La Communion

Roland Goeller

            Après chaque séance de catéchisme, Paula se sentait observée. Quelqu’un, là-haut, ne cessait de suivre tous ses faits et gestes. Quelqu’un d’invisible, en dépit des efforts de Paula pour scruter le ciel traversé d’ouest en est par de paresseux nuages qui, tour à tour, jetaient sur les choses une obscurité de confessionnal ou une lumière éblouissante. Des hirondelles prenaient leur envol, leurs ailes battaient aussi vite que des paupières. Elles planaient à quelques mètres du sol et aussitôt remontaient, toutes ensemble, comme de s’être donné le mot.

            Parfois Paula contemplait le grand crucifix de la sacristie en se disant qu’avec un peu de patience, elle verrait bouger les yeux de notre Seigneur Jésus. Hanelore prétendait qu’elle les avait vus bouger, mais elle prétendait aussi qu’elle avait vu trois pattes à un canard. Paula ne pouvait pas se fier à elle, son amie mentait comme on respire, à se demander ce qu’elle racontait à confesse.

            La communion devait avoir lieu au mois de mai, la communion, la grande, celle où monseigneur l’évêque se déplace et vous regarde droit dans les yeux. Elle était prévue le dimanche de Pentecôte. Dans l’Alsace des années soixante, on célébrait les communions à Pentecôte. Cette année, seraient consacrés une trentaine de filles et autant de garçons, et Paula était de leur nombre. Enfin, elle devenait grande. L’église serait remplie, chuchotements et senteurs d’encens. Dès le mois de février, monsieur le curé avait annoncé le calendrier du catéchisme, deux séances hebdomadaires après l’école jusqu’à la communion : « Elles ne seront pas de trop pour apprendre la vie de Jésus, celle des prophètes, les dix commandements et les articles de foi les plus importants. » Monsieur le curé avait une façon captivante de raconter les histoires de la Bible, même celles qui étaient tragiques. Paula était tout ouïe. Elle s’efforçait d’appliquer ce qu’elle apprenait. L’éducation civique, c’était pour aider les vieilles personnes à traverser la rue mais l’éducation religieuse, c’est pour tout le temps.

        Depuis qu’elle se savait observée, Paula redoublait d’attention. Elle pliait ses affaires, finissait ses devoirs, aidait maman à débarrasser la table et lissait toujours les draps de son lit. Elle ne mentait qu’en cas d’extrême nécessité, par exemple à propos des petits cadeaux de Frédéric. Paula prétendait les avoir trouvés, même si maman se demandait qui pouvait bien perdre toutes ces choses sur le chemin de l’école. Frédéric était mignon. Mais il lui tirait les cheveux et, parfois, lui volait un baiser. Elle lui expliquait alors qu’il ne fallait pas, à cause de la communion. Frédéric prétendait que c’étaient des foutaises et, s’il n’avait pas été aussi mignon, elle aurait cessé de lui parler. En attendant, sur les questions de religion, elle ne pouvait s’en remettre ni à lui ni à Hanelore. Le plus simple était encore d’écouter maman et, surtout, monsieur le curé. Il fréquentait notre seigneur Jésus depuis si longtemps qu’il avait certainement de l’autorité en la matière.

§

            La communion donnait lieu à une grande fête où toute la famille se réunissait. Papa et maman discutaient des invitations et certaines semblaient ne pas aller de soi. Paula croyait qu’il suffisait d’inviter oncles et tantes, cousins et cousines, ainsi que les quelques aïeux qui étaient encore en vie. Elle ne comprenait pas pourquoi elle devait regagner sa chambre lorsque ses parents en parlaient. Un soir, elle voulut en avoir le cœur net. Elle fit semblant de se retirer, referma la porte et, sans bruit, redescendit s’asseoir au milieu de l’escalier. De là, elle pouvait suivre n’importe quelle conversation, même les messes basses. Elle entendit maman se demander s’il était convenable d’inviter l’oncle Arthur. Cela l’étonna. Elle connaissait bien Arthur. Il était plutôt gentil, il apportait toujours quelque chose pour elle lorsqu’il venait à la maison, mais maman objectait qu’il avait été soldat dans la Wehrmacht et aussitôt, Paula se dit : « Ça y est, encore la Wehrmacht ! »

            Ce sujet avait le chic de tarir n’importe quelle conversation, chacun ayant peur de remuer de la boue. Parfois maman bavardait avec ses voisines. Elles pouvaient bavarder pendant des heures et des heures, de tout et de rien, jusqu’à oublier l’heure du repas, mais il suffisait que le mot Wehrmacht fût prononcé pour qu’aussitôt elles prissent congé les unes des autres non sans avoir levé les bras au ciel.

            Face à maman, papa ne disait rien et Paula ne comprenait pas pourquoi, car papa aimait bien Arthur lui aussi. Maman cependant insistait, elle ne voulait pas décider seule. Elle expliquait que Maurice ne verrait peut-être pas d’un bon œil la présence d’Arthur. Paula n’ignorait pas que, pendant la guerre, Maurice avait été chez les Russes, interprète dans l’entourage du maréchal Joukov. Elle ne savait pas pour autant qui était Joukov ni en quoi cela était de nature à contrarier Arthur. Elle en déduisit que, dans l’esprit de papa et de maman, Maurice avait la priorité pour d’obscures histoires liées à la guerre ou simplement parce que c’était comme ça.

            Paula, du reste, connaissait depuis toujours l’histoire de Maurice et de Joukov. Il lui semblait même qu’on ne parlait jamais de lui sans rappeler systématiquement cette propriété, l’oncle Maurice de chez Joukov. Tandis que dans le cas d’Arthur, on se limitait à oncle Arthur. Son passé de soldat dans la Wehrmacht n’est apparu aux yeux de Paula que fort tardivement, lorsqu’il ne fut plus possible de le cacher. Il y avait donc quelque chose d’infâme dans le fait d’avoir été soldat dans la Wehrmacht, tandis qu’interprète chez Joukov, c’était comme un titre de gloire. M. Lallemand, l’instituteur, expliquait que la Wehrmacht s’était rendue coupable de nombreux crimes. Tel un nid de serpents, elle abritait en son sein des assassins qui mettaient le feu et tuaient des gens dans les villages où ils passaient. Il était originaire d’Epernay. Son père était mort à Verdun, en 1917. Il ne manquait jamais de dire combien l’Alsace était jolie et combien avait été juste la punition des Allemands, obligés de rendre l’Alsace à la Libération.

            Le fait qu’Arthur ait été soldat dans la Wehrmacht prenait soudain une importance nouvelle. Il y avait un lien entre Arthur et ce que disait M. Lallemand, même si tout le monde s’accordait sur le fait qu’il exagérait et que tous les Allemands n’étaient pas des assassins. Les événements du passé n’étaient pas d’un poids égal, certains d’entre eux continuaient de coller aux semelles comme de la glaise qui ne sécherait pas.

§

            Quelques jours plus tard, comme par inadvertance, Paula demanda en quoi c’était mal d’avoir été soldat dans la Wehrmacht. Maman s’en indigna et la gifla. « Tu écoutes aux portes ? » l’accusa-t-elle. Maman n’avait pas complètement tort, monsieur le curé avait dit que c’est un péché. Papa heureusement intercéda : « Paula a quand même le droit de poser la question. » Maman se calma. « L’oncle Arthur a été incorporé dans la Wehrmacht en 1943. Il faisait partie des malgré-nous.

            – Tu veux dire : malgré lui, corrigea Paula, qui se croyait maligne.

            – Non, non ! J’ai bien dit malgré-nous, insista papa. En 40, les Allemands ont envahi la France et l’Alsace, poursuivit-il. Ils ont obligé les Alsaciens à entrer dans la Wehrmacht et à combattre à leurs côtés. Ils n’y sont pas allés de gaîté de cœur mais ils n’avaient pas le choix. Ceux qui refusaient étaient fusillés. C’est de là que vient l’expression malgré-nous.

