N°35 – La Peur et la Joie

J.-H. Rosny

  Joseph Henri Honoré Boex, dit J.-H. Rosny aîné, est l’éminent créateur – parmi d’autres, car on n’est jamais le créateur exclusif d’un genre tout entier – du roman de science-fiction et du récit préhistorique. Mais l’auteur de La Guerre du feu et des Navigateurs de l’infini a également su tourner quelques ingénieuses nouvelles, dans une veine naturaliste savoureuse, teintée de psychologie.

  Né à Bruxelles le 17 février 1856, devenu français en 1890 – tout en restant fidèle à sa nationalité belge – l’écrivain a publié ses premiers livres en collaboration avec son jeune frère, Séraphin Justin François, né le 21 juillet 1859, également à Bruxelles : ils signaient leurs ouvrages d’un commun pseudonyme : « J.-H. Rosny ». Cette collaboration prit fin en juillet 1908, de sorte que les ouvrages postérieurs à cette date sont signés, selon leur auteur, Rosny aîné ou Rosny jeune. Mais le recueil intitulé L’Épave, dont est extraite la présente nouvelle, La Peur et la Joie – choisie par notre ami René Godenne pour Onuphrius – date de 1903, si bien que nous nous trouvons ici dans le domaine commun aux deux frères. Quelle part réelle revient à chacun d’eux dans la rédaction ? C’est ce qu’il est impossible de savoir. Nous jouerons donc le jeu du récit à deux voix, ou à quatre mains, en supposant que l’aîné écrivit les consonnes, le cadet les voyelles.

  Cette nouvelle inclut deux récits, narrés par le même personnage et placés dans le même cadre : « la fin d’un dîner de savants », où l’on « discute sur les émotions ». Le premier récit illustre le sentiment de peur – que Maupassant avait traité magistralement dans deux de ses nouvelles – avec un luxe de détails atroces, lancés sur un mode quelque peu désinvolte, qui lui confère un caractère de comédie morbide. Le second récit est tout à la joie amoureuse, précédée de ses indispensables tourments.

  Notez, chers lecteurs, la brillante illustration qu’a faite de la seconde scène notre amie Sofia Polonsky, dont c’est le premier dessin pour notre revue. Nous la remercions et lui souhaitons la bienvenue dans notre petit cercle.

Fantine Briochard

LA PEUR ET LA JOIE

C’était à la fin d’un dîner de savants. On discutait sur les émotions. Presque tous convenaient que la souffrance, la peur, l’inquiétude, ont des effets beaucoup plus énergiques, beaucoup plus puissants sur l’organisme, que la volupté, la joie, l’espérance. Paul Varin croyait le contraire, – du moins en ce qui concernait sa propre personne.

– J’en puis parler savamment, fit-il en pelant une poire ; j’ai, je crois, éprouvé la plus grande épouvante et la plus grande joie qui puissent échoir à une créature périssable… Et j’ai pu comparer physiologiquement l’intensité de ces émotions contradictoire… 

– Est-ce à dire que vous avez pu les transformer en énergie ? s’écria Chabeaux, les mesurer au galvanomètre ou au calorimètre ? Sinon, rien de fait !

– Fumiste ! répliqua Varin. Est-ce sur des courants électriques ou des échauffements que vous avez établi la théorie contraire à la mienne ? Avez-vous décomposé un acide ou fondu de la glace avec la douleur de vos malades ? Est-ce que telle fièvre qui fait médiocrement souffrir ne semble pas donner plus de chaleur que tel supplice qui tord chaque muscle du patient ? Ma preuve est empruntée à l’organisme même, seul étalon convenable dans l’espèce. D’ailleurs, jugez-en.

Vous savez qu’en 1893 j’ai fait un voyage d’exploration en Afrique, voyage rendu à peu près inutile par l’incurie de notre chef de file… un de ces hommes dont l’excessif optimisme confine à la folie. Je me souviendrai jusqu’à ma dernière heure du 27 juillet 1893, date où nous fûmes enveloppés par une horde de nègres anthropophages et où les dix-neuf vingtièmes de notre caravane succombèrent sous les coups de l’ennemi. Nous nous défendîmes bien. Notre malheureux chef se battit non comme un lion, car ces animaux luttent assez mollement, mais comme un rhinocéros, animal dont il avait la nature furieuse et aveugle. Il tomba parmi les premiers. Mon ami Charles Velpeau et moi tînmes pendant plusieurs heures avec une douzaine d’auxiliaires congolais, à l’abri de quelques troncs d’arbres abattus. Mais nos munitions s’épuisèrent. Vers le crépuscule, un torrent de corps noirs envahit notre retranchement ; nous succombâmes littéralement étouffés par un flot d’êtres humains. Une heure plus tard, nous étions attachés à des ébéniers, au sein de la tribu hurlante. De grands brasiers rougeoyaient sur la plaine ; on y cuisait les corps des gens de l’expédition. Une plèbe atroce dansait, clamait et mangeait. Quant à nous, on nous avait réservés. L’obstination que nous avions mise à nous défendre nous valait d’être destinés à l’estomac des chefs ; ils espéraient, tout en se régalant de nos chairs, hériter de quelques-unes de nos qualités. Une douzaine d’hommes, en tout, se disputaient le plaisir de nous servir de sépulcres. Le festin commença par mon ami Charles. Un Grand Chef, vieillard d’aspect débonnaire, s’approcha du captif et lui fit sauter l’œil droit, qu’il croqua comme une praline, d’un air de fin connaisseur. Un autre chef vint ensuite, – probablement de rang presque égal, – fit sauter l’autre œil et le dévora goulûment. Ces opérations accomplies, une espèce de sorcier fit, avec un charbon de bois, diverses marques sur le corps de mon infortuné compagnon : je savais qu’il indiquait ainsi les portions dévolues aux assistants. Il saisit ensuite Velpeau par la chevelure et se mit à lui trancher, à lui scier plutôt, le cou. Il mit cinq bonnes minutes à détacher la tête, qu’il divisa, à coups de hache, en deux portions ; chaque grand chef reçut un demi-crâne en partage. Les membres, les bras, la poitrine, dépecés lentement, furent l’objet d’une distribution générale. Pour le cœur, on prit des dispositions méticuleuses. Chacun en voulait une portion. Le sorcier le répartit en parts inégales, de manière que chaque chef eût selon son mérite… Je n’ai pas besoin de vous décrire l’état d’épouvante et d’horreur où me jetait cette scène. Vous l’imaginez sans peine aucune. J’attendais mon tour avec des battements de cœur si violents que je les discernais parmi les hideuses clameurs des cannibales. Ce fut d’autant plus atroce qu’on retardait mon supplice. Les chefs rôtirent et dévorèrent tranquillement mon camarade avant d’en venir à moi : fortement bâti, je devais être la pièce de résistance. Mon tour arriva enfin. Le sorcier et les deux chefs principaux arrivaient vers moi, les yeux brillants de convoitise. Le vieillard allait me faire sauter un œil, lorsqu’une pluie de flèches s’abattit sur la plaine, bientôt suivie de hurlements formidables : une tribu ennemie venait de surprendre le camp. J’étais sauvé.

Tel est, conclut Varin, mon cas de peur. Vous avouerez sûrement qu’il est typique.

– Certes ! fit Chabeaux. Mais je ne vois pas quelle mesure vous avez prise de l’intensité de votre frayeur. J’admets qu’elle fut grande… mais comment en comparez-vous les effets à ceux d’une joie ?

– Patience, répliqua Varin. Nous y arrivons. Peu de temps après mon retour d’Afrique, je devins amoureux de Mlle Anne Thébaut. C’était au fond mon premier amour : une vie trop occupée m’avait jusqu’alors mis à l’abri des grandes aventures du cœur. Aussi bien, ce fut un sentiment entier, exclusif qui m’hébétait, qui ne me permettait plus de me livrer à aucun travail. Fis-je, ne fis-je pas ma cour ? Je l’ignore. Lorsque je paraissais en face d’Anne, j’étais pris d’une sorte de paralysie de l’esprit et du corps. Glacé par la timidité, roide, gauche et taciturne, si je laissais voir ma passion, je devais paraître ridicule. Aussi, pénétré du sentiment de ma sottise et de mon inélégance, je perdis vite tout espoir de jamais devenir le mari de mon aimée. Je souffrais à la manière de ces animaux injectés de curare, qui gardent leur sensibilité, mais ne sont plus aptes à se mouvoir.

Dans le même temps, un de mes cousins, Jacques Varin, se mit en tête de plaire à Anne. C’était un beau garçon, souple, câlin, élégant et plein de cet esprit d’à-propos qui, plus que tout, aide à conquérir le cœur des femmes. Il n’aimait pas excessivement la jeune fille : j’étais sûr qu’il eût renoncé sans grand-peine à ses prétentions. Mais, évidemment, il était accueilli le plus aimablement du monde, et, à ce que je croyais, il faisait faire chaque jour des progrès considérables à sa candidature… Les choses en étaient là lorsque, un beau matin, Jacques fut appelé à Alger pour une affaire qui ne souffrait pas de délai et qui devait le retenir quelques semaines. Ce départ coïncidait avec une courte absence des Thébaut, de sorte que Jacques ne put faire ses adieux à Anne.

– Ma foi ! me dit-il, cela tombe mal… J’allais justement faire ma déclaration à la jeune personne. Elle me plaît, elle a la dot qu’il faut… et je suis décidé à faire une fin.

C’était un garçon léger, égoïste, sans esprit d’observation : il ne me vit pas plus pâlir qu’il ne s’était aperçu que j’étais amoureux d’Anne.

– Veux-tu me rendre un service ? fit-il. Sois mon ambassadeur. Je déteste écrire… je n’ai pas le tour de main épistolaire : l’encre et le papier me figent.

Je me révoltai d’abord, puis je vis là comme une sorte de cautérisation sentimentale qui, peut-être, guérirait mon mal. J’acceptai le rôle lamentable qu’on me proposait, je m’y préparai en conscience. Mais lorsque je me trouvai devant Anne, lorsque je vis ses beaux yeux de feu turquin posés sur moi, lorsque ses lèvres coquelicot et cerise me sourirent sur les petites coquilles argentines des dents, je perdis complètement le nord, je n’eus que la force de balbutier des paroles incohérentes :

– Mademoiselle, je viens demander votre… main…

À bout d’inspiration, je m’arrêtai, je cherchai désespérément des paroles dans mon cerveau devenu aussi désert que le Sahara… Soudain, je sentis une petite main de soie, de satin, de duvet, sur la mienne ; j’entendis une voix cristalline qui murmurait :

– Vous m’aimez donc ?… Ah ! que je suis heureuse !…

Le désert s’anima : il s’emplit de mouvement, de fraîcheur, de vie. J’attirai la petite main contre ma bouche… mais alors la joie fut si forte, si pleine, si saisissante, que, ma foi ! je m’évanouis…

Après cela, vous me permettrez de croire, acheva Varin en sucrant son café, que la joie peut bien être un sentiment aussi puissant que la peur !

– Voire ! s’écria Morennes. Vous étiez peut-être débilité lorsque vous parûtes devant Mlle Thébaut.

– Je vous attendais là ! répliqua Varin. C’est en Afrique que j’étais débilité : la fièvre m’avait labouré le système nerveux. Tandis que, lorsque m’arriva ma seconde aventure, j’étais certes un peu affaibli, mais pas d’une manière notable, et ma santé était bonne !…

J.-H. Rosny

Leave a Comment

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *