N°34 – La Mort du grand Favre


Charles-Ferdinand Ramuz (1878-1947)

  On ne présente pas Charles-Ferdinand Ramuz (1878-1947), le plus emblématique des écrivains de Suisse romande, très connu en dehors de ses frontières comme l’auteur de La Grande Peur dans la montagne (1926). On connaît aussi son Histoire du soldat, mise en musique par Igor Stravinsky en 1917. Les plus familiers de son œuvre et de sa vie connaissent aussi sa lettre à Bernard Grasset (1929) où il explique à l’éditeur parisien que le fait de s’exprimer en français ne fait pas de lui un « Français de France ». Quelle que soit l’importance de la communauté linguistique, chaque peuple a son histoire et donc sa mémoire collective : le sien n’ayant jamais été sujet de Louis XIV, certaines conceptions normatives de style et d’expression lui sont restées étrangères, et il revendique hautement de pouvoir écrire « autrement » dans la langue de Boileau. Auteur de romans, poèmes et essais, Ramuz affectionnait aussi la forme brève et a laissé un certain nombre de « nouvelles et morceaux ».  L’un des exemples les plus représentatifs est « La Mort du grand Favre », dont le protagoniste est un bûcheron herculéen nommé Favre, soupçonné d’avoir tué sa femme et qui exerce, par son gabarit et sa personnalité, un ascendant redoutable sur tous les gens du « pays ». L’arrogant personnage affirme que les lois des hommes ne peuvent rien contre lui, « et peut-être qu’il disait vrai, mais il n’y a pas que les hommes ». Cette phrase laisse entendre que derrière la nature se cachent des forces mystérieuses, et celles-ci finissent par se retourner contre le colosse, que l’on imagine errant en pleine nuit dans la forêt : autre selva oscura infernale, comme dans la Divine Comédie. Ce récit s’apparenterait ainsi à une sorte de « nouvelle exemplaire » ou d’apologue, mais il demeure néanmoins ambigu dans la mesure où, dans l’univers de Ramuz, un « arrière-monde » se devine en transparence, derrière un monde rural et alpin d’une consistance rendue presque palpable par le réalisme et la qualité particulière de sa langue.

  On remarque que « La Mort du grand Favre » est dédié à Alexandre Cingria. Le choix de ce dédicataire, plus familier à un lectorat de Suisse romande, est significatif : frère de l’écrivain Charles-Albert Cingria, Alexandre est avant tout un peintre, à qui l’on doit entre autres de nombreux vitraux dans diverses églises des cantons de Genève, Vaud et Fribourg ; il représente un renouveau de l’art sacré au début du vingtième siècle, équivalent de ce qu’un Georges Rouault a pu apporter en France à la même époque. Ses liens amicaux avec Ramuz, qu’il avait rencontré en 1899, l’ont amené à cofonder avec lui et son frère Charles-Albert des revues destinées à porter également un renouveau dans la littérature romande, tels que les Cahiers vaudois. On comprend donc que cette dédicace, qui peut apparaître de prime abord comme un hommage à un vieil ami, puisse valider l’interprétation du châtiment immanent d’un personnage qui se prend pour une sorte d’übermensch. Enfin, ce texte brouille les frontières entre description et narration, n’étant que le compte-rendu d’une « lecture », par les collègues du bûcheron disparu, des indices et des traces de ses derniers moments sur le relief et la végétation. Lecture rationnelle, sur le modèle de l’enquête policière, mais qui peut aussi dériver vers des lectures plus numineuses, comme si la nature tout entière était une « forêt de symboles ».

Michel Viegnes

LA MORT DU GRAND FAVRE

à Alexandre Cingria.

Ce soir-là, qui était un samedi, ils étaient les cinq à faire du bois dans la forêt de Cluse, qui est une grande forêt, plantée de hêtres et de chênes, mais principalement de hêtres, qui se trouve à une bonne demi-heure du village. Elle n’est pas très montueuse et s’étend à plat de l’ouest à l’est ; et sa lisière nord se continue immédiatement et à plat par des champs qu’elle domine comme un mur ; mais, à sa lisière sud, un ravin se creuse. Et plus on va vers l’est, plus il est profond. Un ruisseau y coule qu’on nomme le Ru, et à mesure qu’il avance, il s’est davantage enfoncé dans l’épaisseur des couches de molasse qui font le sous-sol du pays, qu’il a patiemment usées et sciées ; et un des bords du ravin, celui qui est boisé, est beaucoup plus élevé que l’autre, en sorte que la forêt dégringole là brusquement ; mais partout ailleurs elle est seulement très enchevêtrée, c’est une suite de troncs serrés, avec, par-ci par-là, des ronces et des taillis de framboisiers ; c’est une profondeur obscure sans nuls chemins que ceux que creusent, en profondes ornières dans la terre amollie, les gros chars à sortir le bois.

Ils étaient donc là, dans une clairière, en plein milieu de la forêt, et, comme le jour baissait, ils posèrent leurs haches et remirent leurs vestes, se préparant à s’en aller. Puis ils prirent chacun le panier dans quoi ils avaient apporté leur repas du milieu du jour ; et, ayant allumé leurs pipes, ils passèrent le bras dans l’anse du panier. Seul, le grand Favre, qui était en train d’ébrancher un chêne abattu dans l’après-midi, n’avait point cessé son travail. Et, comme les autres l’appelaient :

– Allez toujours, leur cria-t-il, encore deux ou trois coups de hache et je vous rejoins ; ça me connaît.

Alors, le laissant là, les autres s’en allèrent.

C’était un grand, gros homme aux épaules carrées, avec une moustache rousse qui tombait. On racontait qu’il avait fait mourir sa femme à force de mauvais traitements. Mais cela, quand même on en était sûr, personne n’eût osé le dire tout haut ; on se le chuchotait seulement à l’oreille ; on avait peur de lui à cause de la pesanteur et de la dureté de ses poings. Quand sa femme était morte, il y en avait qui s’étaient détournés de lui ; il était allé à eux, il leur avait dit :

« Qu’est-ce que vous avez que vous ne me saluez plus ? » Ils avaient baissé la tête, ils avaient dit : « On n’a rien contre toi, au contraire. Viens-tu boire un verre ? ». Ainsi, il était devenu le maître du pays ; et déjà avant il en était le maître, mais il l’avait été encore plus qu’avant, n’en faisant plus qu’à son idée. La pauvre était au cimetière ; lui, vivait tranquille, buvant à sa soif, mangeant à sa faim. Et il allait la tête haute. Il disait quelquefois :

– Ils ne me peuvent rien.

Qui était-ce : « ils » ? On ne savait pas, mais à la façon dont il disait cela, on comprenait qu’il entendait par là encore plus qu’il n’y avait dans ses paroles : comme s’il eût dominé la vie et été au-dessus des hommes ; et peut-être qu’il disait vrai, mais il n’y a pas que les hommes.

Il levait sa hache, l’abattant de toutes ses forces contre les durs nœuds du chêne, contre quoi elle rebondissait ; mais, à un second coup, les plus grosses branches cédaient ; ainsi il était allé depuis le haut de l’arbre au bas, où il ne restait plus que les maîtresses branches ; et à mesure qu’elles étaient tranchées, les dégageant de dessous le tronc fracassé, il les portait au tas qui s’élevait rapidement. Et il mettait comme cela un esprit de vanité qui était bien dans sa nature, à faire sa besogne seul et à ne pas l’abandonner avant qu’elle fût terminée.

C’était un triste soir du commencement de novembre, quand il n’y a pas encore de neige, mais le ciel est gris comme pour la neige, et il est bas et traîne sur les champs. Il souille un grand vent qui emporte des arbres les dernières feuilles qui restent ; et ceux dans les vergers sont nus ; et ceux des bois aussi, pour la plupart : il n’y a que les charmilles qui ont des feuilles qu’on dirait découpées dans du métal, tant elles sont résistantes, et elles tintent dans le vent. Il souille un grand vent. Plus de petits oiseaux: tous emportés avec les feuilles. Rien que des vols de corbeaux, aux fortes ailes surmontantes, en mouvants points noirs sur le ciel, se déplaçant l’un devant l’autre, et faisant ensemble un petit nuage qui tourne haut dans l’air et s’abaisse, et s’abat, puis remonte soudain, – et la dernière troupe, avec de grands cris tristes, passait à présent sur le bois. Quand les quatre hommes arrivèrent au village, il faisait tout à fait nuit. Pourtant point de grand Favre. Mais ils ne s’en inquiétèrent point, pensant qu’il s’était attardé ; et chacun rentra chez soi.

Le lendemain non plus, point de grand Favre. Comme c’était un dimanche, personne n’alla au bois. Et ce fut seulement le lundi matin …

Lambelet, qui marchait en tête, leva tout à coup le bras, faisant signe aux autres d’accourir ; puis, comme ils approchaient, il leur montra quelque chose par terre, c’était une flaque de sang à côté du chêne ébranché, où il ne restait qu’une branche à demi­-détachée ; une hache était là, le manche pris dans ce sang qui avait déjà séché. Ils reconnurent tout de suite la hache. Alors, jusqu’à l’endroit où on déposait les paniers, il y avait aussi une traînée de sang. Plus de panier d’ailleurs et de veste pas davantage. Seulement, on avait dû s’arrêter là un moment et s’asseoir, comme on le voyait aux feuilles foulées ; et il y avait de nouveau une flaque de sang. Puis ce ne fut plus que des gouttes, tantôt plus rapprochées, tantôt plus espacées, et à certaines places elles manquaient tout à fait, en sorte qu’elles étaient difficiles à suivre, d’autant plus que le vent souillait toujours, et que, tout le temps, du haut des charmilles, les feuilles une à une tombaient. Mais ils s’y étaient mis les quatre, marchant de front à cinq ou six pas de distance, s’arrêtant parfois, faisant cercle, puis élargissant peu à peu le cercle, jusqu’à ce que l’un ou l’autre criât : « Par ici ! » et ils se réunissaient de nouveau. Car, à présent, ils avaient compris ; et qu’ils n’avaient plus qu’à aller ainsi, sachant bien à quoi ils aboutiraient ; et encore combien de temps, on ne pouvait le dire exactement, mais il n’y a pas beaucoup de sang dans un homme. Et ils pensaient : « Avec ce qu’il y en a là-bas, et tout ce qu’il en a déjà perdu en route, il ne doit plus être bien loin. »

C’est ainsi que l’histoire de cette mort fut d’abord écrite en lettres rouges sur la terre noire du bois. Il avait dû faire tout à fait nuit. On devine ce que c’est que la nuit dans la forêt, sous un ciel voilé de novembre. Quand aucune étoile ne s’allume au ciel, ni aucune lueur de lune ; une absolue épaisseur noire où on ne voit même pas les deux mains qu’on tend devant soi ; et on ne se rend compte de ce qui se présente qu’en le tâtant, comme un aveugle avec ses mains. Encore, il fallait qu’il se fût traîné. Il fallait qu’une de ses jambes eût traîné derrière lui, aux traces qu’elle avait laissées partout où la terre était à nu, et les pluies l’avaient amollie ; il fallait qu’il se fût avancé seulement sur une jambe, en s’aidant des mains ; et d’abord il avait fait encore un petit peu jour, et il avait pu avancer à peu près dans la bonne direction ; puis la nuit était venue, et il s’était mis à tourner en rond.

Les quatre hommes étaient arrivés maintenant à un endroit broussailleux, aux basses ronces traînantes, de celles qui ne perdent pas leurs feuilles l’hiver ; ils trouvèrent là d’abord le panier, qu’on avait jeté ; il y avait à côté une bouteille vide et un restant de pain. Plus loin, ils trouvèrent le chapeau, puis un bandage tout noirci et durci de sang ; et là la broussaine était entièrement foulée, avec, pendant aux ronces, des lambeaux de chemise: on avait dû tomber, on s’était relevé ; on avait dû là aussi tourner en rond longtemps, et il y avait partout des traînées de sang, de plus en plus abondantes, à cause sans doute du bandage qui s’était défait ; et ces ronces ont des longues épines aiguës : on pensait qu’il fallait qu’il se fût traîné là-dedans avec ses mains ; on pensait à cette jambe qu’on avait traînée là-dedans et qui avait dû se prendre et se déchirer là-dedans. Et au prix de quels efforts était-on sorti de là ? Mais on était sorti de là.

Alors venait de nouveau le sous-bois, libre et bien ouvert, cette fois, rien qu’avec son tapis de feuilles ; les troncs y sont assez espacés, étant des troncs de très vieux arbres au large feuillage étalé ; on avait avancé avec moins de peine, avec moins de détours aussi, cependant les taches de sang devenaient de plus en plus fréquentes et on s’était de plus en plus fréquemment arrêté, de fatigue sans doute, et d’épuisement ; et la jambe brisée avait de plus en plus traîné, car la trace qu’elle laissait était à présent marquée de façon continue.

On alla encore un bout. Et, là-bas, vint le ravin. De jour, on ne le voit que quand on est au bord. La nuit rien ne fait prévoir son approche ; le sol, qui va à plat, tout à coup se dérobe ; le trou se creuse sous le pied quand il est trop tard pour le retirer. D’ailleurs, la pente n’est pas tout de suite si raide que quelqu’un qui ait ses deux jambes ne puisse facilement s’en sortir ; mais avec rien qu’une jambe, mais avec cette blessure !… Et les quatre suivaient toujours patiemment les traces de détour en détour. Alors, comme si à ceux que la nuit enveloppe, de même qu’aux aveugles, un sens mystérieux du danger venait (peut-être aussi le bruit du ruisseau), il semblait tout à coup qu’elles eussent voulu, ces traces, éviter le trou ouvert là, car elles en longeaient un moment le bord ; mais sans doute n’était-ce que par hasard, car, quelques pas plus loin, à un des endroits les plus escarpés, il y avait comme une entaille faite avec le talon dans le sol friable : on était tombé sur le dos ou en avant ; on avait glissé dans la terre glaise, et de cette glissade elle avait gardé une espèce de luisant bleuâtre. Un peu plus bas venait un replat, un petit palier ; on s’était arrêté là.

Alors on avait cherché à remonter. Le sang, toujours ce sang, d’abord. Il semblait qu’on en eût secoué là partout, comme avec ces branchettes dont on humecte la lessive quand on commence à repasser. Ce sang, et puis à présent des marques de mains ; dans cette terre molle et grasse, elles étaient restées parfaitement marquées, avec jusqu’aux trous des cinq doigts ; et, ces mains, on les avait étendues devant soi, on les avait posées à plat contre la pente, on les avait enfoncées dans la pente ; puis, à la force des bras, on avait essayé de se tirer en haut. Et les genoux, à leur tour, à chaque petit espace gagné par les mains, s’étaient eux aussi posés et enfoncés. Mais inutilement, car, voilà, on avait glissé en arrière ; et il y avait eu un nouvel essai, puis une nouvelle glissade ; et longtemps cela avait dû durer, mais à la fin la pente molle avait été comme polie, en sorte qu’à un nouveau dernier effort et à une nouvelle dernière glissade en arrière, le replat avait été dépassé: on n’avait plus glissé, on avait roulé, car là vient une première petite paroi de molasse ; et dessous, un talus couvert de hautes prêles ; c’était là seulement qu’on avait pu se raccrocher.

Ah ! lorsqu’ils virent cette place, quand même ils n’étaient pas tendres de cœur, ils ne purent pas s’empêcher de pâlir. Et ils ne vinrent là qu’ensuite, ayant d’abord été jusqu’au fond du ravin, parce qu’ils devinaient ce qu’ils y trouveraient ; mais ils montèrent là ensuite, et ils se mirent à pâlir. Toutes les prêles étaient arrachées. Sur ce raide talus il fallait croire qu’on glissait : on n’avait plus cherché qu’à s’empêcher de glisser ; on s’était accroché à ces prêles à pleines poignées ; et par pleines poignées elles avaient cédé. Il y avait eu un dernier espoir dans une dernière touffe : lentement on l’avait sentie, elle aussi, brin à brin se rompre ; puis il y avait eu probablement un grand cri…

A trois mètres plus bas, coule le ruisseau ; cette dernière paroi est tout à fait à pic, même elle est surplombante, et l’eau coule tout contre, assez profonde à cette place, dans une espèce de canal qu’elle s’est creusé dans la molasse. Le grand Favre était assis là, adossé à cette molasse. Hors du courant rapide, sa tête seulement et le haut de son corps sortaient. Il n’avait pas dû tomber assis, car ses cheveux et sa barbe étaient encore mouillés, il avait dû tomber de tout son long, puis il avait eu la force de se relever ; il avait eu encore la force de s’asseoir, espérant peut-être échapper ainsi à la mort, espérant peut-être que le secours viendrait, appelant sans doute, ainsi adossé, la tête renversée en arrière contre la pierre, se cramponnant des mains au lit tout lisse du ruisseau : combien de temps ? Il crie et il n’y a personne. Il n’y a que la forêt vide, et de l’autre côté, là-bas, il n’y a que les grands champs vides, sur quoi c’est dimanche et novembre, et personne n’y passe, quand même, à présent, il fait jour, car la longue nuit est finie. Il appelle, et il n’y a que ce grand ciel rond et gris, tout uni, d’où descend seulement le froid, et une triste, terne lumière ; et ce froid monte aussi d’en bas ; il appelle, et sa voix faiblit, parce que le froid gagne vers le cœur ; pourtant il appelle, il appelle avec sa faible petite voix ; il essaie de se relever, il retombe ; il ouvre la bouche, et dans sa bouche il n’y a plus de son, elle s’ouvre et se tord à vide ; et à présent ses mains seulement bougent, se déchirant les ongles à la pierre ; et puis, dans ses épaules, il y a un frisson qui passe, tandis que le grand ciel est vide, et seulement là-haut tournent quelques corbeaux.

Ils le trouvèrent, la bouche grande ouverte, les yeux ouverts tout grands, la tête sur l’épaule. Il était presque nu. On voyait le jour à travers sa figure, tellement tout son corps était privé de sang.

Charles-Ferdinand Ramuz

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