N°35 – La Peur et la Joie

J.-H. Rosny

  Joseph Henri Honoré Boex, dit J.-H. Rosny aîné, est l’éminent créateur – parmi d’autres, car on n’est jamais le créateur exclusif d’un genre tout entier – du roman de science-fiction et du récit préhistorique. Mais l’auteur de La Guerre du feu et des Navigateurs de l’infini a également su tourner quelques ingénieuses nouvelles, dans une veine naturaliste savoureuse, teintée de psychologie.

  Né à Bruxelles le 17 février 1856, devenu français en 1890 – tout en restant fidèle à sa nationalité belge – l’écrivain a publié ses premiers livres en collaboration avec son jeune frère, Séraphin Justin François, né le 21 juillet 1859, également à Bruxelles : ils signaient leurs ouvrages d’un commun pseudonyme : « J.-H. Rosny ». Cette collaboration prit fin en juillet 1908, de sorte que les ouvrages postérieurs à cette date sont signés, selon leur auteur, Rosny aîné ou Rosny jeune. Mais le recueil intitulé L’Épave, dont est extraite la présente nouvelle, La Peur et la Joie – choisie par notre ami René Godenne pour Onuphrius – date de 1903, si bien que nous nous trouvons ici dans le domaine commun aux deux frères. Quelle part réelle revient à chacun d’eux dans la rédaction ? C’est ce qu’il est impossible de savoir. Nous jouerons donc le jeu du récit à deux voix, ou à quatre mains, en supposant que l’aîné écrivit les consonnes, le cadet les voyelles.

  Cette nouvelle inclut deux récits, narrés par le même personnage et placés dans le même cadre : « la fin d’un dîner de savants », où l’on « discute sur les émotions ». Le premier récit illustre le sentiment de peur – que Maupassant avait traité magistralement dans deux de ses nouvelles – avec un luxe de détails atroces, lancés sur un mode quelque peu désinvolte, qui lui confère un caractère de comédie morbide. Le second récit est tout à la joie amoureuse, précédée de ses indispensables tourments.

  Notez, chers lecteurs, la brillante illustration qu’a faite de la seconde scène notre amie Sofia Polonsky, dont c’est le premier dessin pour notre revue. Nous la remercions et lui souhaitons la bienvenue dans notre petit cercle.

Fantine Briochard

LA PEUR ET LA JOIE

C’était à la fin d’un dîner de savants. On discutait sur les émotions. Presque tous convenaient que la souffrance, la peur, l’inquiétude, ont des effets beaucoup plus énergiques, beaucoup plus puissants sur l’organisme, que la volupté, la joie, l’espérance. Paul Varin croyait le contraire, – du moins en ce qui concernait sa propre personne.

– J’en puis parler savamment, fit-il en pelant une poire ; j’ai, je crois, éprouvé la plus grande épouvante et la plus grande joie qui puissent échoir à une créature périssable… Et j’ai pu comparer physiologiquement l’intensité de ces émotions contradictoire… 

– Est-ce à dire que vous avez pu les transformer en énergie ? s’écria Chabeaux, les mesurer au galvanomètre ou au calorimètre ? Sinon, rien de fait !

– Fumiste ! répliqua Varin. Est-ce sur des courants électriques ou des échauffements que vous avez établi la théorie contraire à la mienne ? Avez-vous décomposé un acide ou fondu de la glace avec la douleur de vos malades ? Est-ce que telle fièvre qui fait médiocrement souffrir ne semble pas donner plus de chaleur que tel supplice qui tord chaque muscle du patient ? Ma preuve est empruntée à l’organisme même, seul étalon convenable dans l’espèce. D’ailleurs, jugez-en.

Vous savez qu’en 1893 j’ai fait un voyage d’exploration en Afrique, voyage rendu à peu près inutile par l’incurie de notre chef de file… un de ces hommes dont l’excessif optimisme confine à la folie. Je me souviendrai jusqu’à ma dernière heure du 27 juillet 1893, date où nous fûmes enveloppés par une horde de nègres anthropophages et où les dix-neuf vingtièmes de notre caravane succombèrent sous les coups de l’ennemi. Nous nous défendîmes bien. Notre malheureux chef se battit non comme un lion, car ces animaux luttent assez mollement, mais comme un rhinocéros, animal dont il avait la nature furieuse et aveugle. Il tomba parmi les premiers. Mon ami Charles Velpeau et moi tînmes pendant plusieurs heures avec une douzaine d’auxiliaires congolais, à l’abri de quelques troncs d’arbres abattus. Mais nos munitions s’épuisèrent. Vers le crépuscule, un torrent de corps noirs envahit notre retranchement ; nous succombâmes littéralement étouffés par un flot d’êtres humains. Une heure plus tard, nous étions attachés à des ébéniers, au sein de la tribu hurlante. De grands brasiers rougeoyaient sur la plaine ; on y cuisait les corps des gens de l’expédition. Une plèbe atroce dansait, clamait et mangeait. Quant à nous, on nous avait réservés. L’obstination que nous avions mise à nous défendre nous valait d’être destinés à l’estomac des chefs ; ils espéraient, tout en se régalant de nos chairs, hériter de quelques-unes de nos qualités. Une douzaine d’hommes, en tout, se disputaient le plaisir de nous servir de sépulcres. Le festin commença par mon ami Charles. Un Grand Chef, vieillard d’aspect débonnaire, s’approcha du captif et lui fit sauter l’œil droit, qu’il croqua comme une praline, d’un air de fin connaisseur. Un autre chef vint ensuite, – probablement de rang presque égal, – fit sauter l’autre œil et le dévora goulûment. Ces opérations accomplies, une espèce de sorcier fit, avec un charbon de bois, diverses marques sur le corps de mon infortuné compagnon : je savais qu’il indiquait ainsi les portions dévolues aux assistants. Il saisit ensuite Velpeau par la chevelure et se mit à lui trancher, à lui scier plutôt, le cou. Il mit cinq bonnes minutes à détacher la tête, qu’il divisa, à coups de hache, en deux portions ; chaque grand chef reçut un demi-crâne en partage. Les membres, les bras, la poitrine, dépecés lentement, furent l’objet d’une distribution générale. Pour le cœur, on prit des dispositions méticuleuses. Chacun en voulait une portion. Le sorcier le répartit en parts inégales, de manière que chaque chef eût selon son mérite… Je n’ai pas besoin de vous décrire l’état d’épouvante et d’horreur où me jetait cette scène. Vous l’imaginez sans peine aucune. J’attendais mon tour avec des battements de cœur si violents que je les discernais parmi les hideuses clameurs des cannibales. Ce fut d’autant plus atroce qu’on retardait mon supplice. Les chefs rôtirent et dévorèrent tranquillement mon camarade avant d’en venir à moi : fortement bâti, je devais être la pièce de résistance. Mon tour arriva enfin. Le sorcier et les deux chefs principaux arrivaient vers moi, les yeux brillants de convoitise. Le vieillard allait me faire sauter un œil, lorsqu’une pluie de flèches s’abattit sur la plaine, bientôt suivie de hurlements formidables : une tribu ennemie venait de surprendre le camp. J’étais sauvé.

Tel est, conclut Varin, mon cas de peur. Vous avouerez sûrement qu’il est typique.

– Certes ! fit Chabeaux. Mais je ne vois pas quelle mesure vous avez prise de l’intensité de votre frayeur. J’admets qu’elle fut grande… mais comment en comparez-vous les effets à ceux d’une joie ?

– Patience, répliqua Varin. Nous y arrivons. Peu de temps après mon retour d’Afrique, je devins amoureux de Mlle Anne Thébaut. C’était au fond mon premier amour : une vie trop occupée m’avait jusqu’alors mis à l’abri des grandes aventures du cœur. Aussi bien, ce fut un sentiment entier, exclusif qui m’hébétait, qui ne me permettait plus de me livrer à aucun travail. Fis-je, ne fis-je pas ma cour ? Je l’ignore. Lorsque je paraissais en face d’Anne, j’étais pris d’une sorte de paralysie de l’esprit et du corps. Glacé par la timidité, roide, gauche et taciturne, si je laissais voir ma passion, je devais paraître ridicule. Aussi, pénétré du sentiment de ma sottise et de mon inélégance, je perdis vite tout espoir de jamais devenir le mari de mon aimée. Je souffrais à la manière de ces animaux injectés de curare, qui gardent leur sensibilité, mais ne sont plus aptes à se mouvoir.

Dans le même temps, un de mes cousins, Jacques Varin, se mit en tête de plaire à Anne. C’était un beau garçon, souple, câlin, élégant et plein de cet esprit d’à-propos qui, plus que tout, aide à conquérir le cœur des femmes. Il n’aimait pas excessivement la jeune fille : j’étais sûr qu’il eût renoncé sans grand-peine à ses prétentions. Mais, évidemment, il était accueilli le plus aimablement du monde, et, à ce que je croyais, il faisait faire chaque jour des progrès considérables à sa candidature… Les choses en étaient là lorsque, un beau matin, Jacques fut appelé à Alger pour une affaire qui ne souffrait pas de délai et qui devait le retenir quelques semaines. Ce départ coïncidait avec une courte absence des Thébaut, de sorte que Jacques ne put faire ses adieux à Anne.

– Ma foi ! me dit-il, cela tombe mal… J’allais justement faire ma déclaration à la jeune personne. Elle me plaît, elle a la dot qu’il faut… et je suis décidé à faire une fin.

C’était un garçon léger, égoïste, sans esprit d’observation : il ne me vit pas plus pâlir qu’il ne s’était aperçu que j’étais amoureux d’Anne.

– Veux-tu me rendre un service ? fit-il. Sois mon ambassadeur. Je déteste écrire… je n’ai pas le tour de main épistolaire : l’encre et le papier me figent.

Je me révoltai d’abord, puis je vis là comme une sorte de cautérisation sentimentale qui, peut-être, guérirait mon mal. J’acceptai le rôle lamentable qu’on me proposait, je m’y préparai en conscience. Mais lorsque je me trouvai devant Anne, lorsque je vis ses beaux yeux de feu turquin posés sur moi, lorsque ses lèvres coquelicot et cerise me sourirent sur les petites coquilles argentines des dents, je perdis complètement le nord, je n’eus que la force de balbutier des paroles incohérentes :

– Mademoiselle, je viens demander votre… main…

À bout d’inspiration, je m’arrêtai, je cherchai désespérément des paroles dans mon cerveau devenu aussi désert que le Sahara… Soudain, je sentis une petite main de soie, de satin, de duvet, sur la mienne ; j’entendis une voix cristalline qui murmurait :

– Vous m’aimez donc ?… Ah ! que je suis heureuse !…

Le désert s’anima : il s’emplit de mouvement, de fraîcheur, de vie. J’attirai la petite main contre ma bouche… mais alors la joie fut si forte, si pleine, si saisissante, que, ma foi ! je m’évanouis…

Après cela, vous me permettrez de croire, acheva Varin en sucrant son café, que la joie peut bien être un sentiment aussi puissant que la peur !

– Voire ! s’écria Morennes. Vous étiez peut-être débilité lorsque vous parûtes devant Mlle Thébaut.

– Je vous attendais là ! répliqua Varin. C’est en Afrique que j’étais débilité : la fièvre m’avait labouré le système nerveux. Tandis que, lorsque m’arriva ma seconde aventure, j’étais certes un peu affaibli, mais pas d’une manière notable, et ma santé était bonne !…

J.-H. Rosny

N°34 – La Mort du grand Favre


Charles-Ferdinand Ramuz (1878-1947)

  On ne présente pas Charles-Ferdinand Ramuz (1878-1947), le plus emblématique des écrivains de Suisse romande, très connu en dehors de ses frontières comme l’auteur de La Grande Peur dans la montagne (1926). On connaît aussi son Histoire du soldat, mise en musique par Igor Stravinsky en 1917. Les plus familiers de son œuvre et de sa vie connaissent aussi sa lettre à Bernard Grasset (1929) où il explique à l’éditeur parisien que le fait de s’exprimer en français ne fait pas de lui un « Français de France ». Quelle que soit l’importance de la communauté linguistique, chaque peuple a son histoire et donc sa mémoire collective : le sien n’ayant jamais été sujet de Louis XIV, certaines conceptions normatives de style et d’expression lui sont restées étrangères, et il revendique hautement de pouvoir écrire « autrement » dans la langue de Boileau. Auteur de romans, poèmes et essais, Ramuz affectionnait aussi la forme brève et a laissé un certain nombre de « nouvelles et morceaux ».  L’un des exemples les plus représentatifs est « La Mort du grand Favre », dont le protagoniste est un bûcheron herculéen nommé Favre, soupçonné d’avoir tué sa femme et qui exerce, par son gabarit et sa personnalité, un ascendant redoutable sur tous les gens du « pays ». L’arrogant personnage affirme que les lois des hommes ne peuvent rien contre lui, « et peut-être qu’il disait vrai, mais il n’y a pas que les hommes ». Cette phrase laisse entendre que derrière la nature se cachent des forces mystérieuses, et celles-ci finissent par se retourner contre le colosse, que l’on imagine errant en pleine nuit dans la forêt : autre selva oscura infernale, comme dans la Divine Comédie. Ce récit s’apparenterait ainsi à une sorte de « nouvelle exemplaire » ou d’apologue, mais il demeure néanmoins ambigu dans la mesure où, dans l’univers de Ramuz, un « arrière-monde » se devine en transparence, derrière un monde rural et alpin d’une consistance rendue presque palpable par le réalisme et la qualité particulière de sa langue.

  On remarque que « La Mort du grand Favre » est dédié à Alexandre Cingria. Le choix de ce dédicataire, plus familier à un lectorat de Suisse romande, est significatif : frère de l’écrivain Charles-Albert Cingria, Alexandre est avant tout un peintre, à qui l’on doit entre autres de nombreux vitraux dans diverses églises des cantons de Genève, Vaud et Fribourg ; il représente un renouveau de l’art sacré au début du vingtième siècle, équivalent de ce qu’un Georges Rouault a pu apporter en France à la même époque. Ses liens amicaux avec Ramuz, qu’il avait rencontré en 1899, l’ont amené à cofonder avec lui et son frère Charles-Albert des revues destinées à porter également un renouveau dans la littérature romande, tels que les Cahiers vaudois. On comprend donc que cette dédicace, qui peut apparaître de prime abord comme un hommage à un vieil ami, puisse valider l’interprétation du châtiment immanent d’un personnage qui se prend pour une sorte d’übermensch. Enfin, ce texte brouille les frontières entre description et narration, n’étant que le compte-rendu d’une « lecture », par les collègues du bûcheron disparu, des indices et des traces de ses derniers moments sur le relief et la végétation. Lecture rationnelle, sur le modèle de l’enquête policière, mais qui peut aussi dériver vers des lectures plus numineuses, comme si la nature tout entière était une « forêt de symboles ».

Michel Viegnes

LA MORT DU GRAND FAVRE

à Alexandre Cingria.

Ce soir-là, qui était un samedi, ils étaient les cinq à faire du bois dans la forêt de Cluse, qui est une grande forêt, plantée de hêtres et de chênes, mais principalement de hêtres, qui se trouve à une bonne demi-heure du village. Elle n’est pas très montueuse et s’étend à plat de l’ouest à l’est ; et sa lisière nord se continue immédiatement et à plat par des champs qu’elle domine comme un mur ; mais, à sa lisière sud, un ravin se creuse. Et plus on va vers l’est, plus il est profond. Un ruisseau y coule qu’on nomme le Ru, et à mesure qu’il avance, il s’est davantage enfoncé dans l’épaisseur des couches de molasse qui font le sous-sol du pays, qu’il a patiemment usées et sciées ; et un des bords du ravin, celui qui est boisé, est beaucoup plus élevé que l’autre, en sorte que la forêt dégringole là brusquement ; mais partout ailleurs elle est seulement très enchevêtrée, c’est une suite de troncs serrés, avec, par-ci par-là, des ronces et des taillis de framboisiers ; c’est une profondeur obscure sans nuls chemins que ceux que creusent, en profondes ornières dans la terre amollie, les gros chars à sortir le bois.

Ils étaient donc là, dans une clairière, en plein milieu de la forêt, et, comme le jour baissait, ils posèrent leurs haches et remirent leurs vestes, se préparant à s’en aller. Puis ils prirent chacun le panier dans quoi ils avaient apporté leur repas du milieu du jour ; et, ayant allumé leurs pipes, ils passèrent le bras dans l’anse du panier. Seul, le grand Favre, qui était en train d’ébrancher un chêne abattu dans l’après-midi, n’avait point cessé son travail. Et, comme les autres l’appelaient :

– Allez toujours, leur cria-t-il, encore deux ou trois coups de hache et je vous rejoins ; ça me connaît.

Alors, le laissant là, les autres s’en allèrent.

C’était un grand, gros homme aux épaules carrées, avec une moustache rousse qui tombait. On racontait qu’il avait fait mourir sa femme à force de mauvais traitements. Mais cela, quand même on en était sûr, personne n’eût osé le dire tout haut ; on se le chuchotait seulement à l’oreille ; on avait peur de lui à cause de la pesanteur et de la dureté de ses poings. Quand sa femme était morte, il y en avait qui s’étaient détournés de lui ; il était allé à eux, il leur avait dit :

« Qu’est-ce que vous avez que vous ne me saluez plus ? » Ils avaient baissé la tête, ils avaient dit : « On n’a rien contre toi, au contraire. Viens-tu boire un verre ? ». Ainsi, il était devenu le maître du pays ; et déjà avant il en était le maître, mais il l’avait été encore plus qu’avant, n’en faisant plus qu’à son idée. La pauvre était au cimetière ; lui, vivait tranquille, buvant à sa soif, mangeant à sa faim. Et il allait la tête haute. Il disait quelquefois :

– Ils ne me peuvent rien.

Qui était-ce : « ils » ? On ne savait pas, mais à la façon dont il disait cela, on comprenait qu’il entendait par là encore plus qu’il n’y avait dans ses paroles : comme s’il eût dominé la vie et été au-dessus des hommes ; et peut-être qu’il disait vrai, mais il n’y a pas que les hommes.

Il levait sa hache, l’abattant de toutes ses forces contre les durs nœuds du chêne, contre quoi elle rebondissait ; mais, à un second coup, les plus grosses branches cédaient ; ainsi il était allé depuis le haut de l’arbre au bas, où il ne restait plus que les maîtresses branches ; et à mesure qu’elles étaient tranchées, les dégageant de dessous le tronc fracassé, il les portait au tas qui s’élevait rapidement. Et il mettait comme cela un esprit de vanité qui était bien dans sa nature, à faire sa besogne seul et à ne pas l’abandonner avant qu’elle fût terminée.

C’était un triste soir du commencement de novembre, quand il n’y a pas encore de neige, mais le ciel est gris comme pour la neige, et il est bas et traîne sur les champs. Il souille un grand vent qui emporte des arbres les dernières feuilles qui restent ; et ceux dans les vergers sont nus ; et ceux des bois aussi, pour la plupart : il n’y a que les charmilles qui ont des feuilles qu’on dirait découpées dans du métal, tant elles sont résistantes, et elles tintent dans le vent. Il souille un grand vent. Plus de petits oiseaux: tous emportés avec les feuilles. Rien que des vols de corbeaux, aux fortes ailes surmontantes, en mouvants points noirs sur le ciel, se déplaçant l’un devant l’autre, et faisant ensemble un petit nuage qui tourne haut dans l’air et s’abaisse, et s’abat, puis remonte soudain, – et la dernière troupe, avec de grands cris tristes, passait à présent sur le bois. Quand les quatre hommes arrivèrent au village, il faisait tout à fait nuit. Pourtant point de grand Favre. Mais ils ne s’en inquiétèrent point, pensant qu’il s’était attardé ; et chacun rentra chez soi.

Le lendemain non plus, point de grand Favre. Comme c’était un dimanche, personne n’alla au bois. Et ce fut seulement le lundi matin …

Lambelet, qui marchait en tête, leva tout à coup le bras, faisant signe aux autres d’accourir ; puis, comme ils approchaient, il leur montra quelque chose par terre, c’était une flaque de sang à côté du chêne ébranché, où il ne restait qu’une branche à demi­-détachée ; une hache était là, le manche pris dans ce sang qui avait déjà séché. Ils reconnurent tout de suite la hache. Alors, jusqu’à l’endroit où on déposait les paniers, il y avait aussi une traînée de sang. Plus de panier d’ailleurs et de veste pas davantage. Seulement, on avait dû s’arrêter là un moment et s’asseoir, comme on le voyait aux feuilles foulées ; et il y avait de nouveau une flaque de sang. Puis ce ne fut plus que des gouttes, tantôt plus rapprochées, tantôt plus espacées, et à certaines places elles manquaient tout à fait, en sorte qu’elles étaient difficiles à suivre, d’autant plus que le vent souillait toujours, et que, tout le temps, du haut des charmilles, les feuilles une à une tombaient. Mais ils s’y étaient mis les quatre, marchant de front à cinq ou six pas de distance, s’arrêtant parfois, faisant cercle, puis élargissant peu à peu le cercle, jusqu’à ce que l’un ou l’autre criât : « Par ici ! » et ils se réunissaient de nouveau. Car, à présent, ils avaient compris ; et qu’ils n’avaient plus qu’à aller ainsi, sachant bien à quoi ils aboutiraient ; et encore combien de temps, on ne pouvait le dire exactement, mais il n’y a pas beaucoup de sang dans un homme. Et ils pensaient : « Avec ce qu’il y en a là-bas, et tout ce qu’il en a déjà perdu en route, il ne doit plus être bien loin. »