            – Mais alors, demanda Paula, si oncle Arthur a été dans la Wehrmacht… ? »

            Elle n’osa achever sa phrase et papa comprit qu’elle voulait savoir si Arthur avait été un méchant Allemand. Il fit non de la tête, d’abord avec force, puis plus mollement. Maman, elle, ne disait rien, elle laissait papa se débrouiller avec cette question. Peut-être était-elle encore en colère. Paula avait remarqué cela chez elle, cette manie d’être en colère même après avoir fait la paix. Quant à papa, finalement, il ne savait pas trop si ce qu’on disait d’Arthur était vrai ou faux.

            « Les Allemands, ils ont tué beaucoup de gens ?

            – Hélas oui, affirma papa, ils en ont tué beaucoup, certains uniquement parce qu’ils étaient juifs ou tsiganes. Pourtant, tous les Allemands n’étaient pas des assassins et beaucoup ignoraient qu’il se tuait autant de gens.

            – On n’est pas obligé tout le temps de leur trouver des excuses » fit observer maman avec véhémence. Elle faisait à nouveau sa tête de colère, pâle avec les yeux qui semblaient vouloir sortir de leurs orbites, et papa la regardait sans savoir quoi dire.

            « Beaucoup savaient et n’ont rien dit, ajouta maman. Ils se sont contentés de détourner les yeux, comme les gens qui en ville passent devant les mendiants en faisant semblant de ne pas les voir ! »

            Maman resta assise un instant encore, comme si elle voulait ajouter quelque chose, puis elle se leva d’un bond pour ranger la table. Papa haussa les épaules en un imperceptible geste d’impuissance et dit à Paula : « Bon, je crois que tu as encore des devoirs à faire ! »

            Papa et maman se disputaient parfois mais jamais ils ne l’avaient fait de cette façon, du moins lorsqu’elle pouvait les entendre. Papa disait des mendiants que, s’ils se prenaient en main, certains réussiraient peut-être à s’en sortir. Monsieur le curé, lui, était de l’avis de maman. Il prétendait qu’il était plus facile à un chameau de passer par le chas d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu. La première fois qu’elle entendit cela, Paula crut qu’il s’agissait d’une aiguille avec un chat et elle se dit que le royaume de Dieu était une question que seules les grandes personnes peuvent comprendre. Quant à monsieur le curé, il lui arrivait aussi de passer devant un mendiant sans faire l’aumône, peut-être de songer à l’homélie de sa prochaine messe. Mais monsieur le curé n’aurait jamais avoué cela, il s’en sortait toujours avec une citation.

            La question de l’invitation d’Arthur n’était pas réglée pour autant. Un soir, papa prétendit qu’Arthur n’avait pas eu le choix, qu’il n’était pas responsable de ce que la Wehrmacht avait fait.

            « Arthur, a-t-il ajouté, a été fait prisonnier en Russie et il n’en a réchappé que de justesse.

            – Et l’oncle Maurice, pourquoi s’est-il retrouvé en Russie aux côtés de Joukov ? »

            Maman avait décidé de ne pas prendre part à la conversation et restait assise les bras croisés, ce qui devait être fatigant. Papa quant à lui s’essuya le front avec un coin de son mouchoir.

            « Au début de la guerre, expliqua-t-il, l’oncle Maurice était lui-aussi dans la Wehrmacht…

            – L’on-cle-Mau-rice, ça par exemple ! »

            C’était plus que Paula ne pouvait entendre. Toute l’injustice qui frappait Arthur lui apparut aussitôt. Papa lui demanda de s’asseoir et d’écouter.

