N°36 – L’Algonquine

André Carpentier (1947)

  Venu à l’écriture en 1973 avec la publication d’un roman, Axel et Nicholas suivi de Mémoires d’Axel, sous-titré Roman-puzzle, André Carpentier ne cessera par la suite d’explorer les genres littéraires et de les pervertir à sa manière. Véritable casse-tête ou série de courtes-pointes, son œuvre épousera les formes du roman et de la nouvelle fantastique, de la science-fiction, aussi bien que du réalisme, ainsi que du journal et, ultimement, du carnet où se mêlent récits fragmentés, essais sous forme de réflexions théoriques ou philosophiques. S’il s’agissait d’un genre, nous pourrions aussi dire qu’il affectionne la « flânerie », terme qui sert de sous-titre à ses derniers livres. Son penchant le plus avoué est celui du fragment, autre terme qu’il aime particulièrement et qui rejoint l’idée du puzzle initial. Parti de l’imaginaire pur, puis parcourant le monde et ses sommets exotiques (Mendiant de l’infini), Carpentier reviendra sur son Montréal adoré, son lieu de naissance et de vie qu’il avait d’abord représenté de manière fantastique dans Rue Saint-Denis, puis dans des Carnets où il prend un plaisir palpable à déambuler dans la ville, et à fantasmer sur elle, par le truchement des personnages qu’il croise dans ses ruelles, ses cafés et ses parcs, qu’il arpente avec une passion sans cesse renouvelée espace urbain qui alimente richement son esprit nomade. Il ne cessera par ailleurs d’écrire des nouvelles, entre autres dans XYZ. La revue de la nouvelle, dont il est membre de l’équipe originale. Ses derniers écrits peuvent même se ranger dans cette catégorie générique, ses Carnets pouvant être lus comme un patchwork continu de nouvelles, et le dernier roman, Dylanne et moi, faisant figure de novella, avec son économie de personnages et son obsédante thématique centrée sur une seule femme avec qui la relation est tout à fait étonnante, déroutante même. Carpentier aime déstabiliser le récit et ses personnages et, par contrecoup, étonner son lecteur, ce qui demeure dans la lignée de l’entièreté de son parcours depuis près de cinquante ans.

  Ce qui est bien le cas avec la présente nouvelle, « L’Algonquine ». On y voit un homme toujours en mouvement, comme le déambulateur des Carnets, l’exotique (celui de Mendiants de l’infini) et celui des flâneries urbaines montréalaises. Cet homme, désireux d’être écrivain ou poussé comme malgré lui à le devenir, griffonnera dans des cahiers des fragments d’histoire d’errance en train entre Montréal et Saint-Hilaire, et le minuscule Clova, près de La Tuque, puis vers l’est du Québec, dans Le Barachois de la Gaspésie, fragments de carnets qui tendront au romanesque, cela dans une nouvelle dont les rebondissements réservent des surprises, comme toujours chez Carpentier.

  « L’Algonquine » a été publiée dans la revue Mœbius (no 231, novembre 2011, p. 85-91).

Michel Lord

L’ALGONQUINE

Je n’avais jamais songé à devenir écrivain. Cela advint par inadvertance ou, devrais-je avouer, par souci de m’alléger du poids d’un épisode personnel embarrassant. Une aventure amoureuse qui n’avait ni bien ni mal tourné, puisqu’elle ne s’était jamais vraiment mise en marche… Ça n’avait pas été facile de le sortir de moi, ce récit de mon grand amour avorté, d’autant plus que je le découvrais en le racontant. Toujours est-il qu’il avait été écrit et qu’il avait d’abord plu à une amie de rencontre, puis à un éditeur de sa connaissance et enfin à un certain lectorat. Il se trouve toujours des lecteurs friands d’amours manquées.

