N°32 – Lola

Hélène Rioux (1949)

  Auteur d’une vingtaine de livres, Hélène Rioux publie d’abord de la poésie (Suite pour un visage, 1970), puis deux récits autobiographiques dont Un sens à ma vie (1975), une œuvre cathartique qui aide la femme qu’elle est à continuer à vivre en dépit de toutes les vicissitudes. Vient le premier roman (Une histoire gitane, 1982), dans lequel une femme, Anne, vit des amours difficiles entre Montréal et l’Espagne.  Son premier recueil de nouvelles, L’homme de Hong Kong (1986) prendra la forme d’un kaléidoscope de fragments de vie de femmes et d’hommes, dont Éléonore, la traductrice, et l’homme de Hong Kong, tueur en série, sont parmi les figures de proue de l’imaginaire riouien. La nouvelle revient après deux romans, avec Pense à mon rendez-vous (1994) qui offre une série de cas de figures de femmes, dont Anne, Éléonore et Françoise, Soledad ou Carmen, toutes vivant une existence remplie de désarroi. L’œuvre d’Hélène Rioux, dans son ensemble, se caractérise par une propension à la fragmentation du récit, écho de la vie même des personnages, tiraillés dans tous les sens. Le bonheur se mêle intimement au malheur dans ce qui représente une vaste fresque, courant sur presque cinquante ans d’écriture, depuis les premiers élans poétiques jusqu’aux plus récents éclats narratifs : un tableau géant du Québec, en mutation tumultueuse depuis la Révolution tranquille, offert en pointillés fulgurants.  Mutatis mutandis, elle puise désormais son inspiration dans différents lieux du monde, notamment l’Andalousie et Vancouver (présents dès Les miroirs d’Éléonore, 1990), le Mexique, la Bulgarie, l’Italie, les États-Unis.  Elle exploite aussi des thèmes récurrents, dont la traduction, l’histoire et ses mensonges, la cruauté…

Michel Lord

Onuphrius a dit : après que vous aurez lu cette brillante nouvelle d’Hélène Rioux, ne manquez pas l’entretien qu’elle a accordé à notre revue, et où elle répond aux questions de Michel Lord (page suivante).

LOLA

Lola. Une sorte de mystère familial. C’était une cousine par alliance de mon père, veuve d’un de ses petits-cousins à je ne sais trop quel degré, mort à la guerre. Aujourd’hui encore, je n’arrive pas vraiment à démêler l’écheveau. Même ce cousin – que je n’ai jamais vu – et sa mort restent une énigme. Héros ? Traître ? Déserteur ? Ou juste chair à canon comme tant d’autres ? Comment savoir ? Un voile noir recouvrait pudiquement toute l’histoire et personne n’en parlait. Elle, on la voyait aux soupers de Noël chez ma grand-mère. Jamais ailleurs. Elle n’était pas fréquentable, mais ma grand-mère avait un grand cœur et l’esprit de famille.  Une sainte femme. 

L’œil charbonneux, la bouche écarlate, les cils chargés de mascara, une rose de tissu toute frémissante sur l’oreille gauche, elle détonnait, c’est le moins qu’on puisse dire, dans le cercle familial. Caramba ! s’écriait-elle de sa voix rauque, roulant les r comme une Madrilène authentique. Elle fumait à la chaîne des Export A, elle s’esclaffait, vociférait.  No me diga ! Elle me fascinait. Des effluves de parfum bon marché, très musqué, s’attardaient dans son sillage.  Mes cousines plissaient le nez. Mais pas moi. 

Je restais là à l’écouter, les yeux ronds. Elle racontait des blagues salaces que je ne comprenais pas, qui faisaient rugir mes oncles et rougir mes tantes. « Tu veux mon portrait, la p’tite ? » m’a-t-elle demandé une fois en me voyant la dévorer des yeux sans vergogne. Et moi, prise de court, la bouche sèche, n’osant pas l’appeler par son prénom – ni « ma tante », puisqu’elle ne l’était pas : « Oui… madame», ai-je bégayé, des trémolos dans la voix. Parce que c’était vrai, j’aurais bien aimé l’avoir, sa photo, je l’aurais mise dans ce coffret où je gardais mes trésors, une boucle d’oreille orpheline en pierres du Rhin, trois cartes postales, un petit miroir au dos nacré, un briquet cassé. « Madame ! » Elle a ri de plus belle, un grand rire cascadant qui a empli le salon.  « Caramba !  Ça fait longtemps qu’on m’a pas appelée comme ça ! Merci quand même, bella. » De toute évidence, les enfants ne l’intéressaient pas. Ma mère s’est empressée de m’éloigner. « Va, va jouer avec tes cousins. Ce n’est pas ta place ici. »

Au repas, elle mangeait comme une ogresse, se resservait trois fois de pommes de terre en purée qu’elle noyait de sauce, raffolait de la peau croustillante du dindon, rongeait son pilon comme une louve, puis se léchait les doigts, sortait son tube de rouge à lèvres – son sac à main, sa « bourse », comme elle disait, était toujours à côté d’elle – et se refaisait une beauté. « Deliciouso, Marthe, comme d’habitude », roucoulait-elle, n’oubliant jamais de féliciter ma grand-mère. Puis elle remplissait une assiette de beignes, de sucre à la crème, de tartelettes au beurre et mettait le cap vers le salon, toutes voiles dehors, pendant que ma mère, mes tantes et ma grand-mère lavaient la vaisselle et rangeaient la cuisine. 

Je l’ai donc vue trois fois à ces fêtes de fin d’année, à six, sept et huit ans – avant aussi, sans doute, mais je ne m’en souviens plus. Je me demandais toujours comment elle serait habillée. Porterait-elle sa robe fuchsia en satin, celle qui moulait ses formes plus que généreuses – les coutures menaçant de craquer quand elle riait à gorge déployée – ? aurait-elle son châle à franges fleuri ? ses anneaux d’or aux oreilles, ses bracelets multicolores qui tressautaient autour de ses poignets ? Je me rappelle le bruit de ses talons aiguilles sur les parquets encaustiqués de ma grand-mère. Je voulais tant lui ressembler. 

Au Noël de mes neuf ans, déception, elle n’était pas là. Je l’ai attendue, espérée toute la soirée sans poser de questions. Personne n’en a posé, d’ailleurs. J’ai eu l’impression d’entendre un soupir de soulagement collectif déferler comme une vague, de la cuisine au salon. Ouf. Plus besoin de supporter son parfum vulgaire, ses blagues grivoises, son rire en accordéon. 

C’est à cette époque-là, je pense, que j’ai commencé à lui inventer une vie. Espionne. Oui, elle aurait été espionne pendant la guerre, l’idée d’avoir une parente dans les services secrets me ravissait ; plus tard, promis juré, je serais comme elle. Je lui ai donc concocté des missions très sophistiquées, avec ce mari dont j’ai oublié ou n’ai jamais su le nom, disparu si mystérieusement de la carte. Des microfilms dans son briquet, un stylo qui se transformait en appareil photo, en revolver, que sais-je, une bague remplie de cyanure. Je devais regarder trop de films. Sous la torture, elle n’aurait pas parlé, alors que lui, lui… Moins courageux, c’est sûr. Ou moins chanceux. 

À dix ans, à onze ans, j’ai espéré la revoir chez ma grand-mère, mais elle n’est jamais revenue. J’en ai conclu qu’on avait de nouveau fait appel à ses services. Elle était à Moscou avec son stylo, sa bague et son briquet, à photographier des documents top secret dans les bureaux du KGB. Ou bien en Argentine, à Cuba, à faire la guérilla avec Che Guevara. Sinon, elle avait tout laissé tomber et menait la belle vie sur la Costa Brava, dansait le flamenco, se pavanait en plein soleil au bras d’un matador dans son habit de lumière. 

Le temps a passé, je l’ai oubliée. Ce n’est que bien plus tard, en tombant sur une photo d’elle, qu’elle m’est revenue en mémoire. J’ai demandé à ma mère ce qu’elle était devenue. Ma mère a haussé les épaules. « Une femme comme elle. Qu’est-ce que tu voulais qu’elle devienne ?

– Une femme comme elle ? Mais je n’ai jamais su quelle femme elle était.

– De ménage », a soupiré ma mère. 

Je suis restée muette. Mon château en Espagne – ou mon fragile château de cartes – s’écroulait. Non pas que j’aie vraiment cru aux histoires que j’inventais pour elle, mais je ne m’attendais certainement pas à quelque chose d’aussi trivial.

« J’imaginais…

– Tu as toujours eu trop d’imagination, a coupé ma mère. Une voleuse.

– Voleuse ?

– À l’étalage. Je t’assure qu’on surveillait nos affaires aux soupers de Noël chez ta grand-mère.

– Ah. Pour commencer, d’où elle venait ?

– D’Abitibi.

J’ai réfléchi.

– C’est quand même exotique, l’Abitibi.

Sourire narquois de ma mère.

– Tu trouves ?

– Elle parlait espagnol.

– Baragouinait trois mots.  Pour se donner un genre.

– Et puis ?

– Et puis quoi ?

– Comment elle a fini ?

Nouveau soupir et haussement d’épaules.

– A fait quelques séjours en prison, il fallait s’y attendre. S’est acoquinée avec un escroc sans envergure à la fin des années soixante. Et puis… 

Silence. J’ai insisté :

– Et puis ?

– Et puis elle a fini aplatie comme une crêpe sous les roues d’un camion. »

Eh bien, voilà.  La réalité n’est jamais à la hauteur de la fiction. 

Hélène Rioux

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