            « Arthur et Maurice figuraient parmi ces Alsaciens que les Allemands avaient obligés d’entrer dans la Wehrmacht, les malgré-nous. Tu sais maintenant ce que cela veut dire. Mais les Allemands ont envahi la Russie et l’oncle Maurice a été fait prisonnier par les Russes. Ensuite, il avait été repéré pour ses qualités d’interprète. L’oncle Maurice parle français, allemand, russe et même polonais.

              – Si l’oncle Maurice a été soldat dans la Wehrmacht, il sait comment cela s’est passé, objecta Paula. Par conséquent, il sait aussi que l’oncle Arthur avait fait cela contre son gré, malgré lui, ou malgré-nous. Alors on peut les inviter l’un et l’autre. »

            Papa la considéra avec de grands yeux dubitatifs et elle comprit que, depuis le début, il ne faisait que des suppositions. Il dit qu’il prendrait sa décision après en avoir parlé au grand-oncle Charles, lequel était le seul à connaître vraiment le détail des histoires et surtout s’il restait entre eux une inimitié quelconque. Cela cependant ne devait nullement retarder les préparatifs de la communion, une fête où les familles se réunissent et aiment se retrouver.

§

            Les Steger étaient des voisins et amis et, pour Paula, leur invitation ne faisait aucun doute. Elle en parla à Mathias Steger, lequel en resta pantois : il avait entendu ses parents discuter à propos de cette invitation qui ne venait pas et se demander ce qui avait bien pu froisser les parents de Paula. Elle tranquillisa Mathias à qui elle fit promettre de ne rien dire tandis qu’elle mènerait sa petite enquête. Maman en devint pâle et papa se gratta la tête.

            « Est-ce que M. Steger a été lui-aussi dans la Wehrmacht, osa demander Paula.

            – Pas M. Steger, rectifia papa, mais Franz, le frère aîné de Mathias. »

            Paula ne connaissait à Mathias d’autre frère que François et papa confirma :

            « Oui, François, mais pendant la guerre on disait Franz. François avait été intégré dans la pire unité de la Wehrmacht, les SS. Il n’avait que dix-sept ans. Son unité a brûlé un village dans le Limousin, c’était un acte barbare. François a été arrêté et jugé, comme tous les autres Alsaciens qui avaient pris part au massacre. Ils furent condamnés à mort mais leur peine fut commuée. »

            Papa pensait que c’était à cause de leur jeune âge et qu’on ne pouvait pas rendre responsable des enfants pour des massacres commandés par des adultes. Paula fit observer que les oncles Maurice et Arthur comprendraient certainement ce qui était arrivé à François. Papa était d’accord en ce qui concernait Arthur, mais pour Maurice il ne savait pas, et encore moins pour Georges !

            Georges était le mari de tante Viviane, la sœur de maman. Il était originaire du département de la Marne d’où venait M. Lallemand. Georges ne parlait pas un traître mot d’allemand, encore moins d’alsacien, et il apparut qu’il n’en apprendrait jamais le moindre, jamais. Comme M. Lallemand, Georges n’aimait pas les Allemands. Il disait d’eux : « Les boches ! » Il disait aussi que les Alsaciens qui continuaient à parler alsacien, après ce qui s’était passé, étaient également des boches. Papa et maman évitaient de le contredire, quoiqu’ils continuassent à parler alsacien entre eux. Il arrivait aussi à Paula de parler alsacien, sur le chemin de l’école, même avec Frédéric qui continuait à lui tirer les cheveux. Par conséquent, aux yeux de George, Paula était boche elle aussi. Cela faisait partie des choses qu’elle se promettait de tirer au clair plus tard.

            À propos des gens qui traitaient les Alsaciens de boches, monsieur le curé répondait qu’il ne fallait pas faire attention, que souvent les gens ne savent pas ce qu’ils disent, mais que notre seigneur Jésus est mort en croix pour racheter les péchés des hommes. Paula se demanda si, des fois, il n’exagérait pas un peu. Pendant la guerre, il avait été déporté dans les camps. Paula ignorait alors ce que cela signifiait, car les camps, eux aussi, faisait partie de ces choses dont il valait mieux ne pas parler. Elle n’en voulait pas moins savoir ce qu’étaient les péchés des hommes mais M. le curé renonça à l’expliquer : c’était encore une chose qu’elle aurait à comprendre plus tard. Quant à Georges, tante Viviane prenait sa défense, il avait perdu une sœur lors d’une fusillade en 44. Mais si papa parvenait à serrer les dents lorsque Georges s’en prenait aux boches, il était certain en revanche que Franz Steger ne laisserait rien passer, ce pour quoi son invitation était problématique.

            Par la suite, d’autres incompatibilités se firent jour. Tout ce dont, en temps ordinaires, il était convenu qu’on ne parlerait pas, parce que les efforts à faire étaient de l’ordre du possible, tout cela resurgissait lors d’événements singuliers comme les fêtes familiales. Ainsi grand-père Joseph avait lui aussi été soldat dans la Wehrmacht, mais au cours de la Première Guerre mondiale. Au début de la seconde, en revanche, il combattit avec les Français de l’intérieur, sur la ligne Maginot. C’était pendant la drôle de guerre. Après la débâcle, il fut démobilisé. Georges n’aimait pas qu’on parle de débâcle, il disait que l’événement important de cette époque, c’était l’appel du 18 juin. Grand-père Joseph avait connu les deux armées, allemande d’une part, française de l’autre, quoique à des époques différentes. Il ironisait volontiers sur le peu d’organisation de l’armée française en 40. Georges se fâchait et finissait toujours par dire quelque chose où il y avait le mot boche. Alors grand-père Joseph se fâchait lui aussi et quittait la table. Viviane quant à elle ne savait plus à quel saint se vouer.

            Papa et Georges tombaient d’accord cependant sur le fait qu’il y avait des Français de l’intérieur et d’autres qui ne l’étaient pas. Mais pas pour les mêmes raisons. Papa disait que ce n’était pas de la faute des Alsaciens s’ils avaient été alternativement allemands, puis français, puis allemands, puis français. Georges en convenait mais faisait observer que les Alsaciens n’avaient pas opposé beaucoup de résistance au fait de redevenir allemands. Papa répliquait que c’était un peu facile de faire le procès après coup. Il se défendait en disant que l’Allemagne, c’était une partie de leur histoire, qu’ils n’avaient pas, du reste, forcément à s’en plaindre, ils avaient bénéficié de la sécurité sociale créée dès 1883.

            Georges haussait les épaules en disant que c’est pour ce genre de raisons que les Alsaciens ne seront jamais tout à fait des Français. Papa pâlissait mais maman et Viviane intervenaient pour que l’on parle d’autre chose, et ils se mettaient à parler de choses à propos desquelles tout le monde tombait d’accord, comme de savoir s’il valait mieux attendre que soient passés les Saints de glace pour mettre en terre les pieds de tomate.

§

            Quelques jours avant la communion, il y eut une grande séance de confession générale à l’église. Monsieur le curé se tenait au milieu du chœur et expliquait comment les choses se passeraient. Il parlait à voix basse en se tenant les mains et, quand plus personne ne remuait le moindre cil, il était possible d’entendre jusqu’à ses soupirs – pas étonnant que notre Seigneur Jésus préférât se réfugier dans une église. Dans l’obscurité du confessionnal, Paula avoua qu’il lui arrivait de poser des questions qui mettaient le feu aux poudres à la maison, mais qu’elle ne faisait pas exprès, elle voulait savoir et avait l’impression qu’on lui cachait beaucoup de choses.

            Monsieur le curé répondait que la curiosité était parfois source de conflit. De ces choses dont les adultes disaient qu’il valait mieux ne pas parler, il fallait  user avec précaution, ce dont les enfants manquaient bien souvent. Les parents avaient connu une guerre, parfois deux, et ils n’aimaient pas remuer leurs souvenirs. Peut-être, avec le temps, les esprits s’apaiseront-ils. Il évoqua longuement cette période, à croire qu’il en avait lui aussi gros sur le cœur. Il en oublia même de l’interroger sur ses petites messes basses avec Frédéric, comme quoi ces dernières n’étaient pas si graves, et ne lui administra qu’un demi-rosaire en pénitence.