Or, à la suite de ce modeste succès, l’éditeur s’était déclaré demandeur d’un second roman. Le mot me prit par surprise, car je n’avais jamais pensé que le récit de ma déconvenue amoureuse fût un roman. « Nous sommes sur la voie d’une possible reconnaissance de votre talent », avait prétexté l’éditeur. Je ne voyais pas très bien ce que signifiait le mot talent dans ce contexte, mais je commençai de jongler avec l’idée d’écrire un roman qui fût un roman. Le problème, c’est que je ne voyais nul autre épisode de ma vie qui méritât d’être raconté. « Mais alors, inventez ! » avait répliqué l’éditeur. « Faites de la fiction, comme tout le monde… »

Inventer ! Que pouvais-je donc inventer, moi qui ne m’étais jamais intéressé à autre chose qu’à ce qu’on me demandait de faire, du moins jusqu’à cette histoire d’amour ayant tourné court ? Mais comme l’éditeur avait des attentes et que je n’avais pas été formé à décevoir, je persistai à tenter l’expérience de la fiction. J’achetai donc deux grands cahiers de type sketchbook, de marque Pentalic, avec couverture de moleskine, signet, bande élastique et pochette intérieure, ainsi qu’un stylo Mars Pen, de Fisher, avec cartouche pressurisée, conçu par la Nasa pour écrire en apesanteur, et dont la publicité garantit qu’il écrira la tête en bas, à moins trente-cinq degrés centigrades, même sous l’eau, et jusqu’à ce que l’homme ait mis le pied sur la planète Mars — d’où son nom. J’étais bien équipé, comme on dit, il ne me manquait plus que les idées.

De ce jour, j’emportai partout avec moi un Pentalic et le Mars Pen, jusque dans des pays éloignés où je participais à des missions humanitaires. J’y jetais parfois une esquisse de scène ou une idée sur la vie, parfois un nom de personnage, des éléments de dialogue et d’autres fois même, des phrases entières relevant de l’observation de lieux familiers ou exotiques, un café, un temple bouddhiste, ou simplement des mots évocateurs. Évocateurs de quoi, je n’aurais su le dire au juste, peut-être d’émotions enfouies en moi.

Au bout de quelques mois, le premier cahier fut rempli à ras bord, mais sans que s’y dessinât la moindre piste menant à une histoire consistante. J’étais dans un état de grand découragement, du moins à cet égard, car par ailleurs, ma vie trouvait un sens dans l’aide humanitaire. Puis un jour, on me proposa, dans le cadre d’une recherche médicale, d’aller examiner les quarante-deux résidents du village de Clova, en Haute-Mauricie. À neuf, dix heures de train de Montréal, la durée du trajet étant des plus variables en hiver. Ce n’était pas tant que cette étude m’intéressât, mais j’espérais profiter de ces longues heures de voyagement dans un paysage de neige pour relire mon Pentalic page par page et y débusquer les grandes lignes d’une fiction.

*          *          *

Appeler cela un train, c’est parler dans le langage d’un autre siècle. Ce convoi n’avait rien à voir avec les trains à grande vitesse que j’avais connus au Japon, en Europe. Non plus avec les trains bondés que j’avais pris en Inde ou dans la Chine de l’Ouest. Il avait plutôt l’allure d’un petit serpent poussif, dont les deux wagons de passagers, appelés à se séparer à Hervey-Jonction, l’un continuant sa route vers le Saguenay, l’autre vers l’Abitibi par la Haute-Mauricie, ne comptaient pas plus d’une douzaine de passagers chacun. Comme tous ceux de son âge, ce train imposait inlassablement ses bruits de roulement et ses oscillations irrégulières. Mais… comment dire ?… je me sentais uni par des liens sympathiques avec ce train et son aspect de boudoir propice à la nonchalance. Je dirais à cause de l’aménité de la préposée, de la bonhomie des passagers, mais aussi parce que ce voyage me rappelait mon enfance, quand j’allais par le train chez mes grands-parents maternels, à Dalhousie, comté de Soulanges, comme on disait en ce temps-là.

J’avais alors deux, trois, quatre ans, j’étais turbulent, du moins selon les critères de l’époque. C’est-à-dire que, dans une espèce de jubilation enfantine, je courais dans l’allée, me tenais debout sur les sièges, dérangeais les voisins, faisais honte à mes parents. Mais c’est peut-être là un faux souvenir. On croit si bien se rappeler une scène d’enfance quand l’album familial en garde la trace sous la forme d’une photo… En fait, je ne me souviens pas vraiment de ces trajets vers Dalhousie, plusieurs fois racontés par ma mère qui, à quatre-vingts ans passées, s’en plaignait encore. Je me rappelle cependant avec grande précision et sans l’aide de photos — je crois d’ailleurs qu’il n’en existe pas — qu’au retour vers Montréal, sur le quai de la gare de Dalhousie, à l’approche du train, j’étais morbidement fasciné par les roues de fer de la locomotive passant devant moi, qui m’attiraient autant qu’elles m’épouvantaient.

Or donc, à bord du train pour Clova, je relus mon cahier Pentalic, dans l’ordre et dans le désordre, ça n’y changeait rien. Nul récit, fictif ou pas, ne se dégageait de ce fatras. Chaque entrée apparaissait plutôt comme un détail d’un interminable portrait de moi-même, mais sans contribuer à l’élaboration d’un roman.

La préposée était aux petits soins avec ses habitués. Les passagers discutaient, lisaient, quand ils ne dormaient pas. Quelques Attikameks, de Weymontachie ou d’Obedjiwan, remontaient chez eux en famille. Deux dames s’affrontaient dans une suite interminable de parties de Scrabble, tandis que trois motoneigistes vidaient une caisse de bières en débattant sur les grandes contradictions de la barbarie mondialiste.

À l’arrivée à Clova, on apprit que la locomotive avait frappé un orignal, mais nul ne s’en était aperçu que l’ingénieur de train. L’incident venait d’avoir lieu dans le brûlis entre le lac Oskélanéo et le lac Tessier. Quelques taches de sang frais et des touffes de poil ornaient la paroi frontale du train, j’en fis quelques photos. À Clova, je rencontrai quarante des quarante-deux citoyens, leur posai les questions prévues au cahier de charges de l’étude, fis des prises de sang, la routine, quoi ! Je dormis à l’auberge Clova, une ancienne école transformée en hôtel, et dix jours plus tard, plutôt revigoré par le grand air, je repris le même train dans le sens inverse.

*          *          *

Ce matin-là, le trajet était à peine amorcé que j’étais déjà au comptoir du fond à me faire verser un café par la préposée, que j’avais plaisir à retrouver. Soudain, une dame que je n’avais pas vue venir fonça droit sur moi et m’adressa la parole. Une toute petite dame très marquée par la vie, je dirais même scarifiée. Elle sortit une flasque et versa quelques gouttes dans mon café. « Un alcool de patate », dit-elle. Il était peut-être 11h15. C’était une Algonquine qui redescendait de Senneterre vers Montréal y retrouver sa fille qui terminait un diplôme en études touristiques. Au début, je ne comprenais qu’à moitié ce qu’elle me disait. Je pensais qu’elle avait dû abuser de sa vodka maison. Mais en fait, c’était plutôt une question d’accent. J’étais plus habitué à l’accent parisien, voire à l’accent haïtien qu’on entend à Montréal, qu’à l’accent des gens des Premières Nations de mon propre pays. Je n’en développai pas une culpabilité, mais une gêne, oui, certainement. À moins que la gêne fût, dans certains cas, une forme de culpabilité occultée ?

J’offris un café à la dame et nous parlâmes en nous comprenant de mieux en mieux, d’abord un long moment à l’arrière du train, là où le paysage se résorbe dans son point de fuite, puis sur des sièges plus confortables, tandis que des tableaux vivants du peintre Lemieux roulaient dans les fenêtres, ponctués de ta-tac-ta-tom, ta-tac-ta-tom aux passages des joints de rails. Elle me dévoila son histoire dont les personnages principaux étaient ce Blanc qui, sans permission, lui avait fait sa fille, sa famille criant au scandale, sa communauté impuissante à l’aider. Et toute une vie à assumer cette épreuve ! Une chronique avec des amours, des haines, des rebondissements et même une chute. Une chute du genre à durer si longtemps qu’on n’imagine pas qu’elle puisse avoir une fin, même après la mort.

Quand je me retrouvai seul à ma place, j’ouvris le second cahier Pentalic et y versai tout ce dont je me souvenais de l’histoire de l’Algonquine, dans l’ordre ou dans le désordre, ça importait peu. Sans rien inventer, car j’en étais incapable. En imaginant à peine ce qui s’imposait de façon indiscutable dans les ellipses. Plus je notais, plus j’étais convaincu d’enfin tenir un récit susceptible de passer pour fabriqué de toutes pièces tellement il fourmillait de personnages cohérents, d’embûches et de coups du sort. C’était presque trop plein de rebondissements cohérents pour être vrai.

