N°30 – La Peur

Rodolphe Töppfer (1799 – 1846)

     Le Genevois Rodolphe Töppfer est passé à la postérité comme l’inventeur de la bande dessinée moderne, un mode d’expression narrative qu’il appelait lui-même « littérature en estampes » et qu’il a théorisé en 1845 dans son Essai de Physiognomonie. La pratique du récit « icono-textuel », comme disent les théoriciens d’aujourd’hui, est liée chez Töppfer à un autre domaine essentiel de sa vie et de son œuvre, l’éducation. Grâce à la fortune de sa femme, il avait en effet ouvert à Genève un pensionnat où il mettait en pratique des idées pédagogiques en partie inspirées de son compatriote Rousseau, et la « littérature en estampes » revêtait à ses yeux une valeur éducative, autant qu’un fort potentiel satirique qu’il ne s’est pas privé d’utiliser contre ses adversaires lorsqu’il s’est lancé dans la vie politique de la cité, intégrée depuis 1815 à la Confédération helvétique. Son abondante œuvre « littéraire » au sens plus traditionnel du terme se divise en pièces de théâtre, également composées pour ses élèves, en une trentaine de récits de voyages illustrés par ses soins, en romans, en essais et en nouvelles, dont les plus significatives sont réunies en 1841 dans un recueil intitulé Nouvelles genevoises, avec une préface de Xavier de Maistre.

     La Peur, qui figure dans ce recueil, avait été prépubliée en 1833. Comme l’a bien compris Sainte-Beuve dans une notice qu’il publia sur Töppfer en 1848, il s’agit du « récit minutieux et dramatique d’une impression d’enfance ». En effet, on ne comprendrait rien à la crise quasi hallucinatoire que vit l’adolescent de quatorze ans, qui se retrouve isolé en pleine nature alors que les portes de la ville de Calvin se sont refermées à onze heures du soir, si l’on n’avait pas, en préambule, les souvenirs d’enfance du même personnage. Celui-ci, le « je » à la fois protagoniste et narrateur du récit, nous relate une expérience macabre qu’il fit à l’âge de six ans lors d’une promenade avec son grand-père : l’ayant perdu de vue à la suite d’un jeu de poursuite, il se retrouve soudainement en présence d’une « charogne », comme le locuteur du poème de Baudelaire portant ce titre. Ce cadavre de cheval instille dans l’âme de l’enfant – l’idée précise de l’inconscient ne s’étant pas encore cristallisée en cette première moitié du siècle – la peur la plus fondamentale qui soit, celle de la mort. Le décès du grand-père un an plus tard viendra encore accentuer cette terreur, d’autant que l’enfant peine à se représenter l’insensibilité des trépassés et songe, pour citer un autre poème des Fleurs du mal, que « les morts, les pauvres morts ont de grandes douleurs » au fond de leurs cercueils. Freud formulera plus tard dans son essai sur « l’inquiétante étrangeté » – Das Unheimliche – la théorie d’après laquelle les pires angoisses de l’adulte sont des terreurs infantiles refoulées qui reviennent le hanter, à la faveur de circonstances favorables, c’est-à-dire  « toutes les fois que l’absence d’une pensée, d’un sentiment ou d’un but précis leur ouvr[e] un libre accès dans son âme ». C’est bien ce que précise le narrateur de notre nouvelle, désormais assez mûr pour analyser, avec une précision presque clinique et une puissance évocatoire exceptionnelle, les ressorts intimes de cette émotion, que plusieurs spécialistes considèrent comme la plus archaïque, celle qui renvoie notre humanité à ses origines.

      Töppfer rend compte de l’aventure intérieure de son personnage avec autant de brio que Hoffmann, Poe ou Maupassant, sans l’adjuvant d’une intrigue complexe : tout au plus fait-il précéder cette descente aux enfers d’une déconvenue amoureuse qui serait banale si le narrateur ne suggérait un lien subtil entre le désir contrarié, la blessure narcissique et cette crise d’épouvante nocturne. Comme les trois grands maîtres précités, auxquels on pourrait ajouter Pouchkine, G.-A. Bécquer et Mérimée, Töppfer a choisi le cadre de la nouvelle pour enserrer le récit d’une expérience unique, décisive, un « tournant » ou mieux encore une parenthèse capitale ; en ce sens, comme le confirme l’explicit (« Cette crise me fit grand bien »), La Peur est la version miniature d’un Bildungroman, le récit d’une épreuve initiatique ouvrant les portes de l’âge adulte.

Michel Viegnes

 

LA PEUR

     Aux portes de la ville de Genève, l’Arve, torrent qui descend des glaciers de la Savoie, vient unir ses eaux fangeuses aux ondes limpides du Rhône. Les deux fleuves cheminent longtemps sans confondre leurs eaux ; en sorte que c’est un spectacle curieux, pour ceux qui n’y sont pas accoutumés, que de voir couler parallèlement dans un même lit une onde bourbeuse et des flots d’azur.

     La langue de terre qui sépare ces deux rivières, près du pont où elles se réunissent, forme un petit delta, dont la base, large de quelques centaines de pas seulement, est occupée par le cimetière de la ville. Derrière ce lieu sont des jardins plantés de divers légumes, et arrosés au moyen de grandes roues qui élèvent les eaux du Rhône et qui les distribuent dans une multitude de rigoles qui s’entrecroisent. Quelques cultivateurs habitent seuls cette étroite plaine que termine un bois de saules, puis une grève stérile. C’est à l’extrémité de cette grève que les deux rivières se réunissent et courent s’encaisser entre des rochers vermoulus qui bornent l’horizon.

     Quoique voisin d’une ville populeuse, ce lieu présente un aspect mélancolique qui en écarte la foule. À la vérité, quelquefois une bande joyeuse d’écoliers parcourt les rives du fleuve, et, séduite par cet attrait de liberté qu’offrent les lieux déserts, vient camper sur la grève dont j’ai parlé ; mais plus souvent on n’y rencontre que quelques promeneurs isolés, et plutôt de ceux qui aiment à se soustraire aux regards et à rêver avec eux-mêmes. Il n’est pas rare que des malheureux, fatigués de vivre, y soient venus chercher la mort dans les flots.

* * *

     J’avais environ sept ans lorsque je parcourus ce petit pays pour la première fois, tenant par la main mon aïeul. Nous marchions sous l’ombrage de grands hêtres, dans les rameaux desquels il me montrait, du bout de sa canne, les petits oiseaux qui sautaient de branche en branche.

     « Ils jouent, lui disais-je.

     – Non, mon enfant, ils vont par la plaine d’alentour chercher de la nourriture pour leurs petits, et ils la leur apportent, et puis repartent pour recommencer.

     – Où sont-ils, les petits oiseaux ?

     – Ils sont dans leurs nids, que nous ne voyons pas.

     – Pourquoi ne les voyons-nous pas ?… »

     Pendant que je faisais ces questions enfantines, nous avions atteint l’extrémité de cette allée d’arbres que termine un gros portail en maçonnerie. Par la porte qui se trouvait entr’ouverte, on apercevait au-delà quelques cyprès et des saules pleureurs ; mais dans le fronton du portail était incrustée une grande inscription en lettres noires sur un marbre blanc. Cet objet, singulier pour un enfant, me frappa.

     « Qu’est-ce ? dis-je à mon grand-père.

      – Lis toi-même, me dit-il.

    – Non, repris-je, lisez, grand-père ; car il y avait dans l’impression que j’avais reçue quelque chose qui me rendait craintif.

    – C’est la porte du cimetière, me dit-il, l’endroit où l’on porte les morts. Cette inscription est un passage de la Bible :

HEUREUX CEUX QUI MEURENT AU SEIGNEUR ; ILS SE REPOSENT DE LEURS TRAVAUX, ET LEURS ŒUVRES LES SUIVENT.

     Cela veut dire, mon enfant…

     – Mais où est-ce qu’on les porte ? dis-je en l’interrompant.

     – On les porte dans la terre.

     – Pourquoi, grand-père ? Leur fait-on du mal ?

     – Non, mon enfant ; les morts ne sentent plus rien dans ce monde-ci. »

     Nous dépassâmes le portail, et je ne fis plus de questions. De temps en temps je retournais la tête du côté de la pierre blanche, rattachant à cet objet toutes sortes d’idées sinistres sur les morts, sur les sépulcres, et sur les hommes en manteau noir que j’avais souvent rencontrés dans les rues portant des bières couvertes d’un linceul.

     Mais le soleil brillait et je tenais la main de mon aïeul ; ces impressions s’affaiblirent devant d’autres, et quand nous eûmes atteint les bords du Rhône, la vue de l’eau, et surtout celle d’un homme qui pêchait, attirèrent toute mon attention.

     Les eaux étant basses, cet homme, chaussé de grandes bottes en cuir, s’était avancé au milieu du courant.

     « Voyez, grand-père, il est dans l’eau !

     – C’est un homme qui prend du poisson ; attendons un moment, tu le verras bouger dès qu’il sentira quelque chose au bout du fil. »

     Nous restâmes ainsi à le regarder ; mais l’homme ne bougeait point. Peu à peu je me pressais contre mon aïeul et je serrais sa main avec plus de force, car l’immobilité du pêcheur commençait à me paraître étrange. Ses yeux fixés sur le bout du fil, ce fil qui plongeait mystérieusement sous l’eau, le silence de cette scène, toutes ces choses agissaient sur ma frêle imagination, déjà ébranlée par la vue de l’inscription en lettres noires. À la fin, par une illusion bien ordinaire, mais nouvelle pour moi, le pêcheur me parut descendre la rivière, et le bord opposé se mouvoir en remontant le courant. Alors je tirai mon grand-père par la main, et nous poursuivîmes notre promenade.

     Nous longeâmes la rive sous les saules qui ombragent le sentier. Ils sont vermoulus, percés de pourriture ; une mousse vive rajeunit leur base, tandis que de leur tête décrépite s’échappent de flexibles branches qui s’abaissent sur le fleuve. Nous avions à notre droite le Rhône, à gauche les jardins dont j’ai parlé. La roue qui élève l’eau dans de petites auges, d’où elle retombe dans une rigole, m’intéressa beaucoup ; néanmoins, dans la disposition où j’étais, j’aimais mieux n’être pas seul à contempler l’immense machine tournante ; d’ailleurs le pêcheur était toujours là-bas, immobile. Enfin nous le perdîmes de vue, et nous arrivâmes à la grève qui termine la langue de terre. Mon grand-père me fit remarquer dans le gravier une foule de pierres plates et rondes, et m’apprit à les faire voler sur la surface de l’eau, en sorte que j’avais complètement oublié le portail, le pêcheur et la roue.

     Il y avait sur le rivage une petite anse remplie d’une eau claire et peu profonde. Mon grand-père m’invita à m’y baigner, et, m’ayant ôté mes vêtements, il me fit entrer dans l’eau. Lui-même s’assit au bord, et, appuyant son menton sur le pommeau d’or de sa vieille canne, il me regardait jouer. Je vins à porter mes regards sur sa figure vénérable, et je ne sais pourquoi c’est sous cette image qu’il est resté depuis empreint dans mon souvenir.

     Nous fîmes le tour de la pointe pour longer au retour la rive de l’Arve. La sécurité était revenue, et le bain m’avait mis en train. Je jouais avec mon grand-père, le tirant par le pan de son habit, jusqu’à ce que lui, se retournant subitement, feignît de me poursuivre en grossissant sa voix. Quand nous atteignîmes le bois de saules, il se mit à se cacher derrière les arbres, et moi à le chercher avec un plaisir mêlé d’émotion, me livrant à une joie éclatante lorsque j’avais trouvé sa cache, ou seulement lorsqu’il était trahi par le bout de sa canne ou de son chapeau.

     Un moment je perdis sa trace, et, le cherchant d’arbre en arbre, je m’enfonçai dans le bois sans le retrouver. J’appelai, il ne répondit point. Alors, précipitant ma course et me dirigeant du côté où le taillis me semblait le moins sombre, je manquai le sentier, et je me trouvai sur le rivage, en face d’un objet dont la vue me remplit d’horreur.

     C’était la carcasse d’un cheval gisant sur le sable. L’orbite profond des yeux, le trou des naseaux, la mâchoire décharnée, ouverte comme par un bâillement infernal, et présentant un hideux râtelier, me firent une impression si soudaine et si forte, que je m’écriai de toute ma force : « Grand-père ! oh ! grand-père !… » Mon grand-père parut ; je me jetai contre lui, et je l’entraînai loin de ce lieu d’effroi.

     Le soir, quand on me fit coucher, j’étais fort inquiet, agité, redoutant le moment où l’on me laisserait seul. J’obtins que la porte de la chambre, qui donnait sur celle où mes parents étaient à souper, demeurerait entr’ouverte, et le sommeil me délivra bientôt de mes terreurs.

* * *

     L’année suivante mon aïeul mourut. Sa disparition ne me frappant par aucune image sensible, j’en fus moins touché que de la douleur de mon père, dont l’abattement et la tristesse me faisaient pleurer. On m’habilla de noir, l’on entoura mon chapeau d’un crêpe, et quand vint le jour des funérailles, je dus suivre le cercueil avec les hommes de la famille, tous comme moi revêtus de longs manteaux noirs.

     Au sortir de la maison, je n’osai pas demander à mon père où l’on allait ; car, outre que son chagrin me rendait timide, j’étais moins familier avec lui que je ne l’avais été avec mon aïeul : c’est le cas ordinaire des enfants. J’avais oublié ce que ce dernier m’avait dit des morts et de la terre où on les porte, en sorte que je m’acheminais plutôt curieux qu’inquiet ; et lorsque j’eus entendu derrière moi mes grands parents qui s’entretenaient de choses indifférentes tout en saluant les passants, la cérémonie cessa tout à fait de me paraître lugubre.

     À la porte de la ville, le factionnaire présenta les armes, et les soldats du poste se mirent en ligne pour faire de même. Je ne savais pas que ce fût pour nous, mais j’y trouvais une distraction très agréable. Néanmoins un des soldats, que je considérais de toute mon attention à cause de sa figure martiale, se mit à sourire en me regardant ; je crus qu’il riait de mon accoutrement, en sorte que je rougis, et je continuai à rougir toutes les fois que les regards des passants s’arrêtaient sur moi.

     Pendant que j’étais distrait par ces choses et par mille autres riens qui s’offraient à ma vue, je ne m’étais pas aperçu de la direction qu’avait prise le convoi. Tout à coup me retrouvant sous l’allée de hêtres, en face du gros portail, les impressions de l’année précédente se représentèrent à mon imagination, et je ne doutais plus que je ne fusse acteur dans une de ces scènes de mort et de sépulcres dont le mystère lugubre m’avait souvent causé tant de troubles.

     Dès ce moment ma pensée se reporta sur mon grand-père, que je savais être dans le cercueil ; je compris qu’on le portait dans la terre, comme il m’avait dit qu’on pratiquait à l’égard des morts, et, dans l’impuissance où j’étais encore de me figurer un cadavre, je me le représentais couché tout vivant dans l’étroite bière, et j’attendais avec anxiété de voir ce qu’on allait lui faire. Quoiqu’un peu de curiosité se mêlât à la crainte que j’éprouvais, j’espérais bien que tout se passerait à distance, et que l’on ne franchirait pas le portail. Mais il en fut autrement.

     Je n’avais jamais vu de cimetière, et comme je m’étais représenté ce lieu funèbre sous un aspect effrayant, je fus assez rassuré lorsqu’étant entré, j’aperçus des arbres, des fleurs, et les rayons d’un beau soleil qui doraient la surface d’une grande prairie. Aussitôt des images plus douces s’offrirent à mon esprit, entre autres celle de mon grand-père, tel qu’il m’était apparu l’année précédente au bord de la petite anse. Je me le figurai habitant cette prairie, et s’y reposant au soleil, comme c’était sa coutume aux beaux jours d’août ou de juillet. Je venais d’être si agité, que, par une réaction naturelle, la paix et le calme renaissaient rapidement dans mon cœur.

     Toutefois diverses choses me causaient encore quelque inquiétude. Nous dépassions de temps en temps des pierres avec des inscriptions et de petits enclos entourés de balustres noirs. Près de l’un d’eux, j’avais remarqué de loin une femme dans une attitude de recueillement. Je m’attendais à ce qu’elle tournerait la tête pour nous voir passer ; mais, penchée sur l’enclos, elle n’en détourna point ses regards, et un sanglot étouffé, qui me parut venir du côté où elle était agenouillée, me jeta dans une agitation extrême. En effet, la voyant immobile, je me figurai bientôt que le sanglot partait de dessous l’herbe qui était dans l’enclos, l’image d’un mort gémissant sous le poids de la terre me glaça d’épouvante.

     Pendant que j’étais ainsi ébranlé, j’aperçus en avant du convoi deux hommes qui paraissaient nous attendre. À mesure que nous approchions, leur figure hâlée, leurs traits rudes, leur air silencieux, me faisaient une impression plus sinistre ; mais lorsque arrivé près d’eux, le cercueil s’arrêta, et que j’eus vu des pelles, des pioches et un grand trou dans la terre, mes yeux se troublèrent et je sentis mes jambes chanceler sous moi. Ces hommes affreux prirent le cercueil par les deux bouts, ils le déposèrent dans le trou, et, saisissant leurs pelles, ils firent rouler dessus la terre amoncelée sur les bords de la fosse. Au bruit retentissant des cailloux et des os qui tombaient sur le bois, mon imagination mêlait des sanglots, des cris, des gémissements ; et, quand le bruit devint plus sourd, je croyais entendre encore les râlements étouffés de mon grand-père.

     Quelques instants après, nous étions de retour au logis. Mon père se livra à une violente douleur, et je m’y associai, persuadé qu’il pleurait sur le supplice de mon pauvre grand-père oppressé sous la terre.

     Il faut que je sois né peureux. Ces impressions sont demeurées ineffaçables, et prêtes à se réveiller dans la nuit et la solitude, toutes les fois du moins que l’absence d’une pensée, d’un sentiment ou d’un but précis leur ouvrait un libre accès dans mon âme. Mais je reprends le récit des circonstances qui, à peu d’années de là, me livrèrent à des émotions bien plus fortes encore.

     C’était aux premiers jours de mon adolescence. Comme il arrive quelquefois à cet âge, l’amour, dans toute la vivacité de ses premières atteintes, s’était emparé de mon jeune cœur. Tout entier à mes chères pensées, sans cesse préoccupé de douces chimères, j’étais devenu rêveur, taciturne, inappliqué. Aussi mon père s’en chagrinait, et mon régent affirmait que je n’avais aucune aptitude pour les langues mortes.

     Amour d’adolescent, ai-je dit. En effet, je brûlais pour une personne qui aurait pu à la rigueur être ma mère, et c’est pourquoi j’avais soin de cacher à tous les regards ma secrète flamme, que le mystère entretenait vive et pure, tandis que la moquerie l’eût éteinte.

     La dame de mes pensées était une belle personne qui habitait la même maison que nous. Elle venait souvent chez mes parents, et, grâce à mon âge, j’allais librement chez elle. À mesure que je m’éprenais davantage, je trouvais des prétextes pour m’y rendre plus souvent, pour y rester plus longtemps ; à la fin j’y passais mes journées. Debout à ses côtés pendant qu’elle travaillait à quelque ouvrage d’aiguille, faute d’oser soupirer, je jasais, je tenais son écheveau, ou je courais après son peloton s’il venait à rouler sur le plancher. Que si quelque soin domestique l’appelait à sortir de la chambre, je profitais des instants pour baiser avec transport les objets qu’elle avait touchés, je passais mes mains dans ses gants, et, pour que le chapeau qui avait pressé ses cheveux pressât aussi les miens, me voilà affublé d’un chapeau de femme, ayant horriblement peur d’être surpris, et rougissant de ma rougeur même.

     Hélas ! une si belle passion devait être malheureuse. Par une plaisanterie que je prenais au sérieux, cette demoiselle m’appelait son petit mari. Ce titre était mon privilège, je ne le partageais avec aucun autre, et cela seul suffisait pour me le rendre infiniment cher. Un soir, beau et pimpant, je montai chez la dame de mes pensées, qui m’avait elle-même convié, pour ce soir-là, à une réunion de famille. J’entrai glorieux dans le salon ; l’assemblée était nombreuse. Par une préférence délicieuse, qui offensa gravement plusieurs grands parents, je n’eus de saluts et de civilités que pour ma belle voisine, à qui je consacrai toute l’amabilité et les agréments dont je pouvais disposer, lorsqu’un grand jeune homme qu’on venait d’introduire, après m’avoir hautement déplu en détournant de moi l’attention de ma souveraine, se prit à me dire : « Ah çà, vous êtes le petit mari ; moi, je vais être le grand… J’espère que nous vivrons bien ensemble. »

     Tout le monde se mit à rire, surtout lorsqu’on m’eut vu retirer avec humeur ma main qu’il avait prise, et lui lancer un regard de tigre. À ce rire, le dépit, la honte et le trouble me suffoquant, je sortis brusquement.

     Je n’osai pas rentrer tout de suite chez mon père, et d’ailleurs je n’avais qu’une envie, celle de me livrer loin de tout regard à la douleur que je ressentais. Dès que je fus seul et dans la campagne, mes larmes coulèrent.

     J’étais ridicule, et pourtant bien à plaindre. Sans doute ma passion était sans but, sans espoir, même à mes propres yeux ; mais, tout innocente et précoce qu’elle fût, elle était pure, sincère, pleine de fraîcheur et de sève, et depuis quelque temps elle formait ma vie. Je savais bien qu’il me fallait quitter le collège avant de songer au mariage : aussi je n’y songeais point ; mais qu’un autre épousât celle à qui j’avais avec délices consacré mon servage, c’était bien pour lors le plus fatal événement qui pût détruire ma félicité.

     En proie au regret, au dépit, et à d’autres passions jalouses et colères, je n’avais remarqué ni l’heure avancée, ni la direction que prenaient mes pas vers des lieux qu’en d’autres temps je n’eusse point choisis pour une promenade nocturne ; mais je fus ramené à moi-même, comme par un coup de foudre, lorsque, l’horloge s’étant mise à sonner, je crus avoir compté douze coups… Les portes de la ville m’étaient fermées depuis une heure.

     J’espérai m’être trompé, et je courais déjà de toute ma force, lorsque la cloche lointaine d’un village se fit entendre ; je comptai avec une horrible anxiété neuf, dix, onze coups… le douzième vint m’achever. Rien n’est inexorable comme une horloge.

* * *

     J’avoue qu’en cet instant j’oubliai mes amours ; mais ce ne fut point pour retrouver le repos, car la pensée de l’angoisse où allait être plongée ma famille vint me livrer au plus affreux tourment. Ils me croiraient perdu, mort, et, dans ma simplicité, j’allais jusqu’à craindre qu’ils ne liassent ma disparition au récit qu’on ne manquerait pas de leur faire, chez nos voisins, de ma honte, de mon désespoir et de ma brusque sortie.

     Mais où croit-on que m’avaient porté mes pas ? Sous les saules, dans le sentier, à cette place d’où, six années auparavant, j’avais considéré le pêcheur. C’est là que je sanglotais, sans savoir quel parti prendre. Néanmoins mon esprit, tout entier au milieu de ma famille, n’était point encore dominé par la peur ; et d’ailleurs, au travers de mes larmes, je voyais briller à l’autre rive une lumière qui me tenait compagnie sans que je m’en doutasse.

     Cette lumière, en s’éteignant bientôt après, me donna le premier sentiment de ma solitude. Au moment où elle disparut, je retins machinalement mes sanglots, et je retrouvai le silence et la nuit. En regardant autour de moi dans l’ombre, j’entrevis des formes que l’éclat de la petite lumière avait d’abord éclipsées, et, pendant que je me livrais à cet examen, les larmes tarissaient tout à fait à mes paupières.

* * *

     Je ne tardai pas à oublier aussi ma famille, et bien malgré moi, car je faisais tous mes efforts pour y retenir ma pensée, qui commençait à errer avec crainte dans l’ombre d’alentour. Comme je prévis que chaque instant allait ajouter aux terreurs dont j’étais menacé, je m’étendis tout doucement sous la haie qui me séparait des jardins, bien décidé à m’endormir.

     L’idée était bonne, mais l’exécution difficile. À la vérité, mes yeux étaient clos ; mais ma tête veillait plus qu’en plein jour, et mes oreilles bien ouvertes me transmettaient, avec les moindres bruits, des images effrayantes qui écartaient toujours plus le sommeil de mes paupières. Aussi, voyant l’inutilité de mes efforts, j’inventais des expédients pour dérober mon esprit aux visions, en le fixant sur quelque chose. Je me donnai la tâche de compter jusqu’à cent, jusqu’à deux cents, jusqu’à mille ; mais mes lèvres seules se chargeaient de la besogne, et mon esprit les laissait faire.

* * *

     J’en étais au nombre deux cent quatre-vingt-dix-neuf, lorsque j’entendis, à deux pas de moi, un frémissement dans le feuillage ; je précipitai mon compte avec plus de vitesse encore, afin de dépasser le plus promptement possible certaines idées de couleuvres froides et de crapauds à yeux fixes, vers lesquelles mon esprit inclinait évidemment. Mon émotion ne fit qu’en redoubler, et ce frémissement ne tarda pas à revêtir des figures si étranges, si fâcheuses, qu’à la fin il me devint avantageux de rebrousser, même vers les couleuvres. « Après tout, me disais-je, les couleuvres n’ont rien de si abominable ; elles sont innocentes, les couleuvres, et surtout… (oh ! que cette idée me vint à propos !) si ce n’est qu’un lézard. » Ici le frémissement se fit entendre de nouveau et de plus près ; je me crus happé, avalé, broyé, en sorte que, m’étant levé en sursaut, je franchis la haie, si épouvanté du bruit et du mouvement que je faisais, que je sentais à peine la pointe des épines qui déchiraient ma peau.

* * *

     Quand je fus de l’autre côté, j’éprouvai un grand soulagement. Je me trouvai au milieu des laitues, des choux, des rigoles ; toutes choses qui, en me rappelant le travail de l’homme, diminuaient d’autant le sentiment de ma solitude. Je me souviens que j’essayai de prolonger le mieux que je ressentais, en me représentant les détails de la culture auxquels j’avais assisté souvent à cette place même : les hommes bêchant au soleil, les femmes cueillant des légumes, les enfants arrachant les mauvaises herbes, toute une idylle enfin. Seulement j’évitais de songer aux arrosements, crainte de songer en même temps à la grande roue, qui dans ce moment gesticulait pas bien loin de moi.

     Et puis, j’étais sous la voûte du ciel, qui seule, durant la nuit, n’inspire point de frayeur. J’avais autour de moi de l’espace et quelque clarté. S’il vient, pensais-je, je le verrai venir.

     « S’il vient ! Attendiez-vous quelqu’un ?

     – Sans aucun doute.

     – Et qui ?

     – Celui qu’on attend quand on a peur. »

     Et vous, n’eûtes-vous jamais peur ? Le soir, autour de l’église, à l’écho de vos pas ; la nuit, au plancher qui craque ; en vous couchant, lorsqu’un genou sur le lit vous n’osiez retirer l’autre pied, crainte que, de dessous, une main… Prenez la lumière, regardez bien : rien, personne. Posez la lumière, ne regardez plus : il y est de nouveau. C’est de celui-là que je parle.

* * *

     Je restais donc immobile au milieu de cette plaine ; mais déjà l’idée de l’espace que j’avais autour de moi, après m’avoir soulagé, commençait à influer sur mon esprit d’une manière fâcheuse, non pas tant en avant, où rien ne pouvait échapper à mes regards, mais derrière, de côté, et partout où ils ne plongeaient pas ; car, quand on le sent venir, c’est toujours du côté où l’on ne regarde pas. Je me tournais donc souvent, et subitement, comme pour le surprendre ; puis je me retournais bien vite, pour ne pas laisser l’autre côté sans surveillance. Ces mouvements bizarres me faisant peur à moi-même ; je croisai les bras, et je commençai à me promener en ligne droite, au grand détriment des choux et des laitues, car pour un empire je n’aurais dévié vers le bocage et les sentiers.

* * *

     Encore moins aurais-je dévié vers l’autre côté de cette petite plaine, car c’était là que, dans mon enfance, j’avais vu, étendu sur la grève… Aussi, bien que du coin de l’œil je donnasse une attention particulière à ce côté de l’espace, j’évitais d’y regarder en face, et surtout de me rendre compte des motifs qui m’en tenaient éloigné.

     Mais cet effort même tournait contre moi. En repoussant le monstre, je lui donnais de la prise ; en voulant l’écarter de ma pensée, je l’y amenais… déjà il en forçait l’entrée. C’était un affreux assemblage d’os et de dents, un œil sans regard, une bête toute de côtes et de vertèbres qui se mouvaient et craquaient, en trottant vers moi. Et j’en étais à lutter de très près, lorsque, par l’effet du chemin que j’avais fait, les immenses bras de la grande roue m’apparurent tout à coup, à quelques pas, tournoyant mystérieusement dans l’ombre. J’eus le temps de pressentir quel affreux rapprochement allait s’opérer ; aussi, recueillant tout ce qui me restait de sang-froid, je rebroussai doucement, et je me mis à siffler d’un air dégagé. Quand un homme qui a peur en est à siffler, l’on peut compter qu’il est extraordinairement bas.

     Je n’eus pas plutôt rebroussé, que le rapprochement se fit de la roue et du monstre aux vertèbres. Je l’entendis galoper, je sentis son haleine et le crus sur mon dos. Je voulus tenir ferme et ralentir ma marche, comme pour lui imposer ; mais, cet effort étant au-dessus de mes forces, je hâtai le pas, je courus, je volai jusqu’au pied d’un mur qui me barrait le chemin. Là je me retournai haletant.

     Un mur, c’est quelque chose en pareil cas. D’abord, c’est un mur : chose blanche, compacte, sans mystère ; chose qui change en réalité palpable l’espace indéfini, peuplé d’apparences, domaine des fantômes ; ensuite, je pouvais m’appuyer contre, et de là voir venir. C’est ce que je fis.

     En me retournant, je n’avais vu que l’ombre et le vide ; mais la bête n’en vivait pas moins dans mon imagination, et je la supposais prête à fondre sur moi de tous les points dont la nuit ou les objets me voilaient la vue. C’est ce qui fut cause que mes terreurs commençaient déjà à se porter sur le revers du mur auquel j’étais adossé, lorsque à un bruit que je crus être parti de ce côté, elles s’y concentrèrent toutes.

* * *

     C’était un bruit semblable à celui que font entendre les chouettes ; nul doute que ce ne fût la bête… Je la sentais, je la voyais grimper de l’autre côté du mur, et insérant les os de ses doigts entre les jointures des pierres ; en sorte que, les regards enchaînés au sommet de la muraille, je m’attendais de seconde en seconde à voir sa tête s’avancer lentement, et les deux orbites fixer sur moi leur regard immobile et cave.

     Cette situation devenant intolérable, l’angoisse me poussa à sa rencontre. J’aimais mieux encore l’aller trouver que de l’attendre fasciné et palpitant. Je m’aidai donc des rameaux de quelques pêchers adossés à la muraille, et je grimpai ainsi jusqu’au sommet, que j’enfourchai.

     Point de bête ! Quoique je m’y attendisse parfaitement, j’eus tout le plaisir de la surprise. Les peureux prêtent l’oreille à deux voix qui se contredisent, celle de la peur et celle du sens commun, en sorte qu’écoutant tantôt l’une, tantôt l’autre, ou toutes les deux en même temps, ils sont sujets aux plus étranges inconséquences.

Au lieu de la bête, je voyais une plaine entourée de murailles, plus loin des arbres, et, au-delà, la ville, dominée par la grosse tour de Saint-Pierre.

     La vue de la ville me fit plaisir ; mais il n’y avait pas une lumière aux maisons, et la tour de Saint-Pierre ne me présentait rien de bien rassurant, lorsque le carillon de l’horloge se fit entendre…

     Toutes mes terreurs s’envolèrent subitement. Ce son si connu me transporta comme en plein jour, et l’idée que d’autres écoutaient avec moi me fit perdre tout à fait le sentiment de mon isolement. Je redevins calme, brave, hardi… mais pour fort peu de temps. Le carillon se tut, l’horloge sonna deux heures, et toute la nature, qui m’avait semblé écouter le carillon avec moi, me parut de nouveau reporter toute son attention sur moi, perché là-haut sur ma muraille. Je me faisais petit, je m’effaçais, je me couchais tout de mon long sur cette crête étroite : impossible d’échapper aux regards. Les choux, les choux eux-mêmes, plantés en longues files, me semblaient des têtes alignées, des bouches ricanantes, des milliers d’yeux fixés sur ma personne. Je préférai donc redescendre, et, à cause de la grande roue, je descendis sur le revers opposé de la muraille.

     J’avais fait quelques pas avec assez de bonheur, lorsque je vins à me heurter contre un objet que mes yeux n’avaient pu distinguer de la noirceur de l’ombre. Au choc subit, je poussai un cri, croyant que c’était la bête elle-même ; mais lorsque, revenu de cette première impression, j’eus touché des balustres noirs, une sueur froide parcourut tout mon corps. J’étais dans le cimetière !

     À cette soudaine idée, mille visions effrayantes s’élevèrent devant moi, jaillissant comme du sein d’une lueur bleuâtre qui leur prêtait une pâleur sépulcrale. C’étaient des spectres vermoulus, des crânes, des os, une femme noire, d’affreux fossoyeurs… Mais la plus horrible de toutes, celle qui finit par éclipser les autres, c’était celle de mon grand-père à moitié caché sous la terre. Ses traits défigurés présentaient des os creusés, des orbites vides ; sa bouche dépouillée de dents semblait étouffer sa plainte, et de ses bras décharnés il écartait avec effort une poussière immonde.

     Hors de moi, je marchais rapidement, comme pour m’éloigner de ces pensées en même temps que des balustres noirs ; mais, à mesure que je marchais, le spectre sortait de sa fosse ; il tournait ses orbites sur la plaine, il m’avait reconnu ; déjà il allongeait sur ma trace son pas sourd et mystérieux, et, comme si à chaque seconde il eût été sur le point de m’atteindre, mon cœur battait avec violence. Tout à coup mon chapeau tombe, et je sens sa main froide et dure s’appesantir sur ma tête… « Grand-père ! oh ! non, grand-père ! » m’écriai-je en fuyant de toute la vitesse que me permettait le délire de la plus affreuse terreur.

* * *

     C’étaient les branches inférieures d’un saule, contre lesquelles ma tête était venue se heurter.

     Au mouvement de ma fuite, au bruit de mes pas, surgissaient mille autres spectres, et j’en sentais déjà une armée à ma poursuite, lorsque, ayant franchi enfin le portail, je continuai de courir jusqu’aux portes de la ville. « Qui vive ? » cria la sentinelle.

     À cette voix d’homme, adieu fantômes, spectres, monstre, couleuvres. « Ami ! » répondis-je d’un accent presque passionné. Une heure après, j’étais rendu à ma famille.

     Cette crise me fit grand bien. J’oubliai mes amours, et je retrouvai mon chapeau.

Rodolphe Töppfer

N°29 – Pourquoi je n’ai jamais lu Spinoza

Stéphane Rosière (1959)

     En ce 1er janvier 2019, toute l’équipe d’Onuphrius voudrait souhaiter à ses lecteurs une année de paix, de prospérité et de joies littéraires. Que cette année nouvelle soit celle de la nouvelle !

     Vous trouverez sans doute que 2019 commence avec panache, lorsque vous aurez lu l’histoire que nous avons choisie. Cette nouvelle est française – car, après la Belgique et le Québec ces derniers mois, c’est au tour de la France de nous conter ses bonnes histoires –, elle a pour auteur le poète, nouvelliste et romancier Stéphane Rosière, et s’intitule Pourquoi je n’ai jamais lu Spinoza. Une fois encore, il nous faut exprimer notre reconnaissance envers nos aînés de la revue Brèves, car c’est dans leur numéro 109 que nous avons découvert cet écrivain, né à Nantes en 1959. Nous avions été séduits par Voiture 17, qui peignait avec sensibilité et originalité (due, entre autres choses, à une narration à la deuxième personne) une scène apparemment anecdotique : dans un train, un homme pleure en silence – la nouvelle relatait la réaction des autres passagers, observés avec pittoresque.

     Spinoza est d’une tout autre nature : ce n’est pas une scène, mais une tranche d’existence qui est décrite ici. Cette fois la narration se fait plus classique, à la première personne, et réalise l’assez grande prouesse qui consiste à traiter avec légèreté et humour un thème du plus grand sérieux : la quête de ses origines. Le héros, persuadé d’avoir des ancêtres juifs, mène l’enquête ; mais il ne possède point de méthode autre que celle que lui dictent son inspiration fantasque, l’esprit d’aventure, le tâtonnement et la digression, la perplexité striée de certitudes. Jusqu’à la phrase finale, magistrale.

     Ne manquez pas de lire, après cette nouvelle (brillamment illustrée par Sivan Buntova), l’interview que l’auteur nous a accordée, et qui la suit immédiatement.

Lucienne Jarnou

 

POURQUOI JE N’AI JAMAIS LU SPINOZA

     Chaque lignage a ses secrets, ses énigmes, sa part d’ombre. Le mystère de notre famille, apparemment si française, pour ne pas dire gauloise, tenait en un mot : Jochyms. C’était le nom de naissance de ma mère que lui avait transmis, comme il se doit, son père, né en Flandres de parents néerlandais. Nous prononcions toujours le s final, comme en néerlandais, ce qui a plus d’allure que jo-chime ou, pire encore, jo-chain. Cependant, si nous savions la juste prononciation du patronyme, notre connaissance de cette branche de la famille restait plus que parcellaire. Cette méconnaissance était sans doute imputable à mon grand-père, qui ne trouva rien de mieux que de mourir prématurément, le jour de la déclaration de la Seconde Guerre mondiale (de maladie, chez lui), alors que ses trois rejetons étaient encore bien jeunes. Sans doute ce décès imprévu contribua à distendre les liens avec la terre d’origine. Ma grand-mère, une fois veuve, ne conserva à ma connaissance aucun lien avec les Pays-Bas (sinon qu’elle avait adopté le rollmops).

     Les Jochyms existaient donc, dans la mythologie familiale, à l’état de traces. En témoignaient par exemple ces vieilles tantes Van den Bosch qui avaient vécu à Venlo, et dont ma mère possédait la photographie en noir et blanc, tirée et signée par un photographe local, ou ces papiers rédigés en néerlandais qui me captivèrent et m’incitèrent à apprendre la langue, mais s’avérèrent d’un contenu décevant, tel ce testament qui parlait surtout de linge. Pour tout dire, ces fragments étaient si ténus qu’ils n’esquissaient qu’un tableau abstrait, dénué de vie, irréel.

     À défaut de certitudes, circulaient diverses légendes et rumeurs. Selon l’une d’elles, la branche néerlandaise de la famille aurait été chassée des îles de la Frise (Schiermonnikoog ou une autre, mais j’aimais bien le nom de Schiermonnikoog) par des inondations. Je restais subjugué à l’évocation de ces tempêtes si décisives pour la geste familiale, saisi par une vision biblique de digues brisées laissant passer des flots d’eau tumultueuse, bientôt couleur de terre, submergeant tout.

     Une autre hypothèse, bien différente, voulait que Jochyms – littéralement fils de Joachim (selon la Bible : époux de sainte Anne et père de la Vierge Marie) — fût un patronyme hébraïque et que, en toute logique, la famille fût d’origine juive. Cette possibilité était beaucoup plus romantique que la première – laquelle ne nous renvoyait qu’à une version, certes transculturelle, de l’exode rural, depuis la campagne néerlandaise jusqu’à une ville de la province française. Personnellement, je trouvais que cette hypothèse nous distinguait immédiatement du vulgum pecus ; elle renforçait notre singularité et, à ce titre, avait ma préférence.

     Évoquée à table, l’hypothèse juive mettait mon père au désespoir, lui qui n’aimait ni les Juifs ni les Allemands, et surtout pas les Anglais – à propos desquels il n’oubliait jamais de rappeler ce que son propre père lui avait dit de la Grande Guerre, qu’il avait traversée dans un régiment du Génie : « Votre grand-père détestait plus les Anglais, qui étaient pourtant ses alliés, que les Allemands. C’est dire s’il faut se méfier des étrangers ! » Ainsi, se transmettaient ces haines ataviques que nous biberonnions avec avidité dès le plus jeune âge.

     Pour mon père, cette origine juive faisait tache. Quand, pour le titiller peut-être, nous en parlions, il convoquait de Gaulle, Vercingétorix et Goscinny (dont il appréciait les albums, qui nous dépeignaient si bien, nous, peuple querelleur). En tout cas, il n’était pas concevable que ses enfants pussent être considérés comme hébreux. Je lui avais fait remarquer que tout dépendait du pourcentage de sang à partir duquel on peut tenir que l’on est juif, si tant est que l’on soit jamais biologiquement juif. Durant les années trente, des Aryens énervés décidèrent que la judéité d’un individu était établie s’il avait au moins un grand-parent juif. Selon ce principe, si ma mère était à moitié juive, alors ses enfants l’étaient à vingt-cinq pour cent. Nous étions donc juifs. Mon père balayait cette hypothèse en soulignant que, si les Juifs étaient souvent des gens très intelligents, il était clair que nous ne l’étions pas du tout. Le débat s’arrêtait là, mais le mythe demeurait, planant comme une ombre au-dessus de la famille distraite par l’imperceptible rythme des saisons et le labeur des jours.

     Les années passèrent ; j’entrepris un premier voyage aux Pays-Bas, en stop – j’avais fait le trajet avec une seule voiture, c’était un miracle, que dis-je ! un signe. Dès que je fus sur le territoire batave, je me lançai dans des recherches empiriques dans les villes où je m’arrêtais, Breda, Utrecht puis Amsterdam. Je fouillai dans les Bottins téléphoniques en quête de Jochyms. Je me rappelle de la poste de Breda, vaste édifice néo-gothique tout de briques, où j’avais poussé le zèle jusqu’à consulter les annuaires d’autres provinces, ce qui m’avait pris du temps alors qu’il faisait beau, que les filles étaient formidables et les coffee-shops de la ville renommés. La moisson était décevante : pas le moindre Jochyms à me mettre sous la dent.

     Je découvris Amsterdam : ses canaux outrageusement beaux, le musée Van Gogh, et bien entendu ses coffee-shops. Je déambulais, parfaitement défoncé, dans le Red corner (sans oser entrer dans aucune des échoppes), je dansais toute la nuit sous acide dans une énorme boîte de nuit qui s’appelait le Melk Weg, j’étais absolument libre et heureux. Je logeais dans le dortoir d’une auberge de jeunesse, où des jeunes venus de toute l’Europe (de l’ouest) ou d’Amérique (du nord) s’extasiaient sur ce pays où l’on pouvait acheter de l’herbe, du haschich ou de l’huile de chanvre en toute simplicité, dans des magasins qui avaient tout de bureaux de tabac, mais où il était par contre interdit de fumer une cigarette. Tous s’émerveillaient de cette expérience quelque peu irréelle : aller acheter de la dope dans des conditions normales, sans stress, sans risquer la prison ou de recevoir un coup de surin : c’était quasi métaphysique. Aux Pays-Bas, il suffisait de s’adresser à un vendeur on ne peut plus banal (si l’on fait exception de son anneau dans la narine et de son bracelet de pierres anti-ondes électromagnétiques), qui vous faisait la réclame de ses pots de verre, remplis de différentes variétés de cannabis, et de ses sachets de barrettes de résine, vantant les mérites des uns, les avantages des autres. C’est à l’aune de ces moments civilisés que nous mesurions la brutalité de nos législations respectives. Le soir, à l’auberge de jeunesse, nous nous promettions de les faire évoluer aussi rapidement que possible. On était en 1978.

     Mais il me fallait revenir aux choses sérieuses : mes origines et donc mon futur. Je pris la route du nord vers les mythiques îles de la Frise. À la sortie d’Amsterdam, il pleuvait, mais ce n’est pas cela qui allait me décourager. Je montai à bord d’un camping-car ; le conducteur, qui se révéla frison autonomiste, m’interrogea longuement sur les velléités séparatistes des Bretons. Le bonhomme avait été frappé par la destruction de l’antenne télé de Roc’h Trédudon, quatre ans plus tôt, et voulait savoir où en était le dossier. Tout en parlant, nous nous engageâmes sur l’Afsluitdijk, cette immense digue rectiligne qui, depuis les années 30, sépare l’Ijsselmeer à tribord de la mer du Nord à bâbord. Telle que je la découvris, à bord d’un véhicule surélevé, et alors que le soleil revenait en force, c’était une autoroute posée sur la mer. Au milieu de la digue, on ne voit la terre ni devant ni derrière soi ; l’impression de rouler dans les limbes est ineffable.

     Arrivé en Frise, comme je n’avais ni trop de temps ni trop d’argent, je jetai mon dévolu sur l’île la plus proche du continent : Ameland. C’était un bourrelet de dunes ventées, parfaitement plantées et entretenues comme une pelouse anglaise. À droite à gauche se nichaient de petits villages de maisons de briques confortables, et à l’extrémité de l’île se dressait un phare pourpre dont le feu rythmait la nuit locale avec obstination.

     J’avais atterri au petit bonheur dans un bed and breakfast perdu au milieu des dunes. C’était propre, bien rangé et – après l’auberge de jeunesse d’Amsterdam – un peu ennuyeux. Le lendemain, je menai des recherches dans l’annuaire du bureau de poste de Buren, qui consistait en une pièce unique, avec un guichet propre et quatre cabines téléphoniques alignées le long d’un mur. Encore une fois, mes investigations ne donnèrent aucun résultat : pas de Jochyms sur cette île de la Frise, ni sur les îles voisines si l’on en croyait les annuaires. Où se cachaient- ils donc ?

     J’avais repris la route du sud en tentant de faire bonne figure et de minimiser mon échec. Après tout, il n’était pas étonnant que je n’eusse pas trouvé la trace de mes ancêtres puisqu’ils avaient été chassés par une inondation. Ces tentatives désordonnées de contact avec de lointains cousins ne donnant rien, je passai insensiblement à autre chose. Tout aurait pu en rester là.

     Un jour, cependant, ma sœur aînée rencontra des Néerlandais avec qui elle évoqua nos origines familiales. Ces gens instruits et fort aimables s’étaient intéressés à l’énigme de nos origines et, en entendant le nom de Jochyms, avaient tout de suite souligné que c’était un patronyme rare. On trouvait des Jochum, certes, mais guère de Jochyms. Ma sœur avait mis les pieds dans le plat en avançant que ce nom était peut-être juif (elle était restée prudente, tout en se dévoilant). Le ton de la conversation changea. Cette supposition avait semblé tout à fait plausible à ses interlocuteurs. À bien y réfléchir, c’était même une piste sérieuse ; et après réflexion, tout à fait sérieuse : Jochyms était un nom juif. Ils s’étaient éclipsés.

     Ces propos, pourtant peu étayés, relancèrent bien entendu le débat familial. Cette histoire déclencha ce que j’appellerai ma période philosémite. Je me découvrais juif. Ou plutôt c’était une confirmation de ce que j’avais toujours su secrètement : j’étais juif. Étais-je dyslexique ? hyperactif ? gaucher refoulé ? gauchiste notoire ? fumeur de  cannabis ? alcoolique, dépravé, poète ? c’est parce que j’étais juif. Ou plutôt parce que je souffrais de ne pouvoir vivre ma judéité en toute connaissance de cause. Mon israélisme n’avait jamais été formulé à haute voix, d’où la distorsion quasi maladive existant entre le monde extérieur – je veux dire concret et catholique, tel qu’il se dressait en face de moi – et ma réalité intérieure, que je connaissais par essence puisque j’en étais le produit, sans toutefois oser la re-con-naître.

     Maintenant que semblaient se confirmer ces origines secrètes, je me documentai sérieusement. Je commençai par regarder Rabbi Jacob, riche en informations (« Quoi ! Salomon, vous êtes juif ? »), puis les films de Woody Allen, avant d’attaquer Portnoy et son complexe, roman de Philip Roth dont le titre me paraissait adapté à ma situation. Petit à petit, je me mis aussi à considérer ma mère autrement. N’était-elle pas, après tout, le cliché de la mère juive, ultra-possessive avec ses fils, veillant toujours à la suralimentation de la maisonnée, jalouse des belles filles et toujours prête à expliquer en quoi ses enfants valaient mieux que les autres ? N’était-ce pas le profil psychologique type de la mère juive telle qu’elle apparaît, géante et godzillesque, dans Le Complot d’Œdipe de Woody Allen ? Bien entendu, ma mère n’avait jamais affiché la moindre sympathie pour les Juifs. Elle avait été élevée dans la stricte doctrine catholique, mâtinée de dogme maurassien. Mais c’était certain, les gènes avaient sauté une génération, ils se réveillaient à travers moi. Pour preuve, il y avait mes lunettes épaisses de myope pathologique, qui me donnaient indubitablement un petit air de rabbin du shtetel ou de cordonnier du mellah. Vous me direz que je suis blond, et que je ne corresponds pas, de prime abord, à l’image du Juif telle qu’on a voulu la répandre au Moyen Âge, pendant l’Occupation allemande, ou encore aujourd’hui sur les réseaux  sociaux. Mais cette myopie et cette paire de lunettes renforçaient ma conviction : j’avais certainement des chromosomes israélites.

     Je commençais à me renseigner sur la Torah mais aussi la Kabbale, et finalement j’entrai dans le vif du sujet avec le Manifeste du Parti communiste, que j’introduisis dans la maison familiale en usant d’une tactique toute militaire. C’était une spirale. J’allais de plus en plus haut : Alan Ginsberg, Primo Lévi, Imre Kertész. Serge Gainsbourg. Là, c’était le sommet. Maintenant, Serge était l’un de mes intimes, nous n’avions plus de secrets l’un pour l’autre – pas plus qu’avec Jane, naturellement. J’étais en route vers l’illumination kabbalistique ; je regardai le monde des goys avec dédain.

     Lors d’un nouveau voyage en Hollande, je renonçai aux villages de Frise et mis le cap sur Amsterdam. Pendant deux jours, j’arpentai les rues du Jodenbuurt, l’ancien quartier juif. Je flânais entre la place de Waterloo, le long du Herengracht, ou près de la synagogue portugaise qu’avait sûrement fréquentée Spinoza (auteur que j’avais placé tout en haut de ma liste des écrivains à lire). Je fis une longue halte à la maison d’Anne Franck. Mon néerlandais était devenu assez bon pour que l’on me prît pour un Belge, ce dont moi, le p’tit Français, je n’étais pas peu fier. N’était-ce pas le signal du succès de ce retour aux sources ? Néanmoins, de toutes ces pérégrinations je ramenais beaucoup plus de haschich que d’informations sur nos origines familiales qui, je le craignais alors, allaient rester éternellement dans l’ombre. J’avais tort.

     Ce sont les Pays-Bas qui, sans doute mieux organisés que moi en mes péripéties impulsives, prirent inopinément contact avec la famille. Un jour – ou était-ce une nuit ? près d’un lac, endormie ? – ma mère reçut un coup de fil des Pays-Bas. Le monsieur parlait dans un français hésitant mais clair. Il demanda le nom de ma mère, et comment cela s’écrivait exactement ; maman nous raconta ça à table, papa était en tournée professionnelle, comme chaque semaine. Nous étions tous suspendus à ses lèvres. Maman expliqua à son interlocuteur ce qu’elle savait de son père : sa jeunesse près d’Ostende, son grand-père qui dirigeait la briqueterie locale, les tantes Van den Bosch. Rapidement, l’homme au bout du fil convint qu’il était bien un cousin de ma mère. Ce n’était qu’un cousin, mais cela faisait tout de même un choc de découvrir un parent d’un seul coup, surgi d’un téléphone comme un diablotin.

     « Ma grand-mère et votre grand-père étaient frère et sœur, avait expliqué l’homme en donnant des noms. Nous sommes cousins issus de germains. » Dans la famille, ça avait fait l’effet d’une bombe. « Mais il était juif, ce monsieur au téléphone ? » avais-je demandé à maman. « Il ne m’a pas parlé de ça. » Il avait sûrement évité le sujet, par précaution, m’étais-je dit. Il ne savait pas où il mettait les pieds, et il avait raison : s’il était tombé sur mon père, par exemple ?

     Pourtant, ce monsieur, qui ne s’appelait d’ailleurs pas Jochyms lui-même, n’avait pris aucune précaution particulière, comme cela s’avéra peu après. Nos échanges épistolaires révélèrent que nous descendions de paisibles paysans du Limbourg néerlandais, d’une petite ville située entre Venlo et Bois-le-Duc, que mon grand-père, comme plusieurs de ses frères et sœurs, avait tout simplement quittée pour vivre mieux. Vivre mieux. Les frontières de la France étaient ouvertes. Tous étaient des catholiques pratiquants, bénis par la sainte Église, et aucune goutte de sang juif ne coulait dans nos veines. J’en fus déçu, presque triste, un temps boudeur. Néanmoins, on s’habitue à tout ; et de ce fait – dois-je l’avouer ? – je n’ai jamais lu Spinoza.

Stéphane Rosière