            Le jour de la communion, malgré les nombreuses discussions qui avaient précédé, personne ne manqua, ni Maurice, ni Arthur, ni Georges, ni les Steger, jusqu’à grand-père Joseph qui avait fait un effort. Cela ne s’était pas fait sans mal et Paula les observait les uns et les autres, à boire, rire, faire semblant de ne pas savoir et parler d’autres choses. Il y avait plusieurs plats qui se suivaient et, comme il fallait attendre que les plats fassent le tour, à quatre heures tout le monde était encore à table. Hélas, ce qui devait arriver arriva. Maintenant qu’elle était presque grande, Paula avait si bien en tête tout ce dont elle devait ne pas parler qu’elle finit par demander :

            « Pendant la guerre, est-ce que grand-père Joseph et oncle Arthur se sont battus l’un contre l’autre ? »

            Il se fit aussitôt un silence d’avant une lecture de l’Evangile. Papa et maman la foudroyèrent du regard. Elle ne savait plus où se mettre, mais c’était trop tard, le mal était fait.

            Monsieur le curé prétendait que la communion marquait le moment où l’on sort de l’enfance. Paula était en train d’en sortir, mais elle se demandait si elle n’aurait pas mieux fait d’y rester.

Roland Goeller

 

9 Comments

  1. Très belle nouvelle! Touchante et profonde sur l´histoire d´une région qui a connu des moments compliqués mais dont les habitants en ont rarement fait étalage.
    Le proverbe « la vérité sort de la bouche des enfants » ne s´est jamais aussi bien appliqué.

  2. « Etre déraciné chez soi », un des grands drames à répétition de l’Histoire, que dit bien ici cette nouvelle.

    « L’oncle Maurice parle français, allemand, russe et même polonais. » Pourquoi ce « et même » ? Cela m’a fait beaucoup sourire.

    1. Il est vrai que notre ami Bertrand vit en Pologne depuis longtemps ; le polonais n’est certes pas une langue mineure. Je crois que dans l’esprit de l’auteur « et même » signifiait « et même cette langue bien plus rarement parlée à l’ouest de l’Europe, le polonais. »

    2. Cher Bertrand, n’y voyez aucune malice, j’ai en effet cherché un effet de répétition. Cela aurait pu être : « le polonais et même le russe », mais de façon moins vraisemblable dans le contexte, puisque l’oncle de Paula est présenté comme interprète chez les Russes. Je vous remercie en revanche pour votre formule : « être déraciné chez soi ». Il s’agit bien de cela. Je suppose que la mémoire polonaise aurait elle aussi des choses de cette nature à dire.

      1. Cher Rol, grand merci pour votre réponse… Je n’y voyais point de malice sous la plume, mais plutôt une allusion au fait que le polonais est réputé langue très difficile. Ce que je confirme :)))
        Votre nouvelle « prend aux tripes » parce qu’elle est de cette veine d’écriture qui véhicule le souvenir des grands traumatismes. L’histoire, ça s’apprend sans état d’âme, la littérature, parce qu’elle dit les hommes façonnés dans cette histoire, se lit, elle, ,avec la chair.
        Oui, ici, en Pologne, complètement à l’est, la mémoire est faite de tumultes et d’incendies et toutes les plaies, tous les coups reçus, même si le temps les a quelque peu cautérisés, sont toujours lisibles.
        Bien à Vous.

  3. Une belle histoire, bien racontée, un beau style, de l’émotion, de l’humour, des personnages attachants, une illustration tragi-comique, bien imaginée. Merci pour ce bon moment de lecture.

Répondre à Jacques-Henri Vielle Annuler la réponse

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *