N° 23 – Un étrange survenant

Michel Lord

     C’est au Québec que nous vous emmenons aujourd’hui, chers lecteurs. Michel Lord, dont nous avions déjà recueilli les lumières dans notre numéro 8, du 10 décembre 2017, au sujet d’une nouvelle d’Albert Laberge, a passé de longues années à enseigner la littérature française à l’université de Toronto. Il fait, de plus, partie du comité éditorial de la revue XYZ, notre chère consœur et aînée, où se publient, sur papier et depuis 1985, des centaines de nouvelles francophones ; il y écrit aussi de passionnants articles critiques. Cette fréquentation constante de la nouvelle à un titre scientifique devait, tôt ou tard, faire germer dans l’éminent professeur le désir de se lancer à son tour dans l’écriture de fiction. Cela n’a pas manqué, surtout depuis la fin de l’an dernier, et c’est à grands flots que les nouvelles jaillissent à présent de sa plume.

     Plusieurs d’entre elles ont un caractère autobiographique. Certaines mêlent à des souvenirs réels d’étranges fuites dans l’imaginaire, ou des réflexions critiques qui les rattachent quelque peu à la chronique ; mais ces deux genres, nouvelle et chronique, ne sont-ils point parents ? Les thèmes abordés sont fort variés : on peut y voir évoquer tour à tour les différents chats que l’auteur a fréquentés depuis l’enfance (Autour des chats), les aventures de chevalerie et la féérie (L’Invention), l’émotion éprouvée par un athée devant une cathédrale de France (Metz)… ou, comme dans la nouvelle que voici, Un étrange survenant, les vastes forêts du Québec, la société des bûcherons, leur inscription dans la nature, et les mystères, les mythes même, qui naissent parfois de la rencontre de l’homme et de l’arbre. « Car l’homme est-il un arbre des champs ? » (Dt 20, 19).

     Après avoir lu cette nouvelle, ne manquez pas l’enrichissant entretien qui lui fait suite, où Michel Lord nous confie une part de ce qui l’inspire.

Edmée Rubanblanc

 

     UN ÉTRANGE SURVENANT

Il vint un jour à la maison. Pour moi, personne ne pouvait être plus beau que lui. Il était jeune, entre dix-huit et vingt-deux ans, grand, mince, d’allure un peu débraillée ; on sentait la robustesse et la musculature malgré son épaisse chemise carreautée. Un grand dieu des routes, ce Jonas, qui survenait chez nous dans la campagne isolée de la Haute-Mauricie, où mon grand-père était ce qu’on appelait à l’époque un jobber, car il était propriétaire de son camp de bûcheron.

     Ce mien grand-père avait passé un temps au Massachusetts à faire des affaires mystérieuses et en était revenu les poches pleines. Il avait acheté des lots de terres boisées et engageait des bûcherons pour y opérer des coupes sélectives. Il était en avance sur son temps, avait horreur des coupes à blanc que certains exploitants forestiers pratiquaient déjà. Lui n’avait que respect pour la forêt, qui mérite notre amour, même si on y tranche des arbres. Pour ça, il avait besoin de jeunes hommes aussi déterminés que lui à travailler au mieux-être des siens et de la nature, quasi sacrée, vénérée au moins comme un bien unique qu’on ne saccage pas.

     Jonas, le survenant, l’avait fortement impressionné, lui qui se connaissait en hommes. Il se reconnaissait en lui. Il lui confia sans hésiter la supervision d’une équipe de vingt bûcherons déjà aguerris, bien qu’un peu plus jeunes que lui, dans les seize ou dix-huit ans. Il ne lui demanda pas son curriculum vitæ. On n’en était pas là en ces années de grand défrichage du Québec, qu’on affligeait du nom de province, alors que, pour lui, c’était déjà un pays, et pas si jeune que ça. Les vieux pays, grand-père et Jonas les connaissaient bien, étant allés chez les Wallons, les Hollandais, les Bretons, les Normands, les Provençaux, les Scandinaves… Ils savaient comment ils travaillaient. Bien, tout simplement bien, contrairement aux habitudes sauvages des Nord-Américains. Sauvages ? Cela n’avait rien à voir avec ceux que les leurs appelaient honteusement des sauvages, et qui, pour eux, étaient les meilleurs hommes du monde, sans parler des femmes. Ils étaient tous deux, à leur manière, féministes avant la lettre, sans le savoir. Un jeune homme et un grand-père exceptionnels, et c’est un peu pour ça qu’ils s’entendaient à merveille. Pour eux, les vrais sauvages n’étaient par les Amérindiens, mais les saccageurs de la terre, de la planète, entre autres ces Américains qui se croyaient tout permis dans ce qu’ils traitaient comme une colonie, riche territoire soumis à tous les envahisseurs : honte quotidienne pour eux, sujet constant de révolte intérieure.

     Grand-père avait une fille, ma tante Virginie, de l’âge de Jonas, le beau survenant, comme lui grande, magnifique, travailleuse et pleine de santé. Quand les deux se rencontrèrent pour la première fois, ce fut de part et d’autre comme l’explosion d’un geyser en plein désert. Jonas avait connu des femmes dans ses nombreuses pérégrinations, c’est entendu, mais jamais d’une beauté aussi éclatante que Virginie. Jonas et Virginie, un espoir de terre promise en ces lieux encore à habiter, à fertiliser, à ensemencer de sa semence à lui, mais aussi de toutes les formes de vie végétale, animale… humaine plus qu’humaine.

     Après un mois, grand-père, le père de Virginie, qui voyait tout venir, se rendait bien compte de l’ardeur de Jonas au travail, aussi bien que de ses ardeurs amoureuses pour sa fille. Jonas faisait tout méthodiquement en y mettant une fougue juvénile incomparable. Ses déboisements et ses coupes de bois étaient des œuvres d’art : la manière de couper égal, les cordes de bois bien empilées, c’était à couper le souffle en un pays où l’on a tendance à tout faire à peu près. De même, dans la cour qu’il faisait à sa belle, tout était fait selon les règles splendides de la courtoisie des temps anciens : langage galant, courtois du chevalier pour sa dame. Chez un bûcheron québécois, il y avait de quoi être surpris.

     Mais au fait, d’où venait-il au juste ? Il ne l’avait jamais dit, personne ne le lui avait demandé. Son identité baignait dans une aura, un total flou artistique, dans les brumes de l’Atlantique nord, de la Bretagne celtique ou des grands dieux d’un Olympe oublié, et pourtant bien présent. Il y avait quelque chose d’imprécis, d’inachevé, de brumeux dans ce qu’on savait de sa vie, tellement qu’on finissait par n’en rien savoir, malgré toutes les choses qu’il avait contées de ses aventures à l’étranger, et qui ne servaient qu’à nourrir sa légende. Une légende à vingt ans. Quand même, se disait-on, il devait y avoir méprise. Mais on avait beau dire, l’impression persistait d’origines mystérieuses.

     Je n’ai jamais eu l’occasion de rencontrer tante Virginie. Et pour cause. Elle a connu un destin digne des princesses de contes de nos grands-mères, ou des contes des Mille et une nuits et de l’Odyssée. Léda et le Cygne, c’est une chose, bien sûr, mais Jonas et Virginie s’approchent de la légende mythologique à leur façon.

     Jonas avait fait la grande demande à mon grand-père, qui se montrait très favorable au mariage. Virginie était aux anges. Tout va très vite dans cette histoire. Les noces ont lieu dans une petite église de rien du tout, le prêtre met tout son talent à rendre la cérémonie de la manière la plus solennelle possible, avec un discours à l’emporte-pièce qui contraste avec ce lieu monastique, sans orgues, ni chantre, ni chorale. Malgré cela, tout baigne dans une atmosphère de sacrement, de sainteté presque.

     La suite se joue de plus en plus en accéléré, comme si le temps était sorti de ses gonds. « The time out of joint ! » comme disait Hamlet. Les chastes époux sortent de la chapelle, saluent la maigre assemblée, embrassent le père et s’en vont dans la forêt. Ils marchent enlacés sous les grands pins, les feuillus touffus en ce matin de septembre humide, où le soleil commence à percer à travers le feuillage. On les voit s’éloigner, leur image s’estompe petit à petit dans un brouillard qui se lève et soudain tout s’efface, tout disparaît. Jonas et Virginie n’ont plus jamais été revus…

     Mon grand-père ne s’en est jamais remis. C’est pourquoi je ne l’ai pas connu, car il s’évapora lui-même dans la nature, peu de temps après la disparition mystérieuse de sa fille et de son gendre dans la forêt de la Haute-Mauricie qu’il croyait connaître comme le creux de sa main, mais qui, au bout de sa brève vie, de ses même pas soixante ans, lui avait ravi les êtres les plus chers. Sans doute les a-t-il rejoints dans l’Éden magnifique…

Michel Lord

Conversation avec Michel Lord

Onuphrius – Michel Lord, nous avons déjà eu le plaisir de vous rencontrer, dans cette revue, à propos d’une nouvelle d’Albert Laberge, dont vous nous aviez aidé à goûter tout le sel. Aujourd’hui, c’est d’une de vos propres nouvelles que nous nous entretenons. Car le professeur d’université que vous êtes, auteur d’ouvrages et d’articles critiques sur la littérature québécoise, a opéré, depuis quelques mois, une révolution : vous avez commencé une nouvelle vie d’auteur de fiction, de nouvelliste ou, comme on dit au Québec, de nouvelier. Pouvez-vous nous dire ce qui a décidé de ce changement ?

Michel Lord – Je rêvais depuis longtemps d’écrire de la fiction, des nouvelles principalement, et j’en ai publié une douzaine dans la revue XYZ, surtout au cours de ma carrière. Mais j’avais hâte d’être à la retraite pour me libérer de l’obligation de la publication savante à tout prix. C’est venu dans la deuxième année de ma retraite, soit cette année. J’ai écrit tous les jours, l’hiver dernier, comme pris dans une grande vague créatrice. Ça a commencé, en fait, en 2017 par l’écriture et la publication d’une nouvelle autobiographique, L’école Chapais, dans un numéro thématique d’XYZ sur l’école. J’ai remonté dans ma petite enfance et raconté mes débuts dans la vie scolaire.

Quand je me suis mis à l’écriture quotidienne quelques mois plus tard, en février 2018, j’ai continué dans cette veine, mais pas uniquement, débordant de plus en plus vers l’imagination débridée. C’est comme si, dans ces nouvelles, j’avais d’abord voulu recomposer mon passé, aller à la recherche du temps perdu, le mien, dans le Québec des années 1950 à 1980. Puis à l’occasion, je débordais du réel autobiographique et allais vers l’imaginaire. Une deuxième vague va bientôt venir, sans doute plus orientée vers la fiction pure et le fantastique, ou le réalisme magique, vers lequel je suis naturellement porté. Je ne peux pas consacrer tout mon temps à cette belle activité, car je fais encore de la recherche, travaillant cette année sur les nouvelles d’Yves Thériault et, depuis des années, sur l’œuvre narrative d’Anne Hébert, dont certains romans sont de véritables novellas.

O. – Parmi les nouvellistes d’hier ou d’aujourd’hui, francophones ou écrivant dans d’autres langues, quels sont ceux qui vous inspirent particulièrement ?

M. L. – Il y en a beaucoup, car je suis un grand dévoreur de littérature. Je nomme dans le désordre, mais à tout seigneur tout honneur, Boccace, Balzac, Zola, Maupassant, Henry James, Arthur Schnitzler, Yves Thériault, Marie-José Thériault, Adrien Thério, André Carpentier, Madeleine Ferron, Anne Hébert, Paul Morand, Théophile Gautier. La liste pourrait être longue.

O. – Dans Un étrange survenant, que nous proposons aujourd’hui à nos lecteurs, l’ambiance se caractérise tant par le décor – les vastes forêts québécoises, la vie de bûcheron, la rudesse du métier et la défense de la nature – que par le mystère – celui qui plane sur les origines de Jonas, votre personnage. Celui-ci fascine tous les protagonistes du conte : le grand-père, qui se reconnaît en lui, Virginie, subjuguée par sa cour, digne de l’ancienne chevalerie, et jusqu’au narrateur lui-même. En quelque sorte, ce personnage réunit le ciel et la terre : ancré dans la nature, il semble pourtant planer au-dessus d’elle, et échapper tout à fait à son empire dans le finale du conte. Sauriez-vous identifier l’origine de ce personnage dans votre imaginaire ? Et l’origine des autres personnages composant ce conte ?

M. L. – Le grand-père est mon grand-père Lord, que je n’ai pas connu, car il est mort jeune, à cinquante-neuf ans, mais on parlait de lui comme jobber, dans la famille. Mon père travaillait dans son camp de bûcheron quand il était adolescent. Un autre personnage n’est pas totalement imaginé, mais certainement imaginaire : le survenant, provenant du Survenant, roman de la terre de 1945, de la Québécoise Germaine Guèvremont. Ce roman a marqué l’imaginaire des Québécois, car il a été adapté pour la télévision dans les années 1960. Nous en avons suivi les péripéties pendant des années avec avidité. Quant à la fille de mon grand-père, je l’ai « créée » à partir de rien, c’est-à-dire de mon imagination, me prenant pour Dieu qui crée à partir de rien. Je blague, bien sûr.

O. – Au fond, par l’ambiguïté même du finale, cette nouvelle se rattache pleinement à la tradition fantastique. Le doute est semé dans l’esprit du lecteur : que sont devenus Jonas et Virginie, et qu’est devenu le grand-père à leur suite ? Leur disparition est-elle naturelle ? Mais cette fin ne peut-elle encore être expliquée rationnellement (il y a malheureusement de nombreux cas de disparitions inexpliquées, accidentelles ou d’origine criminelle) ? Avez-vous souhaité laisser au lecteur le soin d’émettre diverses hypothèses sur le devenir des personnages ?

M. L. – Je ne pensais pas au lecteur quand j’ai écrit cette nouvelle. J’étais emporté par la plume (le clavier) et une sorte de flot discursif. Notre écriture nous surprend nous-mêmes parfois, surtout si on quitte les sentiers battus du réalisme strict. C’est ce dont je me rends compte parfois quand je me laisse emporter par l’imagination, la folle du logis, qui n’est pas si folle que ça. Jouer avec à la fois la nature et le surnaturel nous amène parfois très loin. Pour le lecteur, oui, je veux bien qu’il se fasse sa propre idée, car le finale est ouvert sur toute possibilité. Il répond aux exigences de liberté de deux genres : le fantastique ou le réalisme magique, et la nouvelle. Dans le premier cas, il y a l’incertain quant à la réalité et l’irréel, la nature et la surnature, le normal et l’étrange ; dans l’autre, il y a l’idée que dire moins peut suggérer plus. Dans ces genres, on ne dit pas tout, sinon tout s’aplatirait ; on laisse le sens aller là où il peut, où il veut, selon les lecteurs, les lectures… Pour parodier le Petit Larousse, je pourrais dire qu’écrire, pour moi, c’est un peu semer à tous vents…

O. – Si la filiation fantastique est nettement visible, il en est une autre, qui apparaît plus subrepticement dans le conte : celle du nouveau roman. En effet, la narration est subitement perturbée dans son caractère linéaire et directionnel, lorsque le narrateur affirme : « Je n’ai jamais eu l’occasion de rencontrer tante Virginie », alors qu’il la décrit un peu plus tôt comme « grande, magnifique, travailleuse et pleine de santé », et qu’il assiste ensuite à son mariage. De même, le narrateur montre, tout au long du récit, une parfaite connaissance d’un grand-père qu’il a vu vivre à ses côtés ; mais les conventions sont brisées brusquement quand il est dit : « C’est pourquoi je ne l’ai pas connu. » Que signifie pour vous, profondément, ce procédé déstabilisant ? Car dans le récit fantastique classique, c’est l’action qui est étrange, tandis que la narration reste un point d’ancrage dans la rationalité !

M. L. – Je ne saurais répondre à cette question par une réponse bétonnée. Je pourrais invoquer la licence poétique. Notez qu’on peut décrire un personnage par le truchement de ce que les autres nous en ont dit. Tous ces personnages sont un peu des figures de légendes, et la légende est souvent portée par la rumeur publique et sociale, qui diffuse toutes sortes d’informations, vraies ou fausses, sur le monde. On en prend ce qu’on veut, ce qu’on peut. Tout est question de vouloir et de pouvoir. Par ailleurs, je n’ai pas conscience d’avoir donné dans les techniques du nouveau roman, que j’ai fréquenté un temps, il est vrai. Mais il est certain que je ne veux pas écrire de manière traditionnelle ; j’affectionne les iconoclastes, les novateurs (James Joyce, Céline – pour le style –, Jacques Ferron), mais je désire demeurer lisible. Peut-être que ces « incohérences » que vous soulevez prennent leur source dans le fait que je n’ai pas connu mon grand-père paternel, et que d’en parler m’en rapproche dangereusement, comme si je l’avais connu, tout comme les personnages de son entourage dont j’imagine les paroles, les actions et les passions passées. Il y a là un jeu de distanciation et de rapprochement mystérieux, qui me mène sur des sentiers narratifs incertains, mais merveilleux.

O. – Comment envisagez-vous l’avenir ? Vous consacrerez-vous exclusivement à l’écriture de fiction ? Ou conserverez-vous une part de votre temps pour l’écriture scientifique, critique ou académique ?

M. L. – Tout reste sur la table. Je suis un grand insatiable, lecteur boulimique et écrivant (selon la formule de Barthes) qui tend à vouloir devenir écrivain. Je continue dans ces deux voies, mais j’aimerais bien un jour me consacrer entièrement à la fiction. Ça me travaille et j’y travaille.

O. – Cher Michel Lord, merci beaucoup de cet entretien !

Propos recueillis par Reinette Sahraoui