Conversation avec Stéphane Rosière

Onuphrius – Stéphane Rosière, vous écrivez non seulement des nouvelles, mais des poèmes et des romans. Quelle place la nouvelle occupe-t-elle dans votre création, et quels efforts particuliers ce genre requiert-il de vous, par rapport à d’autres modes d’expression ?

Stéphane Rosière – Poser la question des « autres modes d’expression » paraît un point de départ à la fois difficile (le sujet est vaste) mais nécessaire. Je suis animé depuis toujours par l’envie de créer. Lorsque j’avais dix-huit ans, fan de cinéma, je voulais devenir cinéaste, mais l’aspect technique et les difficultés des montages financiers m’ont vite refroidi ; à vingt ans, je suis devenu bassiste dans un groupe de rock (un rock alternatif marqué par l’influence du punk et du krautrock allemand – répétitif et halluciné). Finalement, j’ai tout laissé tomber pour reprendre mes études et, à l’âge de vingt-six ans, alors professeur de lycée, j’ai décidé d’écrire. Je n’avais besoin d’aucun outil : du papier et un stylo suffisaient. Cette simplicité technique (apparente) m’enchantait. Et puis, j’écrivais depuis l’âge de douze ou treize ans, ce n’était donc pas vraiment un point de départ, mais une sorte de confirmation.

     C’est d’abord la poésie qui s’est imposée. Je recherchais l’hallucination, le flash métaphysique, l’humour et la folie tout à la fois. Les années sont passées et, dans la trentaine, j’ai voulu me rapprocher du monde réel, du concret, et surtout des autres. C’est ainsi que, tout en continuant à écrire de la poésie, je me suis mis à la prose. La nouvelle s’est imposée comme un genre « ramassé », dense, qui me convenait bien. Mes premières nouvelles ont été publiées dans les années 1990. J’ai poursuivi ce genre jusqu’à aujourd’hui. Une douzaine de mes nouvelles ont été publiées.

     Pour le roman, c’est dans les années 2000 que j’ai souhaité aborder ce genre ; j’avais plus d’expérience et de choses à dire, je me sentais prêt. J’ai achevé quatre romans. Le roman demande beaucoup de temps, la nouvelle permet tout de même de dire des choses tout en étant moins chronophage. À ce jour, c’est dans ce genre que j’ai été le plus publié. Est-ce là que je suis le plus à mon aise ? Je n’en sais rien. J’ai souvent l’impression d’être Steiner, le poète de Dolce Vita, « professionnel chez les amateurs et amateur chez les professionnels ». En décalage avec mes aspirations comme avec mes contemporains.

O. – Parmi les nouvellistes français ou étrangers, d’hier et d’aujourd’hui, en est-il qui comptent particulièrement pour vous, qui sont une source d’inspiration ?

S. R. – Les nouvelles de Dino Buzzati (Le K) furent certainement marquantes ; je pourrais citer aussi Julio Cortázar (Tous les feux le feu) ; pourtant, je me considère surtout comme influencé par le roman. Je lis plus de romans que de nouvelles et certains romans furent des séismes intérieurs : ceux de Marguerite Duras furent, dans ma vingtaine, une source de réflexions profondes ; La Montagne de l’âme de Gao Xingjian (auquel j’ai emprunté l’usage du « tu » dans deux de mes romans) m’a aussi marqué, tout comme Emmanuel Carrère (Un roman russe, L’adversaire, Le Royaume – une écriture maîtrisée au point de devenir invisible), Patrick Modiano (La place de l’étoile), Romain Gary (Les promesses de l’aube, La vie devant soi), Imre Kertész (la première partie du Refus constitue selon moi un sommet de la littérature mondiale – la thématique du refus des éditeurs étant aussi importante chez moi : voir la nouvelle/poème Le poète médiocre publiée en 2001 dans la revue Rue saint Ambroise) ; plus récemment, j’ajouterais à cette liste Roberto Bolaño et Les détectives sauvages.

O. – La nouvelle que nous proposons aujourd’hui à nos lecteurs, Pourquoi je n’ai jamais lu Spinoza, avec toute sa drôlerie, n’en constitue pas moins une réflexion sur l’identité, et sur le sens de celle-ci : est-elle un fait biologique, culturel, est-ce l’expression d’une pratique religieuse ? Pourquoi avoir choisi l’identité juive, pour être le ferment de cette réflexion ? Y a-t-il, dans votre propre histoire, un lien particulier avec le judaïsme ?

S. R. – L’histoire racontée ici est vraie – dans ses grandes lignes au moins – et s’il existe chez certains la possibilité d’une île, dans la famille, il existait cette possibilité juive. C’est donc bien dans ma propre histoire, celle de ma famille, qu’existait ce lien avec le judaïsme, mais un judaïsme reconstruit de bric et de broc, imaginaire. Suffisant néanmoins pour créer l’empathie, l’intérêt et prémunir de nombreux virus mentaux comme l’antisémitisme ou le racisme d’une façon générale. Les images d’archives de la libération des camps par les alliés en 1945, avec leurs amoncellements de corps poussés au bulldozer, ont constitué une sorte de matrice, un vaccin contre l’intolérance.

     Je reste persuadé que l’identité est un construit, un produit fabriqué à chaque génération. J’en ai été frappé en Europe centrale, que j’ai longtemps arpentée (c’est le sujet de mon premier roman : Ta mission), où la détestation des peuples voisins est une étrange affaire — la plupart des habitants de ces pays n’ont eu ni leur de Gaulle ni leur Adenauer. Ils restent prisonniers de haines qu’ils considèrent comme ataviques, sans se rendre compte que ce sont eux qui, chaque jour, recréent cette histoire duale (les bons, les méchants), qui donnent vie à ces haines fabriquées autrefois, qui reproduisent un récit de rejet comme s’il était leur seul bien. L’attachement à ces haines recuites est étonnant.

O. – Le questionnement sur l’identité semble être aussi, dans cette nouvelle, le lieu, voire le prétexte d’un conflit entre le narrateur et ses parents. Comme si être juif était, pour votre héros, un défi à leur égard, et la façon la plus éclatante d’affirmer son indépendance…

S. R. – Il y a effectivement un conflit latent entre le narrateur et ses parents à propos de cette « possibilité juive ». À noter que la mère elle-même, qui porterait cette origine, ne s’en glorifie pas. On peut donc considérer que c’est – dans la nouvelle au moins – le narrateur qui fait sienne cette origine dans le but de se distinguer des autres – sans doute se sent-il précisément à part, différent de sa famille et, au-delà, de ses contemporains. Cette volonté d’être autre reste un leitmotiv dans mon travail d’écriture. Elle se concrétise ici autour de la judaïté, mais elle aurait pu avoir comme fondement la toxicomanie, le gauchisme ou l’homosexualité – autant de positionnements à rebours dans une famille qui s’affirme de droite et « traditionnelle ».

O. – L’ambiance de ce texte est largement imprégnée de l’époque où l’action se situe : 1978, la drogue, le rock. La musique semble beaucoup compter pour vous, puisque vous avez participé à des lectures en compagnie d’instrumentistes. Aimeriez-vous un jour conter de façon plus systématique, mais toujours sur le mode de la fiction, la chronique de ces années punk et new-wave ?

S. R. – Effectivement, la musique compte beaucoup pour moi, c’est pourquoi j’en écoute peu. Elle est trop importante pour être galvaudée en passant toute la journée. Sans silence(s), la musique ne vaut rien. Je le disais, j’ai été bassiste (vraiment amateur) et j’achète toujours des disques (vinyles) avec plaisir. J’écoute de tout et tout m’intéresse : le classique, la musique contemporaine, la « world-music », la pop ou la techno. J’aime le talk-over, lire avec un fond musical ; j’ai fait beaucoup de lectures à Paris de cette façon. J’ai aussi travaillé avec des musiciens (je citerai surtout Manuel Bienvenu qui m’a accueilli – lisant mes propres textes, autant de nouvelles en fait – sur chacun de ses disques) ; j’ai écrit de nombreuses paroles de chansons (en français surtout, mais j’ai peu rencontré de chanteurs que ce matériau intéresse : la plupart chantent en anglais, ce qui m’attriste parfois. Avis aux amateurs, en tout cas !).

     Dernier point concernant la musique et qui corrobore votre intuition : je suis en train de corriger un nouveau roman qui se déroule dans les années 1970 et dont les personnages sont les popstars de l’époque, décédées d’overdose, non pas accidentellement, mais toutes victimes d’un complot du FBI (même si je déteste les théories du complot)… mais c’est une autre histoire.

O. – Merci beaucoup, cher Stéphane Rosière, et bonne année, musicale et littéraire !

Propos recueillis par Jean-David Herschel

 

N°28 – Le Professeur d’allemand

   Adrien Thério (1925-2003)

 Au tout début de la Révolution tranquille, Adrien Thério en est déjà à publier son cinquième ouvrage de fiction avec Mes beaux meurtres (1961)Si l’on tient compte de toute sa production narrative et savante, c’est là son huitième livre ; son premier roman, Les brèves années (1953), a déjà été réédité dans une version revue et corrigée l’année même où paraissent non seulement Mes beaux meurtresmais aussi Flamberge au vent. L’homme est fébrile et ne cessera de l’être au cours des décennies suivantes, ce, jusqu’en 2003, année de sa disparition. Ses multiples publications (plus de trente livres, des centaines d’articles), ses activités de professeur de littérature à l’Université d’Ottawa, d’animateur et de fondateur de revues littéraires (Livres et auteurs canadiens en 1961, devenue Livres et auteurs québécois en 1969, Co-Incidences en 1971, Lettres québécoises en 1976) en font foi éloquemment.

     Au milieu de ce véritable océan d’encre et de papier, nous retrouvons toujours un homme habité par la passion littéraire, du conte et de la nouvelle autant que du roman et de l’essai, et un fort désir de transmettre ce sentiment à ses semblables.

UN TERROIR ICONOCLASTE

     Mes beaux meurtres, recueil de cinq nouvelles – dont une a la dimension d’une véritable novella, Le chat sauvage – semble au premier abord une œuvre traditionnelle. Elle ne l’est toutefois que sous un certain angle : celui du récit du terroir, et encore. Mes beaux meurtres met en effet en discours au moins deux récits, Le chat sauvage et Carnet de prison, qui se déroulent en bonne partie sur une ferme dans un petit village québécois. Mais ce qu’on découvre lorsqu’on réfléchit à la pratique traditionnelle du genre du terroir et qu’on la compare à ce qu’en fait Thério, c’est qu’il pervertit (dans le bon sens du terme), infléchit, détourne la tradition. L’œuvre est aussi iconoclaste que l’ont été avant lui les recueils Le torrent d’Anne Hébert (1950) ou Contes pour un homme seul d’Yves Thériault (1944), sans compter que, si l’action était transposée de la campagne à la ville, on pourrait y voir une relation avec Le cassé de Jacques Renaud (1964). Le lien entre toutes ces nouvelles : le sentiment de révolte contre l’autorité, des personnages qui ruent dans les brancards et qui, poussés par une volonté de s’en sortir, doivent faire violence à ceux qui les oppriment et aller jusqu’au meurtre. 

LE REFUS DE LA ROUTINE ET LE GOÛT DE LA THÉÂTRALITÉ

     Le cas de la nouvelle intitulée Le professeur d’allemand est en ce sens assez particulier. Elle fait partie des œuvres où Thério met en scène des professeurs d’université. Il est certain que son expérience dans le milieu universitaire a servi d’inspiration à certaines de ses œuvres narratives. En 1961, il était déjà docteur en littérature depuis huit ans, et il avait enseigné dans quatre universités avant d’arriver à Ottawa. Il avait déjà à son actif La soif et le mirageun des cinq romans qu’il publiera dans son cycle des professeurs (1960), textes fort critiques du milieu universitaire. Le professeur d’allemand, en raison de sa virulence et de son étrangeté, va encore plus loin que tous les romans. Dans une entrevue, Thério révèle qu’en publiant ses romans de professeurs, il a « voulu dégonfler un peu tous ces grands intellectuels qui se prennent pour le nombril du monde ». Mais dans Le professeur d’allemand, le discours va beaucoup plus loin. Le récit se cristallise d’abord autour d’un objet – tendance récurrente dans ce recueil, si on pense au motif de la porte comme mobile obscur du crime dans Une porte à ouvrir. Cette fois-ci, c’est un thermos, sorte de métonymie de la haine du narrateur pour les gestes inlassablement répétés par son collègue à l’heure du lunch. Les choses se gâtent très vite parce que le narrateur ne peut supporter l’idée que cet homme poli et érudit « manqu[e] d’imagination » et n’ait jamais eu « le moindre mouvement de révolte ». Voilà bien qui nous replonge dans le contexte de la Révolution tranquille (on pense aussi à ce que sera sept ans plus tard mai 68 en France) où l’on voulait que l’imagination soit au pouvoir, et où la révolte était une valeur en soi.

   Notons aussi que le narrateur est le spectateur d’une sorte de petite pièce de théâtre à laquelle il est obligé d’assister tous les jours de la semaine, car il partage le même bureau avec son collègue allemand. Et c’est dans ce même bureau que le narrateur en pensée « répète la scène », et imagine la mise en scène presque absurde du meurtre qu’il s’apprête à commettre. Cela prend même la forme d’une idée fixe : « Chaque jour désormais, je répétai la scène du meurtre au moment où il allait commencer à manger. »

     D’un point de vue symbolique, tout se passe comme si une forme de théâtralité répétitive cherchait à en détruire une autre, comme si le narrateur, apparemment jeune professeur confronté à un professeur de la vieille école, cherchait à faire disparaître, à gommer une façon d’être et d’agir, de se représenter dans le monde, qui ne convient plus à l’époque moderne. À moins que le désir puis le geste de tuer ne relèvent de l’esthétique surréaliste ; André Breton ne parle-t-il pas, dans le Second manifeste du surréalisme (1930), du « geste idéal » qui consiste à descendre dans la rue et à tirer au hasard sur les gens ? La lecture de l’œuvre de Thério nous amène parfois dans les avenues les plus inattendues.

L’EXCÈS ET LA RÉSERVE

     Ce qui frappe, lorsqu’on jette un regard d’ensemble sur le recueil et l’œuvre de Thério, c’est le motif général de l’excès (meurtres, folie, débordement de sentiments négatifs, etc.) couplé à son contraire, soit celui de la réserve quant à l’expression de certaines données, propension bien propre au genre de la nouvelle qui dit souvent relativement peu pour suggérer beaucoup. Ainsi, on ne saura jamais combien de gens le narrateur avoue avoir tué.

     Et bien sûr, dans Mes beaux meurtressi chaque mot porte (ce qui entre nous est vrai de toute bonne œuvre littéraire), certains mots n’ont pas à être prononcés, pensés, écrits par les narrateurs et les personnages. Les récits brefs en cachent autant sinon plus que ce qu’ils laissent voir, entendre. C’est là une exigence formelle de la nouvelle. Cela dit, il appert également que les nouvelles de Thério ne sont pas simples génériquement. Avant la lettre, Thério mélange, métisse genres et sous-genres à l’intérieur du recueil et des nouvelles elles-mêmes : le récit du terroir mêlé au psycho(patho)logique dans Carnet de prison, la théâtralité dans Le professeur

     Gilles Archambault, autre grand nouvellier québécois, soulignait déjà en 1964 que « ce recueil est excellent et rempli de promesses ». Sa remise en circulation au XXIsiècle permet à un nouveau public de juger à nouveau de sa richesse et de sa modernité.

Michel Lord

     La rédaction d’Onuphrius tient à remercier M. Jacques Richer, directeur de Lévesque éditeur et de XYZ, la revue de la nouvelle, qui nous a accordé la permission de publier cette nouvelle d’Adrien Thério.

 

LE PROFESSEUR D’ALLEMAND

     Chaque jour, à onze heures vingt-cinq, au moment où je revenais à mon bureau, il sortait un thermos de sa serviette, le plaçait sur la table, à droite. Il se penchait de nouveau, ramenait une sorte de petit paquet enveloppé de papier paraffiné qu’il déposait en face de lui. Puis il ouvrait méthodiquement le sac en commençant par un coin qu’il avait appris à déplier avec une adresse consommée. Il faisait la même chose depuis des années. Un sandwich apparaissait, trois ou quatre petits biscuits et une banane. Quand il avait bien rangé ces trois articles sur le papier luisant qui lui servait de nappe, il ouvrait son thermos, se versait une tasse de café après avoir donné deux ou trois petits coups du buste qui avaient pour effet de faire avancer sa chaise un peu plus près de sa table et commençait à manger.

     À le voir tout à son travail, les premières fois, j’imaginais qu’il ne permettait pas qu’on le dérange pendant la demi-heure où il lunchait. Il ne prendrait même pas la peine de répondre à quiconque oserait lui adresser la parole. Je me trompais ! Je me hasardai un jour à lui demander comment s’épelait le mot « littérature » en anglais.

     Je me rendis compte de ma bévue au moment même où je posais ma question. Il se tourna vers moi, déposa sur la table le biscuit qu’il était en train de gruger et épela lentement le mot. Il se leva, s’approcha de mon bureau et commença à discourir sur l’importance de cultiver chez les jeunes le goût de la clarté et de la précision. Sans hausser le ton une seule fois, il m’assura que la plupart des lettres qu’il recevait étaient pleines de termes impropres et que c’était la faute de notre système d’enseignement d’où la grammaire avait été exclue. Je m’étais arrêté d’écrire et je l’avais écouté. De temps en temps, il se penchait un peu en avant, étendait son bras droit et pointait son index, ayant probablement l’impression qu’il mettait le doigt sur nos déficiences scolaires. Par la suite, il devait revenir souvent sur la même idée. C’était une de ses marottes.

     Il avait une sorte de petit visage de fouine qui captait l’attention. Il avait conservé malgré ses soixante-cinq ans une peau presque rosée et comme il était très petit, n’eût été les rides et les cheveux blancs, on ne lui aurait pas donné quarante ans.

     Il avait une façon à lui de monter ses griefs en épingle en dehors de ses heures de lunch. Il avait l’air de se plaindre sans se plaindre. Il redisait toutes les difficultés qu’il avait eues pour en arriver à avoir un diplôme universitaire, mais tout cela semblait avoir été accepté d’avance comme un lot nécessaire à une fin. Il parlait maintenant de ses rhumatismes un peu comme on parle d’un nouveau-né qui nous fait passer des nuits blanches, mais qu’on ne peut s’empêcher de dorloter, d’entourer de tous les soins.

     Sa vie avait été partagée entre la petite maison qu’il avait achetée l’année de son mariage et ce bureau étroit de professeur qui croulait sous les livres. Il n’avait jamais pu se payer de longs voyages car les enfants avaient tout pris. Il s’était contenté de la vie simple de professeur dans un collège où les élèves réclamaient un diplôme à grands cris dans le seul but de gagner beaucoup d’argent après leur graduation. « Les valeurs spirituelles, avait-il coutume de dire, perdues ! perdues ! depuis le Moyen Âge. » Lui-même s’accusait. Après quelques années d’enseignement, il en était venu à la conclusion qu’il ne valait pas la peine de se donner tant de mal pour semer dans des terres stériles. Son zèle s’était arrêté là. « Vous voyez, disait-il, vous voyez… » Il laissait la phrase en suspens, haussait les épaules en faisant une sorte de grimace et allait se rasseoir en se prenant en pitié.

     Chaque jour, je devais assister, silencieux, à son lunch, car je m’étais persuadé qu’un spectacle répété des centaines de fois mérite un certain respect. Je me disais parfois : « Qu’emportera-t-il en mourant ? Qu’est-il venu faire dans la vie ? Qu’est-ce que ce petit homme doux, dévoué, sans imagination, a bien pu apporter au monde ? »

     Ce sont là des questions que j’aurais pu me poser au sujet de n’importe qui. Elles ne me venaient à l’esprit qu’en sa présence. Avec mes amis j’aurais trouvé indécent de m’interroger de pareille façon. Mais lui me mettait en face de toutes sortes de problèmes.

     Un jour, je compris que je lui en voulais. La chose me prit au dépourvu, car je ne voyais pas très bien pour quelle raison je pourrais lui faire du mal. Il n’en restait pas moins vrai qu’à certains moments, j’avais un vif désir de le blesser d’une façon ou d’une autre. Un soir, avant de me mettre au lit, je compris tout à coup pourquoi je nourrissais de la rancune contre un collègue aussi posé, poli, plein d’attentions à mon égard. Je souffrais d’avoir à mes côtés un homme de son âge et de son érudition qui, c’était évident, manquait d’imagination. Comment avait-il pu passer trente-cinq années au même bureau, se prélasser aussi longtemps devant ses élèves sans subir le moindre mouvement de révolte ? « Aujourd’hui, pensais-je, il vivrait dans un monde tout différent. » Il s’était laissé emporter doucement par le courant de la rivière sans même penser qu’un jour, ce courant, cette rivière pourraient lui présenter des rives plus généreuses. Il n’avait même pas pris la peine de regarder autour de lui. Son petit train de vie avait été jugé, accepté, une fois pour toutes.

     Quand il avait fini de manger, il repliait le papier paraffiné, le mettait dans sa serviette, refermait son thermos et, après s’être frotté les mains l’une contre l’autre deux ou trois fois, il allait dénicher un livre dans les piles qui l’encadraient. Il se remettait à lire et si personne ne venait le déranger, il était encore dans la même position quand je revenais au bureau vers cinq heures de l’après-midi.

     De tempérament calme et doux, il se fâchait cependant quand l’occasion lui était donnée de pouvoir expliquer à des confrères pourquoi le monde en était arrivé à perdre le sens des « vraies valeurs ». Je suivais ses explications de mon bureau mais je ne réussissais jamais à comprendre ce qu’il voulait dire exactement par « vraies valeurs ». Certains jours, j’avais la tentation de lui demander comment il avait réussi, lui, à s’inculquer le sens des « vraies valeurs », ce qu’elles lui avaient apporté. Intérieurement, je refusais toute communication avec les « vraies valeurs » si elles devaient me rendre semblable à lui, m’enclore dans un champ où je ne voyais que des herbes chétives.

    Au demeurant, ses discours m’eussent laissé indifférent. Mais je ne lui pardonnais pas d’avoir une vision aussi restreinte de la vie et du monde. Je ne lui pardonnais pas d’avoir joué au crabe toute sa vie. Chaque fois qu’il se remettait à son lunch, je me reposais les mêmes questions. Ses rhumatismes l’emporteraient demain que sa disparition ne changerait rien à rien. Qui sait même si le collège ne le remplacerait pas par un jeune professeur plein de vie, d’enthousiasme, capable de faire aimer la langue et la littérature allemandes à ses élèves ?

     Ce jour-là, au moment où il sortait le thermos de sa serviette, j’aperçus mon coupe-papier sur mon bureau. Sans savoir pourquoi, la vue de ces deux objets se mit à m’obséder. J’avais l’impression qu’ils se complétaient. Je mis le coupe-papier dans ma main gauche et le soupesai. Je regardai le thermos et je revins au coupe-papier en bronze, épais, dessiné en forme de poignard. Je refermai ma main sur le coupe-papier. Je ressentis un vif plaisir au cœur. Cela me rappelait des souvenirs vagues d’enfance, de joies que j’avais ressenties pour la première fois.

     Enfin, je compris.

     Je m’appuyai au dos du fauteuil et, avec un plaisir évident, je me mis à répéter la scène. Au moment où il viendrait pour se verser une tasse de café, je me lèverais et je lui enlèverais son thermos. Il me regarderait, surpris, croyant que je voulais plaisanter. Comprenant le sérieux de l’histoire, il se lèverait et essaierait de reprendre le thermos. Je reculerais lentement vers mon bureau et là, contre le mur, par pur plaisir, je tiendrais le thermos au-dessus de sa tête pendant plusieurs minutes pendant que, devant moi, il se démènerait, ferait entendre des mots incompréhensibles, des  bouts de phrases à demi prononcées, en faisant des efforts démesurés pour atteindre son thermos. Je me mettrais à rire doucement, puis, en me penchant, je saisirais le coupe-papier sur mon bureau et le lui enfoncerais dans la poitrine. Il laisserait entendre un petit cri aigu en serrant la main gauche sur sa poitrine et s’écroulerait à mes pieds.

     Au moment où la scène finissait, je me tournai vers lui. Il présentait lentement les lèvres à sa tasse de café trop chaud. « S’il savait, me dis-je, que je viens de le tuer, que dirait-il ? Viendrait-il tout près de mon bureau pour m’expliquer, comme il l’avait fait pour la grammaire, la théorie du meurtre ? » Je le voyais déjà me raconter comment Néron s’y était pris pour exécuter ses ennemis. Il retournerait à sa table et continuerait son lunch en silence, mangeant ses biscuits de l’air craintif d’une souris grugeant un morceau de lard avant de rentrer dans son trou.

     Chaque jour désormais, je répétai la scène du meurtre au moment où il commençait à manger. J’aurais voulu varier les épisodes que je n’aurais pu. Car c’était ainsi que tout allait se passer et je n’y pouvais rien. Tout ce que j’avais prévu la première fois allait se produire phase par phase. Mais que deviendrais-je ? Car vraiment je n’avais pas l’intention de gâcher ma vie pour un pauvre petit vieux qui avait manqué la sienne.

     Je n’ai jamais été sujet à aucune excentricité et jusqu’ici personne n’a trouvé à redire à ma conduite. Je suis comme tout le monde. Quand je dis : je suis comme tout le monde, je ne veux pas dire que je ne me distingue en rien de la foule impersonnelle qui encombre les rues des grandes villes. Je veux dire que, comme tout le monde, il m’arrive d’avoir des pensées que je me hâte d’enfouir au fond de ma conscience, d’avoir des désirs que j’aurais honte de montrer au grand jour, des sentiments que je rougirais parfois de dévoiler. D’être sujet à ces pensées, ces désirs, ces sentiments ne sert qu’à me prouver que j’appartiens à l’espèce humaine. Puisque j’ai toujours eu assez de décence pour garder pour moi ce que chacun convient de garder pour soi, je considère que je suis comme tout le monde.

     Pourquoi donc tuerais-je mon confrère aux cheveux blancs ? Il manque d’imagination, mais cela est-il suffisant pour provoquer mon geste ? Lui n’y perdra rien. Quant à moi, on me fera un procès. Qu’est-ce qu’on pourra prouver ? Si on me condamnait ? Pour me condamner, il faudrait qu’on puisse établir que j’ai délibérément attenté à la vie de mon confrère. Je sais que si jamais je fais cela, ce sera délibérément, mais comment eux le sauront-ils ? Ils iront voir dans ma vie passée, ils examineront ma conduite depuis mon enfance et ils ne trouveront rien qui puisse les mettre sur la trace qu’ils chercheront. J’ai toujours agi en homme sensé, je me suis toujours conformé aux lois de la civilisation, je n’ai jamais eu la pensée de nuire à quelqu’un pour le plaisir de lui nuire. Ils reviendront de leur enquête en disant que je n’ai jamais montré le moindre signe de dérangement mental, que rien ne les porte à croire que j’aie pu un jour décider de prendre ce coupe-papier et de l’enfoncer dans le cœur du petit homme aux cheveux blancs.

     Même en admettant que je suis sain d’esprit, comment pourront-ils en arriver à prouver que j’ai tué délibérément ? Et cela ajoutera-t-il à ma responsabilité ? La plupart des meurtriers tuent délibérément. L’important, c’est que je tue délibérément à un moment où je suis en possession de toute ma lucidité. Comment s’y prendront-ils pour établir que j’ai accompli cet acte dans un état de lucidité parfaite et que je suis coupable?

     Quand j’étais jeune, je me souviens, j’avais l’étrange désir de tuer des petits chiens chaque fois que j’en rencontrais. Je ne sais pas pourquoi, la façon de hurler de ces bêtes me mettait hors de moi et je rêvais tout de suite de leur mettre la main au cou et de les étrangler. Qu’y a-t-il d’anormal à vouloir tuer des chiots ? Tous les amis que j’ai eus m’ont avoué à un moment où l’autre de leur existence qu’ils avaient parfois eu le désir de tuer des bêtes ou des humains. Pourquoi n’aurais-je pas le désir de tuer moi aussi puisque c’est tout à fait normal ?

     J’admets que tous ceux qui m’ont parlé de leurs désirs de meurtres n’ont jamais passé de la théorie à l’action, mais même si j’allais un bon jour me payer un mort, quelle différence cela ferait-il ?

     Car, voudrais-je me le cacher que je ne le pourrais pas, mon désir augmente avec les jours. Je répète encore la scène chaque fois qu’il se met à son lunch, mais je commence à m’en lasser. Au début je souriais. Plus maintenant. Je fais tous les mouvements avec une rare précision. Je compte le même nombre de pas en reculant jusqu’au mur et le professeur redit sans cesse les mêmes bouts de phrases en étirant le bras pour reprendre son thermos.

     Aujourd’hui, je me suis levé au moment où il sortait le thermos de sa serviette. J’avais quelque part à l’intérieur de moi une drôle de sensation. Il a sorti le petit sac aux sandwiches et, au moment où il a voulu commencer à déplier le papier paraffiné, j’ai étendu le bras et j’ai saisi le thermos. La scène s’est passée exactement comme j’avais prévu. Il m’a regardé, amusé. Il a probablement lu dans mon regard que j’étais très sérieux. Il s’est levé et a essayé de reprendre le thermos que j’avais soin de tenir à une hauteur que sa main ne pouvait atteindre. J’ai reculé lentement jusqu’au mur. Il a encore fait des efforts pour reprendre le thermos et j’ai souri de voir ce petit homme tout blanc s’étirer devant moi, faire des gestes hétéroclites dont il aurait été le premier à rire s’il avait pu y réfléchir un moment. J’ai souri et, soudain, je me suis penché et j’ai saisi le coupe-papier. Une sensation très douce m’a envahi. Au contact de ma main, le froid du bronze m’a donné du courage. Le professeur dansait devant moi sur le bout de ses orteils et murmurait toutes sortes de syllabes incompréhensibles. D’un coup bien porté, j’ai frappé.

     Il a fait une grimace effroyable et je suis sûr que si jamais je regrette de l’avoir tué, ce sera à cause de cette grimace. J’étais content de voir qu’il portait la main gauche à son cœur, puisque cela faisait partie de la scène, mais cette façon de me regarder en mordant ses lèvres et en laissant entendre un cri d’animal m’a déplu. J’aurais voulu partir, m’incorporer aux spectacles étranges de certains de mes rêves, mais j’étais rivé à lui, j’étais rivé à ce corps qui venait de tomber à mes pieds. Il a fait encore quelques gestes, quelques mouvements, puis plus rien.

     Devant moi, sa table était là avec ses piles de livres. J’ai eu alors l’impression d’entendre un bruit étrange, un grand vent balayant tout sur son passage. Je suis resté seul plusieurs minutes avec mon mort à mes pieds.

     Plus tard, je suis sorti, j’ai frappé à la porte voisine et j’ai dit : « Venez voir ! » Ils étaient deux qui causaient. En m’entendant, ils se sont levés et m’ont suivi. Je les ai amenés dans mon bureau et là, devant le mort, je leur ai dit : « Je l’ai tué à cause du thermos. »

***

            Voilà deux jours qu’on me ramène devant ce juge et ce jury. Les avocats ont essayé de me faire parler mais j’avais décidé de me taire et de les écouter. Pendant qu’ils discouraient, j’examinais la figure des membres du jury. Je ne cache que l’avocat de la Couronne a été éloquent. Il a parlé de l’exemple qu’il fallait donner afin que les écoles prennent la peine de mieux choisir à l’avenir les professeurs qui sont chargés de former la jeunesse. Il a soutenu que mon passé ne permettait pas de laisser entendre que j’aie pu avoir à un moment ou l’autre la moindre attaque de ce qu’il a appelé « dérangement ». Il ne s’est pas aperçu qu’en voulant me faire condamner parce que j’avais accompli le crime à un moment où je possédais tous mes esprits, il contredisait sa première proposition au sujet de l’exemple à donner aux écoles négligentes. D’ailleurs, je n’ai pas besoin de lui pour savoir que je suis sain d’esprit. J’ai refusé de dire le moindre mot, de faire la moindre déposition, parce que si je le voulais, il me serait facile de déjouer tous les psychiatres du monde. J’ai en effet, pendant le temps que j’ai passé en prison, construit un petit discours en trois points où je prouve clairement que personne ne peut décider de tuer on prochain sans avoir de troubles mentaux. Comme mon énoncé se tient du commencement à la fin, je réussirais certainement à leur prouver que, pour parler aussi sensément, il faut que je sois sain d’esprit. Ils croiraient me tenir dans un piège. Je sais que n’importe qui peut tuer de sang-froid, mais si je leur fais part de cette idée, ils se récrieront. Ou ils ajouteront que n’importe qui, en pleine démence, peut tuer de sang-froid. Comment leur prouver le contraire ? Comment leur expliquer qu’au moment où j’ai tué, je n’ai fait que répéter une scène que je savais par cœur, que j’avais jouée déjà une centaine de fois auparavant et que par conséquent j’ai accompli mon action avec toute la lucidité possible.

            L’avocat de la défense s’est levé. Je savais qu’il allait faire un discours sur la folie. Que je me sois refusé à dire le moindre mot en cour était déjà une preuve de mon désarroi mental. J’étais, selon lui, tombé dans une sorte de nuit dont personne n’avait réussi à me tirer. Depuis l’assassinat, je n’avais en aucune façon manifesté mon émotion, ma peine ou ma joie. Je m’étais retiré dans un monde à moi, peuplé de tous les fantômes qu’on se plaisait à imaginer. J’avais, disait-il, été sous l’effet d’une tension nerveuse. J’avais lutté jusqu’au jour où une sorte de fibre s’était détachée dans mon cerveau. Ce jour-là, tout doucement, calmement, j’avais décidé de tuer le professeur.

            Qui pourrait jamais me condamner ? J’avais passé des années à acquérir la science nécessaire à remplir le cerveau des étudiants qui m’étaient confiés ; je m’étais dépensé sans compter au service de mes concitoyens. Personne ne savait comment c’était arrivé. Personne ne pouvait juger. J’avais tué le professeur à cause du thermos. N’était-ce pas déjà un signe évident d’égarement mental que de tuer « à cause du thermos » ? Il répétait ce bout de phrase qu’il avait repêché sur les lèvres de mes collègues avec une joie absolument déconcertante.

            L’humanité souffrante était déjà assez malheureuse sans y ajouter. Il valait mieux, selon lui, me confier à une clinique où des psychiatres prendraient soin de moi, finiraient peut-être par découvrir la raison profonde de mon mutisme et, ce faisant, la raison pour laquelle j’avais tué. Emporté par son éloquence, il tendait les bras vers moi et disait : « Regardez-le ! Regardez-le ! » Ne faisais-je pas pitié en effet ? Il découvrait dans mon regard comme une sorte de défi, tous les membres du jury me regardèrent intensément et je vis que, pour eux aussi, j’avais dans le regard quelque chose qui en disait long sur mon compte. Si je n’avais pas craint de passer pour ridicule, j’aurais demandé la permission de me regarder dans un miroir pour voir si vraiment mes yeux étaient aussi troublants. Cette façon d’agir eût rendu la tâche trop facile à mon avocat. Un client qui refuse de parler et qui se regarde dans un miroir au beau milieu du procès ! En faudrait-il plus pour conclure qu’il était nécessaire qu’on me renvoie aux psychiatres?

     Il n’avait pas besoin de mes preuves. Il avait l’imagination assez fertile pour savoir où les trouver. J’appris que mon grand-père, un jour, dans un moment de colère, avait brisé trois côtes à un voisin parce que ce dernier l’avait injurié. J’étais la victime de l’hérédité. Ma mère, déclara-t-il, avait toujours eu la mauvaise habitude de se promener nu-pieds dans la maison à tous moments de la journée. Où avait-il pris ces renseignements? En quoi pouvaient-ils m’intéresser ? Il aurait de nouveau crié à l’hérédité s’il avait su que moi-même chaque fois que je rentrais chez moi, avant de me mettre au travail, je sentais le besoin de me retrouver nu-pieds sur le bois dur. Qu’est-ce que le fait d’aller nu-pieds peut bien changer à l’esprit d’un homme, d’une femme ?

     Mon grand-père et ma mère étaient donc les deux grands responsables du meurtre qui avait été commis. J’étais une victime innocente qu’on immolait sur l’autel d’un parti pris de mauvaise foi selon un rite barbare et inexcusable.

     Si je n’avais pas été l’accusé, je crois qu’à certains moments, j’aurais eu des larmes pour le récompenser des efforts qu’il faisait pour me sauver de la chaise électrique. Mais j’étais l’accusé et il fallait faire bonne figure pour ces messieurs du jury.

     Du haut de sa chaire, le juge écoutait, impassible. Il était plutôt sympathique. Il avait l’air de se dire : « Si on le condamne, il l’aura bien un peu mérité ; si on l’absout, tant mieux, car il me fait bonne impression. » Il était le seul à ne pas voir de défi dans mon regard. « Si on me libère, me disais-je, j’irai lui serrer la main en sortant. Il me donnera une tape sur l’épaule et me dira en faisant un signe de tête : “T’as eu de la chance d’avoir un bon avocat !” »

     Au plus beau de la péroraison, j’eus une grande envie de rire. Mon avocat allait vraiment un peu trop loin. Je ne pouvais pas imaginer que des gens intelligents puissent se laisser prendre par une éloquence aussi fausse et qui convenait si peu à un cas comme le mien. Oh ! comme c’eût été bon de laisser mon rire couler dans la salle, en cascade claire et vibrante. Mais ce rire eût aidé mon avocat à convaincre les membres du jury que j’étais vraiment ce qu’il tentait de leur expliquer. Pour mieux contenir ce rire qui menaçait d’éclater malgré moi, je me mis à fixer un des membres du jury, un petit homme noir qui portait une cicatrice au front. Je ne sais pourquoi, il me faisait penser à un descendant rachitique d’une famille de gros rats de grange. Il me regarda pendant plus d’une minute sans bouger. Puis il commença à faire des signes avec sa tête, à fermer brusquement les yeux, à les rouvrir. Reprenait-il son calme que je recommençais le jeu. Lentement, je le vis qui mettait son bras sur le bras de son voisin comme pour se protéger de quelque chose.

     « Et maintenant, messieurs… », disait mon avocat, pendant que le petit homme à cicatrice serrait de plus en plus le bras de son voisin.

     La voix qui tonnait s’arrêta au milieu d’une phrase. L’avocat avait surpris le manège entre le petit homme noir et moi. Il n’avait pas trouvé d’autre moyen de rendre le calme à ce balafré que de s’arrêter au milieu de son discours pour recapter mon attention. Je baissai la vue. Je ne pouvais décemment continuer à regarder cet homme qui n’en pouvait plus de subir mon regard. Je ne voulais pas que les autres membres du jury s’aperçoivent de mon jeu. Ils auraient tout de suite sauté à des conclusions que je cherchais à éviter depuis le commencement du procès.

     « Enfin, me dis-je, finira-t-on bientôt de vouloir prouver que ma conduite est étrange ? Comme si l’homme que j’ai tué était le seul assassinat que j’aie à me reprocher ? Ils ne savent pas et ils ne sauront jamais que j’ai tué des personnages autrement importants que ce petit professeur d’allemand. Certains jours je ressentirais un grand bonheur à voir revenir certains amis qui m’étaient très chers et que j’ai tués malgré moi, sans qu’il y ait eu en moi la moindre petite parcelle de démence. J’ai tué parce qu’il fallait que je tue. Je prends la vie de ce petit vieillard qui n’en pouvait plus de vivre, qui ressentait tous les contretemps d’un jour éclatant de soleil et d’air pur, et on me le reproche ! On va même plus loin, on essaie de dire que je n’ai pas pu accomplir une action pareille sans appartenir à un monde habité par les esprits. »

     La voix de mon avocat vient de se taire. Tout de suite, un tonnerre d’applaudissements a rempli la salle. Je ne savais pas que j’étais aussi sympathique à l’assistance qui pendant ces deux journées n’avait manifesté sa joie ou sa colère d’aucune façon. Maintenant, ils applaudissent au plaidoyer qui m’obligera d’appartenir désormais à un monde tout différent. Ils ont l’impression de faire une bonne action. Ils ont l’impression de racheter la victime innocente, de la mettre de nouveau sur le chemin du salut et de la grâce. Ils n’ont jamais réfléchi à ce que peut être la folie. Autrement, ils n’iraient jamais me condamner à cette vie de désespoir. Ils auraient le courage de m’envoyer à la potence.

     Je leur suis sympathique et leurs applaudissements le prouvent. Si les membres du jury ne pensaient pas comme eux ? Je les vois qui sortent maintenant à la queue leu leu, en arrondissant le dos. J’ai de la peine pour le petit homme noir qui semble avoir rapetissé depuis que j’ai cessé de le regarder.

     Devant cette salle qui attend le verdict avec impatience, j’ai envie de pleurer. Je sais déjà avec quel verdict ils vont revenir. Il était facile de le prévoir. Ce n’est donc pas la fin qui me préoccupe. Mais j’ai vu soudain dans les stalles du jury apparaître tous mes morts. Ce sont eux qui m’ont jugé. J’aurais voulu leur serrer la main, les presser dans mes bras, leur dire combien je les regrette, mais je ne pouvais bouger. C’était à leur tour de me regarder fixement, de me dire combien j’avais eu raison. Si je pouvais seulement quitter cette salle avec eux ! Mais je les ai tués ! Oh ! que je voudrais pleurer devant eux et leur dire combien je les regrette, jusqu’à quel point je les ai aimés malgré ma cruauté. La porte s’est rouverte, ils ont disparu des stalles et le jury a repris sa place.

     Un silence lourd s’est abattu sur la salle. L’auditoire a besoin d’entendre le verdict pour être sûr qu’il s’accorde avec le sien. Quand la voix du président s’est élevée et a prononcé : « Non coupable », un soupir de soulagement s’est élevé de partout. Je sais pourtant qu’il eût mieux valu être coupable. Même si j’essaie de prouver à ces psychiatres que je suis sain d’esprit, on va m’écouter pour découvrir à chacune de mes paroles un sens caché que je n’y ai pas mis. Avec les jours, ma lucidité finira par les convaincre que je suis de plus en plus dérangé. Tout leur sera preuve.

     De partout, je suis entouré, traqué. Je ne pourrai faire un pas désormais sans entendre ce soupir de contentement qu’ils ont tous poussé au moment où on a dit : « Non coupable. » Je leur en veux de s’être laissé prendre aux belles paroles d’un avocat qui me défendait dans le seul but d’ajouter un fleuron à son blason. Car je n’ai pas tué mon collègue, le professeur d’allemand, dans un moment de démence. J’avais bien préparé mon coup et je l’ai porté avec beaucoup plus de lucidité que le jury n’en a mis à juger ma cause. J’ai tout fait pour leur éviter de croire que j’avais pu agir sous l’empire d’une crise passagère. J’ai eu la force de repousser toutes les idées qui pendant le procès eussent pu me faire commettre des actes qui auraient pu devenir des indices. Envers et malgré moi, j’ai été jugé et condamné à un châtiment que je ne méritais pas. J’ai maintenant le droit de douter de l’état mental du monde entier.

Adrien Thério