C’est ainsi que l’histoire de cette mort fut d’abord écrite en lettres rouges sur la terre noire du bois. Il avait dû faire tout à fait nuit. On devine ce que c’est que la nuit dans la forêt, sous un ciel voilé de novembre. Quand aucune étoile ne s’allume au ciel, ni aucune lueur de lune ; une absolue épaisseur noire où on ne voit même pas les deux mains qu’on tend devant soi ; et on ne se rend compte de ce qui se présente qu’en le tâtant, comme un aveugle avec ses mains. Encore, il fallait qu’il se fût traîné. Il fallait qu’une de ses jambes eût traîné derrière lui, aux traces qu’elle avait laissées partout où la terre était à nu, et les pluies l’avaient amollie ; il fallait qu’il se fût avancé seulement sur une jambe, en s’aidant des mains ; et d’abord il avait fait encore un petit peu jour, et il avait pu avancer à peu près dans la bonne direction ; puis la nuit était venue, et il s’était mis à tourner en rond.

Les quatre hommes étaient arrivés maintenant à un endroit broussailleux, aux basses ronces traînantes, de celles qui ne perdent pas leurs feuilles l’hiver ; ils trouvèrent là d’abord le panier, qu’on avait jeté ; il y avait à côté une bouteille vide et un restant de pain. Plus loin, ils trouvèrent le chapeau, puis un bandage tout noirci et durci de sang ; et là la broussaine était entièrement foulée, avec, pendant aux ronces, des lambeaux de chemise: on avait dû tomber, on s’était relevé ; on avait dû là aussi tourner en rond longtemps, et il y avait partout des traînées de sang, de plus en plus abondantes, à cause sans doute du bandage qui s’était défait ; et ces ronces ont des longues épines aiguës : on pensait qu’il fallait qu’il se fût traîné là-dedans avec ses mains ; on pensait à cette jambe qu’on avait traînée là-dedans et qui avait dû se prendre et se déchirer là-dedans. Et au prix de quels efforts était-on sorti de là ? Mais on était sorti de là.

Alors venait de nouveau le sous-bois, libre et bien ouvert, cette fois, rien qu’avec son tapis de feuilles ; les troncs y sont assez espacés, étant des troncs de très vieux arbres au large feuillage étalé ; on avait avancé avec moins de peine, avec moins de détours aussi, cependant les taches de sang devenaient de plus en plus fréquentes et on s’était de plus en plus fréquemment arrêté, de fatigue sans doute, et d’épuisement ; et la jambe brisée avait de plus en plus traîné, car la trace qu’elle laissait était à présent marquée de façon continue.

On alla encore un bout. Et, là-bas, vint le ravin. De jour, on ne le voit que quand on est au bord. La nuit rien ne fait prévoir son approche ; le sol, qui va à plat, tout à coup se dérobe ; le trou se creuse sous le pied quand il est trop tard pour le retirer. D’ailleurs, la pente n’est pas tout de suite si raide que quelqu’un qui ait ses deux jambes ne puisse facilement s’en sortir ; mais avec rien qu’une jambe, mais avec cette blessure !… Et les quatre suivaient toujours patiemment les traces de détour en détour. Alors, comme si à ceux que la nuit enveloppe, de même qu’aux aveugles, un sens mystérieux du danger venait (peut-être aussi le bruit du ruisseau), il semblait tout à coup qu’elles eussent voulu, ces traces, éviter le trou ouvert là, car elles en longeaient un moment le bord ; mais sans doute n’était-ce que par hasard, car, quelques pas plus loin, à un des endroits les plus escarpés, il y avait comme une entaille faite avec le talon dans le sol friable : on était tombé sur le dos ou en avant ; on avait glissé dans la terre glaise, et de cette glissade elle avait gardé une espèce de luisant bleuâtre. Un peu plus bas venait un replat, un petit palier ; on s’était arrêté là.

Alors on avait cherché à remonter. Le sang, toujours ce sang, d’abord. Il semblait qu’on en eût secoué là partout, comme avec ces branchettes dont on humecte la lessive quand on commence à repasser. Ce sang, et puis à présent des marques de mains ; dans cette terre molle et grasse, elles étaient restées parfaitement marquées, avec jusqu’aux trous des cinq doigts ; et, ces mains, on les avait étendues devant soi, on les avait posées à plat contre la pente, on les avait enfoncées dans la pente ; puis, à la force des bras, on avait essayé de se tirer en haut. Et les genoux, à leur tour, à chaque petit espace gagné par les mains, s’étaient eux aussi posés et enfoncés. Mais inutilement, car, voilà, on avait glissé en arrière ; et il y avait eu un nouvel essai, puis une nouvelle glissade ; et longtemps cela avait dû durer, mais à la fin la pente molle avait été comme polie, en sorte qu’à un nouveau dernier effort et à une nouvelle dernière glissade en arrière, le replat avait été dépassé: on n’avait plus glissé, on avait roulé, car là vient une première petite paroi de molasse ; et dessous, un talus couvert de hautes prêles ; c’était là seulement qu’on avait pu se raccrocher.

Ah ! lorsqu’ils virent cette place, quand même ils n’étaient pas tendres de cœur, ils ne purent pas s’empêcher de pâlir. Et ils ne vinrent là qu’ensuite, ayant d’abord été jusqu’au fond du ravin, parce qu’ils devinaient ce qu’ils y trouveraient ; mais ils montèrent là ensuite, et ils se mirent à pâlir. Toutes les prêles étaient arrachées. Sur ce raide talus il fallait croire qu’on glissait : on n’avait plus cherché qu’à s’empêcher de glisser ; on s’était accroché à ces prêles à pleines poignées ; et par pleines poignées elles avaient cédé. Il y avait eu un dernier espoir dans une dernière touffe : lentement on l’avait sentie, elle aussi, brin à brin se rompre ; puis il y avait eu probablement un grand cri…

A trois mètres plus bas, coule le ruisseau ; cette dernière paroi est tout à fait à pic, même elle est surplombante, et l’eau coule tout contre, assez profonde à cette place, dans une espèce de canal qu’elle s’est creusé dans la molasse. Le grand Favre était assis là, adossé à cette molasse. Hors du courant rapide, sa tête seulement et le haut de son corps sortaient. Il n’avait pas dû tomber assis, car ses cheveux et sa barbe étaient encore mouillés, il avait dû tomber de tout son long, puis il avait eu la force de se relever ; il avait eu encore la force de s’asseoir, espérant peut-être échapper ainsi à la mort, espérant peut-être que le secours viendrait, appelant sans doute, ainsi adossé, la tête renversée en arrière contre la pierre, se cramponnant des mains au lit tout lisse du ruisseau : combien de temps ? Il crie et il n’y a personne. Il n’y a que la forêt vide, et de l’autre côté, là-bas, il n’y a que les grands champs vides, sur quoi c’est dimanche et novembre, et personne n’y passe, quand même, à présent, il fait jour, car la longue nuit est finie. Il appelle, et il n’y a que ce grand ciel rond et gris, tout uni, d’où descend seulement le froid, et une triste, terne lumière ; et ce froid monte aussi d’en bas ; il appelle, et sa voix faiblit, parce que le froid gagne vers le cœur ; pourtant il appelle, il appelle avec sa faible petite voix ; il essaie de se relever, il retombe ; il ouvre la bouche, et dans sa bouche il n’y a plus de son, elle s’ouvre et se tord à vide ; et à présent ses mains seulement bougent, se déchirant les ongles à la pierre ; et puis, dans ses épaules, il y a un frisson qui passe, tandis que le grand ciel est vide, et seulement là-haut tournent quelques corbeaux.

Ils le trouvèrent, la bouche grande ouverte, les yeux ouverts tout grands, la tête sur l’épaule. Il était presque nu. On voyait le jour à travers sa figure, tellement tout son corps était privé de sang.

Charles-Ferdinand Ramuz