Conversation avec Michel Lord

Onuphrius – Michel Lord, nous avons déjà eu le plaisir de vous rencontrer, dans cette revue, à propos d’une nouvelle d’Albert Laberge, dont vous nous aviez aidé à goûter tout le sel. Aujourd’hui, c’est d’une de vos propres nouvelles que nous nous entretenons. Car le professeur d’université que vous êtes, auteur d’ouvrages et d’articles critiques sur la littérature québécoise, a opéré, depuis quelques mois, une révolution : vous avez commencé une nouvelle vie d’auteur de fiction, de nouvelliste ou, comme on dit au Québec, de nouvelier. Pouvez-vous nous dire ce qui a décidé de ce changement ?

Michel Lord – Je rêvais depuis longtemps d’écrire de la fiction, des nouvelles principalement, et j’en ai publié une douzaine dans la revue XYZ, surtout au cours de ma carrière. Mais j’avais hâte d’être à la retraite pour me libérer de l’obligation de la publication savante à tout prix. C’est venu dans la deuxième année de ma retraite, soit cette année. J’ai écrit tous les jours, l’hiver dernier, comme pris dans une grande vague créatrice. Ça a commencé, en fait, en 2017 par l’écriture et la publication d’une nouvelle autobiographique, L’école Chapais, dans un numéro thématique d’XYZ sur l’école. J’ai remonté dans ma petite enfance et raconté mes débuts dans la vie scolaire.

Quand je me suis mis à l’écriture quotidienne quelques mois plus tard, en février 2018, j’ai continué dans cette veine, mais pas uniquement, débordant de plus en plus vers l’imagination débridée. C’est comme si, dans ces nouvelles, j’avais d’abord voulu recomposer mon passé, aller à la recherche du temps perdu, le mien, dans le Québec des années 1950 à 1980. Puis à l’occasion, je débordais du réel autobiographique et allais vers l’imaginaire. Une deuxième vague va bientôt venir, sans doute plus orientée vers la fiction pure et le fantastique, ou le réalisme magique, vers lequel je suis naturellement porté. Je ne peux pas consacrer tout mon temps à cette belle activité, car je fais encore de la recherche, travaillant cette année sur les nouvelles d’Yves Thériault et, depuis des années, sur l’œuvre narrative d’Anne Hébert, dont certains romans sont de véritables novellas.

O. – Parmi les nouvellistes d’hier ou d’aujourd’hui, francophones ou écrivant dans d’autres langues, quels sont ceux qui vous inspirent particulièrement ?

M. L. – Il y en a beaucoup, car je suis un grand dévoreur de littérature. Je nomme dans le désordre, mais à tout seigneur tout honneur, Boccace, Balzac, Zola, Maupassant, Henry James, Arthur Schnitzler, Yves Thériault, Marie-José Thériault, Adrien Thério, André Carpentier, Madeleine Ferron, Anne Hébert, Paul Morand, Théophile Gautier. La liste pourrait être longue.

O. – Dans Un étrange survenant, que nous proposons aujourd’hui à nos lecteurs, l’ambiance se caractérise tant par le décor – les vastes forêts québécoises, la vie de bûcheron, la rudesse du métier et la défense de la nature – que par le mystère – celui qui plane sur les origines de Jonas, votre personnage. Celui-ci fascine tous les protagonistes du conte : le grand-père, qui se reconnaît en lui, Virginie, subjuguée par sa cour, digne de l’ancienne chevalerie, et jusqu’au narrateur lui-même. En quelque sorte, ce personnage réunit le ciel et la terre : ancré dans la nature, il semble pourtant planer au-dessus d’elle, et échapper tout à fait à son empire dans le finale du conte. Sauriez-vous identifier l’origine de ce personnage dans votre imaginaire ? Et l’origine des autres personnages composant ce conte ?

M. L. – Le grand-père est mon grand-père Lord, que je n’ai pas connu, car il est mort jeune, à cinquante-neuf ans, mais on parlait de lui comme jobber, dans la famille. Mon père travaillait dans son camp de bûcheron quand il était adolescent. Un autre personnage n’est pas totalement imaginé, mais certainement imaginaire : le survenant, provenant du Survenant, roman de la terre de 1945, de la Québécoise Germaine Guèvremont. Ce roman a marqué l’imaginaire des Québécois, car il a été adapté pour la télévision dans les années 1960. Nous en avons suivi les péripéties pendant des années avec avidité. Quant à la fille de mon grand-père, je l’ai « créée » à partir de rien, c’est-à-dire de mon imagination, me prenant pour Dieu qui crée à partir de rien. Je blague, bien sûr.

O. – Au fond, par l’ambiguïté même du finale, cette nouvelle se rattache pleinement à la tradition fantastique. Le doute est semé dans l’esprit du lecteur : que sont devenus Jonas et Virginie, et qu’est devenu le grand-père à leur suite ? Leur disparition est-elle naturelle ? Mais cette fin ne peut-elle encore être expliquée rationnellement (il y a malheureusement de nombreux cas de disparitions inexpliquées, accidentelles ou d’origine criminelle) ? Avez-vous souhaité laisser au lecteur le soin d’émettre diverses hypothèses sur le devenir des personnages ?

M. L. – Je ne pensais pas au lecteur quand j’ai écrit cette nouvelle. J’étais emporté par la plume (le clavier) et une sorte de flot discursif. Notre écriture nous surprend nous-mêmes parfois, surtout si on quitte les sentiers battus du réalisme strict. C’est ce dont je me rends compte parfois quand je me laisse emporter par l’imagination, la folle du logis, qui n’est pas si folle que ça. Jouer avec à la fois la nature et le surnaturel nous amène parfois très loin. Pour le lecteur, oui, je veux bien qu’il se fasse sa propre idée, car le finale est ouvert sur toute possibilité. Il répond aux exigences de liberté de deux genres : le fantastique ou le réalisme magique, et la nouvelle. Dans le premier cas, il y a l’incertain quant à la réalité et l’irréel, la nature et la surnature, le normal et l’étrange ; dans l’autre, il y a l’idée que dire moins peut suggérer plus. Dans ces genres, on ne dit pas tout, sinon tout s’aplatirait ; on laisse le sens aller là où il peut, où il veut, selon les lecteurs, les lectures… Pour parodier le Petit Larousse, je pourrais dire qu’écrire, pour moi, c’est un peu semer à tous vents…

O. – Si la filiation fantastique est nettement visible, il en est une autre, qui apparaît plus subrepticement dans le conte : celle du nouveau roman. En effet, la narration est subitement perturbée dans son caractère linéaire et directionnel, lorsque le narrateur affirme : « Je n’ai jamais eu l’occasion de rencontrer tante Virginie », alors qu’il la décrit un peu plus tôt comme « grande, magnifique, travailleuse et pleine de santé », et qu’il assiste ensuite à son mariage. De même, le narrateur montre, tout au long du récit, une parfaite connaissance d’un grand-père qu’il a vu vivre à ses côtés ; mais les conventions sont brisées brusquement quand il est dit : « C’est pourquoi je ne l’ai pas connu. » Que signifie pour vous, profondément, ce procédé déstabilisant ? Car dans le récit fantastique classique, c’est l’action qui est étrange, tandis que la narration reste un point d’ancrage dans la rationalité !

M. L. – Je ne saurais répondre à cette question par une réponse bétonnée. Je pourrais invoquer la licence poétique. Notez qu’on peut décrire un personnage par le truchement de ce que les autres nous en ont dit. Tous ces personnages sont un peu des figures de légendes, et la légende est souvent portée par la rumeur publique et sociale, qui diffuse toutes sortes d’informations, vraies ou fausses, sur le monde. On en prend ce qu’on veut, ce qu’on peut. Tout est question de vouloir et de pouvoir. Par ailleurs, je n’ai pas conscience d’avoir donné dans les techniques du nouveau roman, que j’ai fréquenté un temps, il est vrai. Mais il est certain que je ne veux pas écrire de manière traditionnelle ; j’affectionne les iconoclastes, les novateurs (James Joyce, Céline – pour le style –, Jacques Ferron), mais je désire demeurer lisible. Peut-être que ces « incohérences » que vous soulevez prennent leur source dans le fait que je n’ai pas connu mon grand-père paternel, et que d’en parler m’en rapproche dangereusement, comme si je l’avais connu, tout comme les personnages de son entourage dont j’imagine les paroles, les actions et les passions passées. Il y a là un jeu de distanciation et de rapprochement mystérieux, qui me mène sur des sentiers narratifs incertains, mais merveilleux.

O. – Comment envisagez-vous l’avenir ? Vous consacrerez-vous exclusivement à l’écriture de fiction ? Ou conserverez-vous une part de votre temps pour l’écriture scientifique, critique ou académique ?

M. L. – Tout reste sur la table. Je suis un grand insatiable, lecteur boulimique et écrivant (selon la formule de Barthes) qui tend à vouloir devenir écrivain. Je continue dans ces deux voies, mais j’aimerais bien un jour me consacrer entièrement à la fiction. Ça me travaille et j’y travaille.

O. – Cher Michel Lord, merci beaucoup de cet entretien !

Propos recueillis par Reinette Sahraoui

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