Puis je dormis d’un profond sommeil, jusqu’à Hervey-Jonction, où je fus réveillé par le rattachement du wagon venant du Saguenay. Je n’aurais su dire si c’était par pudeur, mais je ne prêtai plus attention à l’Algonquine, qui, de toute manière, dormait la tête appuyée contre la vitre, tandis que j’occupais mon temps à spéculer sur des détails de son histoire, à rajouter des précisions dans le second Pentalic, allant jusqu’à y retranscrire des passages du premier cahier qui me semblaient liés à la chronique de l’Algonquine. Et de nombreuses réflexions sur le déclin d’une vie pleine de ratés. Toutes les vies sont parsemées de ratés.

Je rédigeai et relus ces notes, et plus je les relisais, plus je voyais se mettre en place une histoire conforme aux attentes de l’éditeur. Mais en même temps, plus cette histoire m’apparaissait, plus j’avais l’impression qu’elle m’échappait. Et plus ce sentiment d’impuissance grossissait, moins je ressentais le besoin de l’écrire. Et le désir encore moins ! Je ne rêvais plus que de répit et de silence, dont la blancheur du paysage me donnait la première note.

En milieu de soirée, tandis que l’Algonquine poursuivait sa route vers le Centre-Ville de Montréal, je descendis à Pointe-aux-Trembles, où j’avais laissé ma voiture, et de là rentrai directement à Mont-Saint-Hilaire, là où j’ai chaleur et lieu. Ce n’est qu’une fois à la maison, quand je voulus en relire des parties, que je me rendis compte que j’avais oublié mes cahiers Pentalic dans le train, avec le stylo Mars Pen. Le service des objets perdus n’en retrouva jamais la trace. Et l’éditeur finit par m’oublier.

*          *          *

Il arrive que la vie organise si étrangement les choses qu’on dirait que c’est l’avenir qui explique nos faits et gestes plutôt que le passé. Deux ans plus tard, j’étais dans le Chaleur, un train qui m’amenait à Barachois, en Gaspésie, cette fois pour un mois de vacances dans une maison louée face à la mer. Il y a parfois lieu d’aller au loin s’alléger de certaines astreintes… Or, le train avait à peine franchi le tiers de ce trajet de nuit de plus de dix-sept heures, dans un mélange de craquements, de grincements et de grondements produisant un charabia sonore permanent, lorsque je remarquai qu’un des passagers qui venait de descendre à Rivière-du-Loup avait oublié un livre sur un fauteuil du wagon panoramique. N’eût été son titre, L’Algonquine, il est probable que ce livre n’aurait pas éveillé mon intérêt.

À l’invitation du marque-page, j’ouvris le livre vers le milieu et lus un paragraphe. Je me retrouvai aussitôt en territoire connu, en raison de certaines expressions, même de descriptions qui me parurent familières, mais aussi, à certains moments, à cause de la prosodie, qui, étrangement, coulait de source dans mon oreille lectrice, comme si je la connaissais par cœur. Et cette impression s’accentua à la lecture de la page entière. Intrigué, je parcourus la quatrième de couverture et constatai que le résumé de ce roman ressemblait à s’y méprendre à l’histoire de l’Algonquine que j’avais rencontrée en revenant de Clova. Le nom de l’auteur, Joseph Pentalic, m’était inconnu. Un pseudonyme, de toute évidence.

Cette nuit-là, je ne dormis pas. Je retournai en vitesse dans l’espace confiné de ma cabine et lus en entier L’Algonquine, et même plus d’une fois certains chapitres. Si, dans un premier temps, j’appréciai que la chose existât sans que j’eusse eu à suer sang et eau pour l’écrire, sans que j’eusse eu à souffrir de ce que ça ne donne jamais vraiment ce qu’on attend, assez rapidement il se produisit que cette joie superficielle fit place à une émotion plus profonde, plus envahissante. Il fallait me l’avouer : je jouissais mieux de ce récit que si j’avais peiné à l’écrire moi-même.

Il y avait là tout pour me surprendre. Cette coïncidence du roman et de l’histoire de l’Algonquine de Senneterre, la résonance de certaines de mes idées sur le déclin de la vie, même de quelques-unes de mes phrases reproduites intégralement, c’était… comment dire ?… c’était presque trop beau. Beau parce que vrai. D’une vérité et d’une beauté qui me faisaient mal et plaisir. Une vérité et une beauté que je n’aurais pas su atteindre par moi-même.

Je ne délaissai L’Algonquine qu’entre Coin-du-Banc et Barachois, au moment de parcourir le banc de sable qui longe le vaste océan, dans son aspect de condensé de forces secrètes. Il y a des moments privilégiés de la vie où la beauté mène à la beauté, et le plaisir intellectuel à celui des sens. Je sentais la fraîcheur de l’été gaspésien à travers la fenêtre sur laquelle mon front tambourinait sa jubilation enfantine.

Au moment de descendre à la petite gare de Barachois, je sortis L’Algonquine de ma poche et le laissai bien à la vue sur un fauteuil inoccupé. Je sais depuis ce moment que certaines joies se pérennisent à être passées au suivant.

André Carpentier

Œuvres d’André Carpentier

Axel et Nicholas suivi de Mémoires d’Axel. Roman-puzzle (1973)

L’aigle volera à travers le soleil, roman (1978)

Rue Saint-Denis, nouvelles (1978)

Du pain des oiseaux, nouvelles (1982)

Journal de mille jours. Carnets 1983-1986 (1988)

De ma blessure atteint et autres détresses, nouvelles (1990)

Carnet sur la fin possible d’un monde, nouvelles (1992)

Gésu Retard. Faits divers montréalais en huit journées et dix-sept dictées sur le temps vécu, roman (1999)

Mendiant de l’infini. Fragments nomades, récit (2002)

Ruelles, jours ouvrables. Flâneries en ruelles montréalaises, récit (2005)

Extraits de cafés. Flâneries en cafés montréalais, récit (2010)

Dylanne et moi, roman (2012)

Moments de parcs. Flânerie en parcs montréalais, récit (2016)

Conversation avec André Carpentier

Michel Lord – Comme nous sommes de vieux amis, on nous permettra le tutoiement. J’ai le goût de commencer ce bref entretien par une question qui, pour banale qu’elle soit, demeure pour moi fondamentale. Qu’est-ce qui t’a amené à l’écriture et spécialement à la nouvelle, toi qui a d’abord été attiré par le roman et qui semble, mais en apparence seulement, on le sait, s’en être éloigné pour explorer d’autres formes littéraires.

André Carpentier – Cher Michel, seras-tu surpris si je te confie que le goût de l’écriture s’est imposé à l’adolescence sous l’influence des poètes romantiques? Vers dix-huit, dix-neuf ans, les œuvres inspiratrices émanaient plutôt des poètes surréalistes. Du côté de la prose, il y a d’abord eu un roman heureusement resté cloué au fond du tiroir (l’histoire d’un jeune gars qui voulait se suicider dans le métro), puis ce que je qualifierais de grosse liasse qui, une fois épurée des deux tiers, est devenue mon premier roman publié. J’aurais dû l’épurer à cent pour cent ! Puis je suis allé étudier à Strasbourg et, au lieu de rédiger la thèse, j’ai écrit L’aigle volera à travers le soleil, un roman fantastique inspiré par un petit village de Lorraine. Quant à la nouvelle, je m’y suis mis au retour parce qu’avec des amis nous avions une revue de bande dessinée (L’Écran, 1974) et que je m’étais engagé à y publier une nouvelle dans les premiers numéros. Le projet du recueil Rue Saint-Denis a débuté dans L’Écran.

Mais j’aimerais revenir sur ta présentation… Tu y mets en perspective la courtepointe de mes pratiques d’écriture. Tu as raison, et cela même si tu ne connais pas tout ! Ces dernières années, j’ai en effet été actif dans le champ de la géopoétique, une théorie-pratique transdisciplinaire ins­pirée des écrits de Kenneth White. J’ai alors surtout publié dans des carnets à diffusion restreinte. Or, j’ai mis, dans ces publications, des proses d’inspiration géopoétique, mais aussi des poèmes. Je ne suis donc pas un écrivain connecté à une pratique générique exclusive. Mais la diversité a ses revers : le fantastique, la nouvelle, la géopoétique, la flânerie, tout ça me tient toujours à l’écart des courants majeurs. Ou bien c’est moi qui me tiens à l’écart par leur truchement, car on dirait bien que j’aime évoluer dans les marges.

Cette pratique à sauts et à gambades, selon l’expression de Montaigne, c’est en quelque sorte ma manière de multiplier les voies d’accès au dialogue avec le monde. La diversité est en effet un outil de fouille, bien qu’elle soit peut-être aussi un dispositif du brouillage des codes. Aux fondements de cette pratique, il y a certes un désir de liberté, mais je dirais surtout une volonté de pluralité, issue d’une aversion à l’égard de l’uniformité. La diversité réfère en effet à la différence et à l’abon­dance, dans lesquelles je me reconnais.

M. L. – Tu parles de poésie à l’origine de ton goût d’écrire, mais dans tes récents Carnets, tu cites abondamment des écrivains, surtout des philosophes, et des plus purs et durs dans le genre (Kant, Nietzsche, Kierkegaard, Sartre, etc.). Cela a-t-il toujours accompagné ton parcours scripturaire et l’a-t-il alimenté, entre autres pour ce qui concerne ta propension à la multiplication des pratiques génériques et aussi ta conception du discours nouvellistique ?

A. C. –  En parallèle d’une vie d’écriture, j’ai eu, comme chacun, et j’ai encore d’autres vies, de conjoint, de prof, de citoyen, etc., mais aussi de lecteur. J’ai toujours été un lecteur hétéroclite, peu tourné vers les modes, plutôt enclin à fouiller les librairies et les bibliothèques à la recherche de mon bien. Ce trait baudelairien (tout homme reconnaît les choses qu’il est destiné à aimer) a imprégné ma vie, et cela depuis bien avant que je croise cette lettre à Wagner. À ce point que j’ai transformé cette citation pour mon compte : tout écrivain reconnaît ce qu’il est destiné à écrire. Il le reconnaît, non dans la mode, qui est un produit fini, mais par sa lecture impersonnelle du monde. Je parle ici de ce détachement, de ce déracinement qui donne tout son sens à l’extrême solitude de l’écriture. Tu n’es jamais plus seul et fragile que dans l’écriture. Par seul, j’entends avec ton imaginaire et ton rapport au langage.

Je suis un écrivain qui pèse et soupèse ses mots. C’est exigeant, c’est long. Je suis un écrivain qui peaufine des phrases. C’est exigeant, c’est long, même dans la nouvelle. Je recherche la précision. Ça coûte cher de l’heure, la précision, surtout quand elle exige le rythme qui lui correspond. J’aime la nouvelle pour l’exigeante expérience de rythme et de précision qu’elle impose. Je me permets cependant d’ajouter que mon rapport à l’écriture est le même dans tous les genres, dans toutes les esthétiques. Dans toutes les pratiques, je demande à l’écriture de m’informer sur ce que je cherche… et que je suis appelé à reconnaître. Ce n’est pas une boutade : il n’y a que le rapport au langage pour me dire ce que je fais. Je ressens cela très fortement ces temps-ci, alors que je retouche des nouvelles en vue de la publication d’un recueil.

M. L. –  Justement, tes nouvelles. Depuis Rue Saint-Denis, tu as exploré le fantastique, la science-fiction, et le réalisme bien sûr, souvent dans des nouvelles où la psychologie — parfois la pathologie — tient le gros bout du bâton. Ton dernier recueil, Carnet sur la fin possible d’un monde, date déjà de 1992, de plus d’un quart de siècle. Pour un lecteur non averti, tu sembles avoir délaissé ce genre, après avoir donné des récits de science-fiction proches du catastrophisme. Mais on sait que tu as toujours écrit et publié des nouvelles en revue depuis ce temps. Chemin faisant, tu n’as jamais cessé de renouveler manières aussi bien que matières. Comment vois-tu ta propre évolution scripturaire nouvellistique ?

A. C. – Je crois que l’écriture et la personne s’engendrent mutuellement, même si elles ne sont pas au service l’une de l’autre. De toute évidence, mes nouvelles ont pris le tour que je pouvais assumer dans le moment de leur écriture. On n’écrit pas la même chose ni de la même manière à vingt-cinq, à cinquante ou à soixante-dix ans. On peut s’acharner sur les mêmes sujets, mais pas de la même manière. Je me suis éloigné du fantastique, non par calcul, mais parce que d’autres truchements vers le sens se sont imposés à moi. Le titre de travail de mon prochain recueil, composé de nouvelles publiées en revues ces dernières années, est : Le P’tit Pierre et autres écorchés. Mes personnages se sont toujours partagés entre la détresse et l’étonnement – je parle de cet étonnement heuristique qui traverse la pensée occidentale depuis Socrate.

Mais que j’ajoute ceci… Ces dernières années, j’ai écrit plusieurs textes qui ne relèvent pas de la fiction. D’une part, des œuvres d’écrivain flâneur, qui entretiennent une relation de front à front avec sa ville ; et d’autre part, ce que j’appelle mes Proses de la mémoire – titre de travail en vue d’un éventuel recueil. La question de la mémoire traverse mon écriture depuis toujours, mais plus impérativement ces dernières années. Disons que je me sens assiégé par le matériau mémoriel, comme si certains comptes avec le passé avaient été laissés en suspens.

M. L. – Pourrais-tu préciser ce que tu entends par détresse et étonnement, qui sont des mots renvoyant certainement à autre chose (ou est-ce proche ?) que ce que l’essai autobiographique de Gabrielle Roy, La détresse et l’enchantement, donne à imaginer ? Je veux demander surtout s’il y a des liens symboliques ou autres entre ce que tes personnages vivent, ce que tu leur fais vivre, éprouver, et ce qui te dérange et t’étonne dans la vie de tous les jours. J’imagine que je veux parler, en tâtonnant un peu comme tu vois, de ton rapport au réel et à la fiction, comment les deux se tordent le cou pour aboutir à l’écriture nouvellistique ou romanesque, et même essayistique.

A. C. – Le mot détresse réfère à mes personnages qui sont toujours dans l’angoisse, dans la solitude, dans l’abandon. En état de besoin. Il évoque leurs signaux de détresse qui dépassent à peine leur aura. Le mot étonnement, lui, renvoie plutôt à l’écrivain qui s’étonne sans cesse de ce qui existe, qui s’étourdit de ce qui a lieu, qui est dérouté par le réservoir inépuisable du réel qui le porte et qui résiste à la compréhension. L’écrivain qui, toujours en processus de questionnement, ne cherche pas de réponses rationnelles au mystère, qui danse plutôt autour de ses motifs d’étonnement, sans jamais conclure. L’écrivain qui refuse le silence, qui évoque, interroge, risque du sens. J’entends le mot sens, ici, à la fois comme sensibilité et comme signification. Et cela, en régime de fiction, n’est possible qu’en se laissant devenir l’autre du récit. C’est la manière de l’écrivain de fiction d’atteindre au dessaisissement, c’est-à-dire de se rendre présent hors de lui-même.

M. L. – Une question toute simple pour clore cet entretien, mais qui, je sais, nécessiterait toute une vie. Quels sont très projets à court, à moyen et à longs termes ?

A. C. – Écrire aussi longtemps que possible, bien sûr, chaque fois m’adressant à un œil qui écoute… D’abord terminer le quatrième et dernier tome de mes flâneries en territoire montréalais, ce que j’appelle mon Quatuor montréalais. Compléter un projet intitulé Les proses de la mémoire, une suite de textes non fictionnels répondant à un objectif mémoriel. Et, à travers ça et autres choses, continuer à écrire et publier des nouvelles en revues et parfois, j’espère plus souvent, en recueils. Tu connais mon argument, j’aime commencer et finir souvent. Je me souhaite par ailleurs d’arriver à écrire un long poème sur Montréal (mon Île), comme je l’ai fait pour le fleuve Saint-Laurent (mon Bleu) ; mais au moment de cet échange, je ne vois toujours rien qui me mette en goût de commencer.

M. L. – Merci, cher André, pour cet entretien fort éclairant sur tes pratiques d’écriture.