Les détectives sauvages.

O. – La nouvelle que nous proposons aujourd’hui à nos lecteurs, Pourquoi je n’ai jamais lu Spinoza, avec toute sa drôlerie, n’en constitue pas moins une réflexion sur l’identité, et sur le sens de celle-ci : est-elle un fait biologique, culturel, est-ce l’expression d’une pratique religieuse ? Pourquoi avoir choisi l’identité juive, pour être le ferment de cette réflexion ? Y a-t-il, dans votre propre histoire, un lien particulier avec le judaïsme ?

S. R. – L’histoire racontée ici est vraie – dans ses grandes lignes au moins – et s’il existe chez certains la possibilité d’une île, dans la famille, il existait cette possibilité juive. C’est donc bien dans ma propre histoire, celle de ma famille, qu’existait ce lien avec le judaïsme, mais un judaïsme reconstruit de bric et de broc, imaginaire. Suffisant néanmoins pour créer l’empathie, l’intérêt et prémunir de nombreux virus mentaux comme l’antisémitisme ou le racisme d’une façon générale. Les images d’archives de la libération des camps par les alliés en 1945, avec leurs amoncellements de corps poussés au bulldozer, ont constitué une sorte de matrice, un vaccin contre l’intolérance.

     Je reste persuadé que l’identité est un construit, un produit fabriqué à chaque génération. J’en ai été frappé en Europe centrale, que j’ai longtemps arpentée (c’est le sujet de mon premier roman : Ta mission), où la détestation des peuples voisins est une étrange affaire — la plupart des habitants de ces pays n’ont eu ni leur de Gaulle ni leur Adenauer. Ils restent prisonniers de haines qu’ils considèrent comme ataviques, sans se rendre compte que ce sont eux qui, chaque jour, recréent cette histoire duale (les bons, les méchants), qui donnent vie à ces haines fabriquées autrefois, qui reproduisent un récit de rejet comme s’il était leur seul bien. L’attachement à ces haines recuites est étonnant.

O. – Le questionnement sur l’identité semble être aussi, dans cette nouvelle, le lieu, voire le prétexte d’un conflit entre le narrateur et ses parents. Comme si être juif était, pour votre héros, un défi à leur égard, et la façon la plus éclatante d’affirmer son indépendance…

S. R. – Il y a effectivement un conflit latent entre le narrateur et ses parents à propos de cette « possibilité juive ». À noter que la mère elle-même, qui porterait cette origine, ne s’en glorifie pas. On peut donc considérer que c’est – dans la nouvelle au moins – le narrateur qui fait sienne cette origine dans le but de se distinguer des autres – sans doute se sent-il précisément à part, différent de sa famille et, au-delà, de ses contemporains. Cette volonté d’être autre reste un leitmotiv dans mon travail d’écriture. Elle se concrétise ici autour de la judaïté, mais elle aurait pu avoir comme fondement la toxicomanie, le gauchisme ou l’homosexualité – autant de positionnements à rebours dans une famille qui s’affirme de droite et « traditionnelle ».

O. – L’ambiance de ce texte est largement imprégnée de l’époque où l’action se situe : 1978, la drogue, le rock. La musique semble beaucoup compter pour vous, puisque vous avez participé à des lectures en compagnie d’instrumentistes. Aimeriez-vous un jour conter de façon plus systématique, mais toujours sur le mode de la fiction, la chronique de ces années punk et new-wave ?

S. R. – Effectivement, la musique compte beaucoup pour moi, c’est pourquoi j’en écoute peu. Elle est trop importante pour être galvaudée en passant toute la journée. Sans silence(s), la musique ne vaut rien. Je le disais, j’ai été bassiste (vraiment amateur) et j’achète toujours des disques (vinyles) avec plaisir. J’écoute de tout et tout m’intéresse : le classique, la musique contemporaine, la « world-music », la pop ou la techno. J’aime le talk-over, lire avec un fond musical ; j’ai fait beaucoup de lectures à Paris de cette façon. J’ai aussi travaillé avec des musiciens (je citerai surtout Manuel Bienvenu qui m’a accueilli – lisant mes propres textes, autant de nouvelles en fait – sur chacun de ses disques) ; j’ai écrit de nombreuses paroles de chansons (en français surtout, mais j’ai peu rencontré de chanteurs que ce matériau intéresse : la plupart chantent en anglais, ce qui m’attriste parfois. Avis aux amateurs, en tout cas !).

     Dernier point concernant la musique et qui corrobore votre intuition : je suis en train de corriger un nouveau roman qui se déroule dans les années 1970 et dont les personnages sont les popstars de l’époque, décédées d’overdose, non pas accidentellement, mais toutes victimes d’un complot du FBI (même si je déteste les théories du complot)… mais c’est une autre histoire.

O. – Merci beaucoup, cher Stéphane Rosière, et bonne année, musicale et littéraire !

Propos recueillis par Jean-David Herschel

 

Leave a Comment

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *