N°25 – Le Directeur

Louis-Gabriel Montoya 

     Il y a un an jour pour jour, le 3 septembre 2017, paraissait le premier numéro d’Onuphrius. Après un mois de pause estivale, c’est avec bien du plaisir que nous fêtons notre premier anniversaire, heureux d’avoir contribué à faire connaître de remarquables nouvelles d’hier et d’aujourd’hui. Nous voulons exprimer notre reconnaissance envers tous les auteurs qui ont répondu, avec enthousiasme, à notre initiative, à tous les lecteurs qui nous ont suivis, et à nos talentueux illustrateurs.

     Cette nouvelle saison, vous le savez, sera différente par son rythme de parution, mensuel seulement, et cela pour au moins un an. Autre différence : la part plus grande que tiendront, aux côtés de la nouvelle française, celle de Belgique et celle du Canada. C’est René Godenne, auteur de nombreux ouvrages sur le genre littéraire que nous chérissons, qui choisira et présentera les textes belges, à partir de novembre prochain, cependant que Michel Lord – que nous avons déjà rencontré ici comme auteur (cf. Un étrange survenant et l’interview qui suit, dans notre numéro 23) représentera le Québec à compter de décembre. Nous espérons pouvoir vous annoncer bientôt une semblable collaboration à l’égard de la Suisse.

     Pour ce numéro de rentrée, nous vous proposons une nouvelle inédite, et de belle taille, de notre phalanstérien Louis-Gabriel Montoya. L’histoire qu’elle raconte – la rencontre « tragi-comique » d’un journaliste de radio et d’un directeur de station que tout oppose – est peut-être trop riche de détails pour être tout à fait inventée ; voilà ce que notre auteur et éminent collègue se refuse à nous révéler. Quoi qu’il en soit, l’anecdote est l’occasion d’une intrigue, de descriptions et de dialogues fort pittoresques, au centre desquels se placent le mystère de l’hostilité, la question des sympathies subtiles et des antipathies sans motif, mais non sans cause, qui parcourent l’humanité.

Fantine Briochard

 

LE DIRECTEUR

            La saison 2007-2008 touchait à sa fin ; la direction de Radio-Canada souhaitait reconduire mon émission, Mon beau miroir, pour une onzième saison. Cela me réjouissait d’autant plus que, venu de Paris et Montréalais d’adoption, je me trouvais dans la cité québécoise comme un poisson dans l’eau, et n’aspirais qu’à y poursuivre joyeusement ma nage. Un appel téléphonique de France en décida autrement. Mon vieil oncle Roger m’informait que ma mère souffrait du cœur, et que l’on avait dû l’hospitaliser à Clermont-Ferrand. Je me rendis immédiatement en Auvergne pour lui faire visite. Fort heureusement, elle put bientôt regagner sa douce maison du Mont-Dore ; mais elle se sentait faible, et il ne pouvait être question de la laisser vivre seule. Je m’installai donc chez elle, où je retrouvai la vaste chambre de mon enfance. Heidi, ma femme, nous rejoignit deux semaines plus tard, après avoir démissionné de la radio, où elle officiait comme technicienne depuis treize ans ; elle emmenait avec elle Eulalie, notre fille aînée, Philippe le cadet, et Aliénor la benjamine. Les huit pièces de la maison résonnaient tout d’un coup de rires et de babils.

            Nous n’avions pas la moindre idée de ce que nous ferions désormais. J’avais produit, jadis, de nombreuses émissions pour l’Office National de Radiodiffusion, à Paris ; mais j’avais quitté cet établissement en même temps que mon pays en 1998, et bien des choses s’étaient transformées depuis ; certains de mes anciens camarades d’antenne conservaient leur place, mais des voix nouvelles remplaçaient la plupart des autres, et la présidente alors en poste ne me connaissait pas, non plus que ses directeurs de chaînes. Avant que d’offrir mes services à une antenne locale, idée qui trouvait grâce à mes yeux, je m’autorisai quelques mois de repos en famille. Je passais de longues heures à faire la lecture à ma mère – ce qui me donnait l’occasion de relire ou de découvrir des ouvrages classiques –, et m’occupai de soutenir les premiers pas de mes enfants dans le système scolaire français. Il fallut aussi les aider à affronter les railleries de deux ou trois camarades de classe, qui s’amusaient de leur accent ; cette question fut, grâce au Ciel, vite résolue.

            Nous parcourûmes la magnifique Auvergne, ma terre natale, ainsi que d’autres pays de France, et je fus heureux de revoir deux de mes amis d’autrefois qui, montés à Paris depuis longtemps, habitaient toujours Clermont-Ferrand durant l’été : le docteur Bertrand Chapsal, psychiatre, et la violoniste Anne-Sophie Roux, professeur au Conservatoire. Celle-ci me présenta Viviane Couzinet, Auvergnate parisienne elle aussi, pigiste au Courrier de l’audace, où elle écrivait, sous cinq ou six pseudonymes, les rubriques politique, culturelle, sportive et culinaire. C’était une petite femme au teint olivâtre et aux cheveux frisés, infatigable, qui parlait d’abondance, d’une voix aigrelette, et possédait une opinion tranchée sur chaque chose et sur chacun. Pour compléter ses revenus, elle rédigeait des publi-informations – c’est-à-dire des annonces publicitaires déguisées – pour une dizaine de gazettes professionnelles. Chaque été, elle passait trois semaines dans la maison de campagne de son amie musicienne, sur laquelle elle exerçait une sorte d’ascendant.

            Je l’avais presque oubliée quand, à la fin du mois de décembre, elle me téléphona depuis Paris :

            « Alain ! Il faut absolument que tu viennes me rejoindre à Paris, où le succès t’attend ! Peux-tu prendre le premier train ? Je vais te présenter au directeur de la nouvelle radio où, je le sais, je le sens, ta carrière rebondit déjà !

         – De quoi parles-tu, ma chère ? Il se fait donc une nouvelle radio à Paris ?

         – Mais quand je te le dis ! Ce directeur est formidable : c’est un homme fortuné qui, arrivé à l’âge de soixante-quinze ans, après avoir vécu de ses actions, stock-options et parachutes dorés en tout genre, a décidé de créer sa propre radio. Un projet follement original. Et il ne lésine pas sur les moyens : il vient d’acquérir un bel appartement dans le Marais, qu’il a fait aménager en studio d’enregistrement ; il a recruté deux techniciens à plein temps, et deux animatrices d’antenne épatantes : Leslie et Ouassila (en réalité, elles se nomment Catherine et Nathalie, mais le directeur les a rebaptisées de façon plus tendance) ; il m’a engagée comme directrice des programmes, et voilà, je te prends ! Tu feras l’émission que tu voudras ! N’est-ce pas merveilleux ?

         – C’est très aimable à toi, Viviane, mais qu’est-ce que cette radio dont tu me parles ?

          –   Ça émettra sur l’Internet, et les gens écouteront principalement à la carte, en podcast. On diffusera un flux continu pour ceux qui aiment la radio à l’ancienne, mais il suffira aux gens modernes et branchés de télécharger l’émission de leur choix au moment qui leur fera plaisir.

         – Tu me dis que tu es directrice des programmes, mais je ne crois pas que tu aies jamais fait de radio…

         – Aucune importance : la presse, ça me connaît ! De plus, à force de me mêler au tout-Paris pour mes articles, j’ai un carnet d’adresse mirobolant, je suis dans le networking jusqu’au cou, tu sais. Fais-moi confiance : le seul truc, c’est de venir rencontrer le directeur. C’est lui qui décide en dernier ressort ; mais pas d’inquiétude : je lui ai raconté tes hauts-faits, à Paris comme à Montréal. “ S’il y a bien un gars qui vous fera de sacrées émissions, c’est Alain de Fontanges, il nous écrase tous ”, que je lui ai dit !

         – Et quel contenu comptez-vous donner aux émissions ?

         – Oh, il y aura un peu de tout, en fonction de ceux qui les feront. L’idée est de faire quelque chose de culturel, mais pas trop intello ; d’informatif, sans inonder les auditeurs sous les données ; de politique, mais sans langue de bois. Nous voulons bien sûr éviter le politiquement correct. Il n’y a rien de plus incorrect, tu ne trouves pas ? Mais par-dessus tout, il faut que ça plaise au directeur. C’est lui l’âme du projet. D’ailleurs, il a adoré Bertrand, pour sa douceur, et Anne-Sophie, dont il vénère le zozotement.

         – Quoi, Bertrand et Anne-Sophie font aussi partie de l’équipe ?

         – Mais puisque je te le dis ! C’est la Puy-de-Dôme-connexion, si tu veux savoir, le grand rendez-vous des bougnats ! Anne-Sophie va faire une superbe série sur les grands violonistes.

         – Et Bertrand ? Sur les grands psychiatres ?

       – Non. Tu sais qu’il est passionné par les loutres. Alors, il a proposé une émission sur la vie des loutres, mais le directeur a trouvé le sujet trop restreint ; donc il traitera finalement des chiens et des chats.

         – Je vois. Comment se nomme-t-il donc, votre directeur ?

         – Morgan de Gasch. Tu verras, il est très intuitif, il a un flair étonnant…

         – Est-ce son vrai nom ?

     – Il s’appelle en réalité Jacques Martin, mais il a changé en raison de l’homonymie avec feu le célèbre présentateur. En résumé, sa particule est en toc, le bonhomme est un parfait rastaquouère, un aventurier poseur, un corsaire, mais saupoudré de paillettes ; parti de rien, il a fait plusieurs mariages qui l’ont mis à la tête d’usines de ciment et de saccharine. À quarante ans, riche à milliards, il a revendu ses parts et mis fin à toute autre activité que le farniente. Mais quand tu le verras, tu ne pourras que t’écrier : j’ai rencontré un homme de pouvoir ! »

         Viviane semblait vénérer son corsaire à paillettes, à qui elle prêtait un talent supérieur de meneur d’hommes, un inégalable génie dans les affaires et une culture exhaustive en matière universelle. Mais cette invitation précipitée à rejoindre une entreprise mal définie me rebutait.

         « Ecoute, cette histoire ne m’intéresse pas. Je n’arrive pas à cerner un projet réel, une identité de chaîne dans ce que tu décris.

         – Mais la chaîne, elle y est ! Il ne manque que le dernier maillon : toi ! c’est toi qui vas nous aider à faire de ce projet quelque chose de sérieux, de professionnel ! Alain, nous avons besoin de toi.

         – Qu’attends-tu de moi, exactement ?

         – Que tu fasses des émissions. Trois hebdomadaires et une quotidienne.

        – Mais tu es folle, c’est beaucoup trop. Pourquoi pas le 7 h-minuit, pendant que tu y es ? Je dois consacrer du temps à ma famille, et à divers projets, dont un livre que j’écris en ce moment. Le maximum envisageable serait une hebdo. Mais pour parler de quoi ? »

         Viviane réfléchissait, en soufflant dans le combiné.

         « Je ne sais pas,  moi ! Pourquoi ne ferais-tu pas un magazine musical, à la manière de ton ancienne émission ? Une formule en public, avec des invités, de la musique vivante, des séquences critiques, des interviews, et un jeu pour gagner des places de concerts !

         – Te représentes-tu le temps de préparation qu’exige ce genre de formule ? Quel serait votre budget pour un magazine d’une heure ?

         – Tu sais, l’aventure ne fait que débuter. Tout cela va coûter 50 000 euros par mois au directeur, entre le loyer, l’équipement, le salaire des permanents ; bien sûr, nous comptons que les recettes publicitaires rendront cette affaire bénéficiaire, et nous permettront d’offrir un juste cachet à chacun. Pour le moment, nous proposons entre 45 et 140 euros l’heure d’antenne. Evidemment, je ferai le nécessaire pour que tu reçoives 140 !

        – Non, décidément, cela ne saurait m’intéresser. À quoi bon dépenser 50 000 euros par mois, si c’est pour payer si mal ceux qui, par leurs voix, feront vivre cette antenne ? Une heure de magazine, cela représente huit ou dix heures de préparation, sans compter le temps de transport. »

         Elle marqua quelques secondes de pause, et reprit d’un ton plein d’enthousiasme :

         « Un instant, Alain. Tu me dis que ce cachet serait trop faible pour un magazine musical, mais peut-être bien qu’il suffirait pour une émission d’une autre nature, plus simple à réaliser ?

         – Pour ce prix, je ne ferais, à la limite, qu’une demi-heure d’antenne, répondis-je ; et il faudrait encore que le sujet me captive au point que le cachet, au fond, ait peu d’importance. Quand ils ne veulent pas payer le prix, les exploiteurs comptent sur les passions de leurs collaborateurs, et je vois que c’est exactement ce que vous avez commencé à faire avec Anne-Sophie et Bertrand.

         – Oui, je l’avoue. Nous tablons sur les passions des gens. Eh bien, existe-t-il une telle passion chez toi ?

         – Bien sûr qu’il en existe une : les super-héros. C’est le thème du livre que j’écris. Depuis des décennies, je recueille, pièce par pièce, des éléments biographiques sur Spider-Man, Batman, les Quatre Fantastiques et compagnie ; sans oublier les méchants, comme le docteur Octopus, le Bouffon vert, Lex Luthor, Galactus, enfin… tout ce qu’on aime.

         – Très intéressant. Mais je ne vois pas en quoi consisterait ta valeur ajoutée, dans une émission consacrée aux super-héros. Si j’ai envie de lire une bande-dessinée, moi, je lis une bande dessinée, et voilà tout. Je n’ai pas besoin qu’on m’explique ce qui s’y passe.

       – Ma valeur ajoutée, petite mécréante, consisterait dans l’approche synthétique que permet ma connaissance du domaine. Quand tu lis un épisode des X-Men, seul un fragment de leur personnalité, de leurs faits et gestes t’apparaît. J’ai mis, quant à moi, tous ces fragments bout à bout depuis des lustres, et j’ai composé sur chacun de ces personnages, non seulement des fiches, mais de véritables études caractérologiques et thématiques. Ma valeur ajoutée consisterait encore dans la comparaison avec d’autres personnages de la littérature mondiale, dans le choix d’extraits lus, dans leur traduction nouvelle d’après l’original, ainsi que dans l’illustration musicale en rapport avec chacune de ces figures. J’évoquerai aussi les dessinateurs, les encreurs, les scénaristes, les adaptations cinématographiques… mais ne nous emballons pas, Viviane : ce thème d’émission m’intéresserait, certes, mais tu ne m’as pas du tout convaincu que votre station pourrait en devenir le cadre naturel.

         – Ecoute, donne-toi le temps de la réflexion. Pour l’instant, tu ne te produis sur aucune chaîne, n’est-ce pas ? Pourquoi ne coucherais-tu pas par écrit l’idée dont tu viens de me parler ? Une hebdo sur les super-héros ; après tout, pourquoi pas ? Dès que je recevrai ton projet, j’en parlerai au directeur. Et puis envoie-moi aussi quelques-unes de tes émissions anciennes, afin que le directeur puisse mieux identifier ton style. »

         Viviane Couzinet insista tant que je finis par céder. Je mis par écrit une proposition d’émission, provisoirement intitulée Le Jour des mutants, quoique j’imaginasse plusieurs autres possibilités de titres : Super power, Radio Héros, Fréquence cosmique, Sidéral web, ou encore, clin d’œil à une célèbre chanson des Beach Boys, Héros & Vilains. J’y parlai avec enthousiasme des pouvoirs surnaturels, des costumes spectaculaires, des accessoires pseudo-scientifiques des surhommes et des savants fous qui avaient peuplé mon imagination d’adolescent. Je mis tant de soin dans la rédaction de ce mince dossier que je me pris à espérer que le projet s’accomplirait. Dans le même courrier, je joignis la copie de quatre émissions enregistrées, à différentes époques, pour l’O.N.R. et pour Radio Canada.

         Deux semaines passèrent avant que, au début de janvier, Viviane, ne me fît cette réponse embarrassée :

         « Bonne année 2009, Alain ! Ecoute, j’ai lu ton projet. C’est absolument ébouriffant, mais ça ne remplace pas le contact direct. Quand peux-tu venir ?

         – Minute : M. de Gasch a-t-il lu le document ? A-t-il écouté les émissions ?

         – Non, mais tu ne comprends pas. C’est un type qui procède au feeling. Je lui ai évidemment transmis tous tes fichiers, mais il ne les ouvrira pas ; il est incapable de s’astreindre à cette discipline de base : l’écoute d’une heure de programme du début à la fin, la lecture d’un dossier de deux pages, le traitement de son courrier. Pour lui, tout est question de relation. Il faut qu’il te voie.

        – En somme il faut aller se montrer. Pardonne-moi, Viviane, mais je ne procède pas ainsi. Je comprends que l’élément personnel compte dans une relation de travail, et que tout ne puisse se réduire à la dimension objective. Mais enfin si l’on évacue tout à fait cet aspect des choses, on ne part pas du bon pied. Que mes documents soient d’abord lus et entendus ; ensuite seulement, et dans la mesure où ils trouveront grâce aux yeux de leur destinataire, le temps viendra de se rencontrer, de vérifier s’il existe entre nous quelque désir de collaboration.

         – Tu as raison dans tout ce que tu dis, Alain. Mais tu connais le dicton : n’aie point raison, sois malin.

       – Fort bien, mais je ne crois pas très malin de faire l’impasse sur la connaissance minimale du travail accompli par celui dont on sollicite le concours, et sur l’examen de ce qu’il est en état de proposer. Je ne varierai pas sur ce point, petite mouche.

         – Tu es psychorigide, mais je vais voir ce que je peux obtenir. »

         Quelques jours plus tard, Viviane me téléphona, euphorique :

       « Nous avons écouté ensemble, le directeur et moi ! Il a adoré ! Quant à ton projet, je le lui ai résumé, car, malgré sa culture vertigineuse, ce n’est pas quelqu’un qui a le temps de lire, tu peux bien l’imaginer. Tout ce que tu proposes l’intéresse énormément ; mais il me dit aussi que tu dois être cher…

       – Peut-être, dis-je ; mais, si tu le veux bien, avant d’aborder la question d’argent, je voudrais m’assurer de votre accord sur le contenu de ma proposition.

       – Je vais mettre le téléphone en mode conférence, annonça Viviane, de façon que nous puissions converser à trois. Monsieur le directeur ! venez donc vous joindre à nous. Alain de Fontanges vient de me dire que, pour l’argent, ce ne sera pas du tout un problème : du moment que le contenu vous intéresse…

        – Attention, Viviane, je n’ai pas dit cela ! J’ai simplement précisé que je préférais traiter l’aspect financier en second lieu, uniquement dans le cas où l’on semblerait s’accorder sur le premier volet, celui du contenu.

         – Oui, bien entendu, c’est ce que je voulais dire. »

       La voix tremblante et étouffée de Morgan de Gasch me parvint dans le combiné.

         « Quel type d’émission souhaiteriez-vous faire ? Sur les bandes dessinées ? Je veux bien, mais pourriez-vous nous enregistrer une émission-pilote ?

         – Sauf votre respect, monsieur, le parcours qui fut le mien me dispense, je crois, d’une émission-pilote. Vous pouvez vous former une opinion en vous référant à celles de mes émissions que vous avez écoutées, aux différents prix de radio que j’ai reçus, et dont je tiens la liste à votre disposition, ainsi qu’à la proposition écrite remise à Viviane à votre intention.

         – Oui, il y a du vrai dans ce que vous dites. Simplement, voyez-vous, je n’ai pas encore le recul nécessaire. Je réalise un vieux rêve en montant cette station. Si vous acceptiez au moins d’enregistrer un fragment de l’émission, je pourrais avoir une vision plus claire de sa nature, de son ambiance, de son ton. Cela m’aiderait à prendre la bonne décision. Il ne s’agit pas d’un test, mais d’une sorte de démonstration en vraie grandeur. Enfin, ce qui m’inquiète surtout, c’est le cachet auquel vous prétendrez. Vous comprenez, j’ai un budget. Si je le dépasse, je menace la viabilité de toute l’entreprise. Et puis songez que, pendant cette même demi-heure, à la place d’une émission, je peux diffuser un disque, qui ne me coûtera rien !

         – En effet, Monsieur. Vous pouvez vous appuyer sur des kilomètres de disques pour composer une programmation fort agréable, qui vous coûtera peu ; un véritable robinet musical que les dentistes auront plaisir à diffuser dans leurs salles d’attente. Allons, cessons là ; je vous souhaite bien du succès. »

         Viviane, qui avait gagné, au contact des annonceurs et des commerçants, de l’aisance à contourner les obstacles – habileté qu’elle appelait sens négociationnel –, intervint d’une voix doucereuse :

         « Pourquoi achopper sur des questions financières ? Comme Alain l’a très bien souligné, il faut d’abord se mettre d’accord quant au contenu. Pour cela, le directeur a besoin d’une maquette, d’un numéro zéro, ou d’un extrait significatif : ça peut se comprendre. Je propose qu’Alain vienne l’enregistrer dès lundi dans notre studio flambant neuf. C’est l’occasion rêvée de te montrer notre local, notre table numérique, tous ces boutons lumineux… j’en raffole ! Nous ferons de ton essai une écoute immédiate ; puis nous débattrons du cachet. Mais franchement, monsieur le directeur, vous ferez un effort pour Alain, n’est-ce pas ? Il proposera un chiffre, vous en direz un autre, et ainsi de suite, comme des marchands de tapis, jusqu’à ce que le juste milieu l’emporte. D’autant que nous ne doutons pas de notre réussite. Nous serons toujours à temps de redéfinir ce cachet au bout de trois mois, le succès venant. Alors c’est entendu, à lundi. »

         Le dimanche suivant, je pris quelques heures à relire mes notes-fleuves sur le Surfer d’argent, à en recueillir les meilleurs morceaux et à leur donner une forme adaptée à l’écoute radiophonique. Puis je passai en revue quelques disques pour choisir mon générique et mes illustrations sonores, Fun in space de Roger Taylor et Starman de David Bowie, dont je redécouvrais, avec une oreille renouvelée, les harmonies enchanteresses. Depuis le salon, ma mère entendait les échos de ces chansons pop, énergiques et mélodieuses. « Je retrouve exactement le genre de musique que tu écoutais dans ta chambre quand tu étais enfant, remarqua-t-elle ; j’ai l’impression de revivre ce temps, de te revoir avec ton groupe de rock, ta bande de copains. »

         Finalement, je préparai une émission entière, ce qui me paraissait plus éloquent qu’un extrait. Le lendemain, je pris le train pour Paris.

         Au local de la rue Vieille-du-Temple, sis au deuxième étage d’une vieille bâtisse, j’eus la surprise d’être accueilli par François Bullier, ingénieur du son que j’appréciais fort et que je connaissais depuis vingt ans, car il avait assuré la partie technique de nombre de mes émissions à l’O.N.R. C’était un garçon joueur, buveur, farceur, hâbleur et baroudeur, sympathique en diable avec son béret basque, ses bretelles, ses chaussures bicolores et ses favoris. Avec lui, une séance de studio commençait toujours de façon concentrée et s’achevait dans les fous rires.

         François me fit visiter le studio, me parlant avec amour des micros, des haut-parleurs, de la table de mixage qu’il avait choisis lui-même, des panneaux de polyuréthane et de mélamine qui assuraient l’isolation phonique, et qu’il avait fait placer, selon son expression, suivant un plan mathématique. « Mon collègue et moi avons débarqué ici dans un moment de pagaille effroyable, raconta-t-il : le directeur avait d’abord fait appel à un technicien fripouille, un certain Boris, qui lui a chouravé un million. Que dis-tu de ça ? On peut en faire, des choses, avec un tel paquet d’oseille ! Viens, je vais te présenter au dirlo. » Il me fit traverser un corridor, au bout duquel, enfermé dans un étroit bureau, caché derrière un épais rideau de fumée, siégeait Morgan de Gasch.

         L’homme était grand et d’une excessive maigreur. Les cheveux teints en noir corbeau, répartis en deux masses par une raie médiane, contrastaient péniblement avec le visage cireux et ridé. Les petits yeux scrutateurs et mobiles, sous des lunettes ostensiblement luxueuses, le front, qu’il avait court et qui rapetissait encore sous le haussement des sourcils, les lèvres fines, pâles et pincées, tout dans ce faciès exprimait la hautaine surprise qu’il éprouvait à me voir. Il portait une superbe chemise bariolée de Yohji Yamamoto, flottant librement sur un jean ordinaire, artificiellement effiloché, qui traînait sur les pieds nus. Sur sa table, un seul livre : un dictionnaire des citations, au milieu d’une pile de journaux enchevêtrés. Aux murs, on avait scotché un portrait de Che Guevara et un autre de Rimbaud.

         « Vous ne m’en voulez pas si je fume, demanda-t-il enfin ? et il découvrait une dentition ravagée par le tabagisme.

         – Non, monsieur, répondis-je, j’aime l’odeur de la nicotine, bien que je ne fume pas moi-même. »

       Cette déclaration le laissa sans voix. Je le laissai à son hébétude et m’en retournai dans le studio.

         « Il faut se grouiller, dit François Bullier, plus nerveux qu’à son habitude. Je dois ensuite enregistrer une foule d’annonces publicitaires pour le boss.

         – Tu es pressé, mon bon François ? Alors voici un papier qui nous fera gagner du temps : le conducteur de l’émission. »

         Et je lui tendis un plan d’une page, qui décrivait schématiquement ce que nous nous apprêtions à fabriquer.

         « Sacrebleu, tu es bien le seul ici à me donner un conducteur ! Les autres profitent des plages musicales pour m’expliquer vaguement comment s’enchaîne la séquence suivante, s’il y a lieu. Mais le plus souvent, on n’a plus guère besoin de moi que pour les premiers réglages : tu vois le bouton rouge à ta gauche ? C’est ce qui te permettra d’activer ton micro quand tu voudras parler. Tu peux placer tes disques dans cette petite platine à ta droite. Bon courage.

         – Mais non, mon cher, je ne touche aucun bouton. C’est à toi de m’ouvrir le micro quand le conducteur indique que je prends la parole, et encore à toi de caler les disques que voici dans ta cabine. Comme au bon vieux temps !

         – Comment ? Mais tous les autres, qui viennent à ce micro, ne rechignent pas à appuyer sur les boutons ! Pendant ce temps, je peux bouquiner tranquille.

         – Les autres peut-être, mais je rechigne, moi.

         – Mais nom d’une scolopendre à monocle, pourquoi rechignes-tu, vieille tête de buffle de vicomte psychorigide ?

         – Parce que la technique est ta partie, dont je n’entends point te déposséder. »

         François faisait grise mine. Mais au cours de l’enregistrement, il retrouva le sourire : le conducteur l’obligeait, comme autrefois, à suivre à chaque instant le déroulement de l’émission, à en soigner les enchaînements, à y imprimer sa marque.

         Quand nous eûmes terminé, le directeur entra dans le studio et lança au technicien :

         « Quand vas-tu faire tes annonces, coco ?

     – Je peux commencer maintenant, directeur, nous venons justement de terminer.

         – Ah, c’est bien. »

         Morgan de Gasch ne semblait pas curieux d’entendre ce que nous venions de réaliser à sa demande. Je l’interrogeai :

         « Où voulez-vous vous installer, pour écouter cette émission-pilote ?

       – Oh, je ne vais pas écouter tout de suite, j’en ai assez entendu pour aujourd’hui. Je ferai ça un de ces jours, tranquillement.

        – Alors sachez que la dernière séquence, de dix minutes, consacrée à l’actualité du monde des comics, est une option. On peut la prendre ou ne pas la prendre.

         – Il faut que j’écoute avant tout. Jusque-là… on parle dans le vide. »

         J’esquissai un sourire et répondis :

         « Je n’ai pas l’habitude de parler dans le vide, monsieur ; je vous livre une information, parce qu’elle me paraît profitable à votre écoute. »

         Surpris de se voir contredit, il ouvrit une large bouche, qui accusait son prognathisme, tourna ses talons nus, et s’en fut dans son bureau en se dandinant. À ce moment, Viviane arriva en trombe, jetant son sac sur un siège, son écharpe sur un autre, sans cesser de consulter sa tablette tactile. Elle avait changé de coiffure, et sa chevelure, hérissée en touffes par la laque, faisait l’effet exact d’un pétard en pleine explosion. Bertrand l’accompagnait, avec en main un plein carton de documents sur le basset artésien, auquel il consacrerait son prochain enregistrement.

         « Brrr, quelle froidure, nom de nom, s’écria Viviane ! Eh bien Alain, tout va-t-il pour le mieux dans le meilleur des mondes ?

         – Non, rien ne va, ma pauvre Viviane. Ton maître me bat froid, n’écoute pas ce que je suis venu enregistrer pour ses beaux yeux de myope, et ne m’invite pas non plus dans son bureau pour mener l’entretien prévu. Je vais reprendre le Corail et m’en retourner chez moi !

         – Mais non, attends ! tu ne le connais pas, il est spécial. C’est une personnalité. Viens donc : avec lui, il faut mettre un pied dans la porte ! »

         Et, suivie de Bertrand, toujours plein de sollicitude et curieux de tout ce qui se rapportait à ce projet de radio, elle m’entraînait dans le bureau du grand hiérarque filiforme et figé. Celui-ci parut mécontent de me revoir ; son corps se dressait sur son fauteuil à roulettes comme s’il eût avalé un balai, et il redoublait d’ardeur à tirer sur sa cigarette. Viviane, d’un air dégagé, amorça la discussion de bien maladroite façon :

         « Nous allons bien sûr écouter, ces jours-ci, ce que tu nous as si gentiment préparé, cher Alain ; mais enfin, si tu veux mon avis, un magazine musical vaudrait mieux car, s’agissant d’une émission sur les super-héros, je ne vois pas où réside ta valeur ajoutée. Moi, si je veux lire une bande dessinée, je la lis, et puis voilà.

         – Alors je ne vois pas ce que je fais ici, répliquai-je. Car ce débat, nous l’avons déjà eu, t’en souvient-il ? Si, dans son principe même, mon idée ne vous convenait pas, pourquoi m’avoir fait venir ? Crois-tu que je n’aie rien de mieux à faire que de parcourir cinq cents kilomètres ?

         – Tout doux l’ami ! Ne fais pas de peine aux jeunes filles en fleur ! Et crois bien que je n’avouerais rien de mes préférences si je leur prêtais la moindre influence sur le directeur, seul maître à bord. Pas vrai, directeur ? »

         Viviane passa le reste de l’entretien à tenter de rattraper sa gaffe, et je lui répondais de bonne grâce. Volubile, gaie, charmante et primesautière, elle virevoltait d’un sujet à l’autre, tirait Bertrand par la manche pour le prendre à témoin, m’interrogeait sur les mœurs québécoises en matière audiovisuelle, me proposait d’assurer la création des génériques de l’antenne nouvelle, d’y venir former les producteurs débutants, de leur apprendre à mener une interview, à animer un débat, à présenter un concert, à partir en reportage. Elle faisait beaucoup d’efforts pour compenser le silence de M. de Gasch qui, la tête tournée plus que de profil au risque d’un torticolis, fixait son regard sur Che Guevara.

         Je me donnai pour défi d’obliger le vieillard à desserrer les dents :

         – Comment allez-vous l’appeler, votre radio ?

         – Radio Gasch, bien entendu, fit-il dans un murmure.

         – Vous avez dit Radio Cash ?

         – Non, Gasch !

         Viviane grimaça :

         – Vous savez, directeur, c’est pas très bon. Tous ceux qui entendent ce nom font une mine ahurie. “ Ça sonne carrément mal, qu’ils disent ; et pis ça ne nous renseigne pas sur le contenu de la chaîne. ”

       – Il suffit que ça nous renseigne sur le contenant, c’est-à-dire moi. On pensera : c’est la radio de Morgan de Gasch, point final. C’est curieux ce que tu me dis, cocotte. Moi, tous ceux à qui j’en parle trouvent l’idée géniale. De toute manière, Shakespeare n’a-t-il pas écrit : Love looks not with the eyes, but with the mind, and therefore is winged Cupid painted blind ?

         – Tu te rends compte, s’extasia Viviane, me poussant du coude. Est-il malin ! C’est du Shakespeare ! Quand je te dis qu’il connaît des tas de choses !

         Je me retins de rire, et continuai mes questions :

         – À quelle heure de la matinée les émissions commenceront-elles ?

         – À neuf heures.

         – Que faites-vous de la tranche de sept à neuf, généralement la plus écoutée ?

         Les deux acolytes échangèrent un regard perplexe.

         – On mettra des disques, finit par articuler de Gasch.

         – Prévoyez-vous une grille spéciale pour l’été ?

         Nouveau regard désemparé :

      – Tu mentionnes là une chose à laquelle nous n’avons pas songé, bafouilla Viviane. On passera des rediffusions.

         Ma seule envie était à présent de quitter les lieux.

         – Eh bien, monsieur, au revoir, saluai-je ; à bientôt peut-être. »

         Sans prononcer un mot, de Gasch esquissa une moue et leva une main flasque, comme si j’eusse émis devant lui une bien improbable hypothèse.

       Viviane et Bertrand me proposèrent d’aller rejoindre Anne-Sophie rue des Rosiers, pour prendre un strudel au pavot, ce que j’acceptai avec joie, car il me tardait de revoir mon amie et de connaître son sentiment sur cette étrange initiative médiatique.

         Après avoir longé les parfumeries, les boutiques de vêtements et les échoppes à fallafel de l’étroite rue ondulante, nous entrâmes chez Korcarz, où je reconnus la blonde violoniste, assise à une table, qui lisait une biographie d’Isaac Stern devant un lait chaud.

         « Comment se passent donc tes débuts dans la carrière, Anne-Sophie ?

         – Pour tout dire, Morgan m’apprécie, je le trouve très agréable, très ouvert. Mais ces premières émissions sur les grands violonistes réclament des efforts considérables. Je rentre du Conservatoire dans la fin de l’après-midi ; ensuite j’écris mes micros et je choisis mes plages jusqu’à une heure du matin, au bas mot. Je me sens fatiguée depuis quelques temps. Je suppose qu’on va plus vite, l’habitude venant ? Pour le moment, une heure d’émission me prend une dizaine d’heures de préparation. Je n’ai plus de temps pour mon propre répertoire. De plus, on est très mal payé… si même on l’est : je n’ai pas reçu le premier sou des dix premières émissions mises en boîte !

       – Tu devrais suspendre l’enregistrement tant que tu ne recevras pas ton cachet, conseillai-je. D’autant que vous n’avez pas commencé d’émettre : avec dix semaines de programmes, tu as déjà pris une belle avance. Et toi, Bertrand, comment te sens-tu, dans cette aventure ?

        – Bah, moi, tu sais, si ç’avait été les loutres, j’en aurais fait mon affaire aisément. Mais les chiens et les chats, mon vieux, ça m’oblige à me documenter rudement. Je passe des heures sur des sites Internet, je vais chez les éleveurs, pour les questionner sur les différentes races et leurs caractéristiques, je les interviewe avec mon petit magnéto, j’ai de longues séances de montage avec Bullier. Pour un peu, j’interviewerais les animaux, mais je ne sais pas si ça plairait à Morgan ! J’ai trouvé pour titre d’émission Comme chiens et chats ; qu’en penses-tu ?

        – C’est une idée.

       – En tout cas, c’est formidable, Alain, s’exclama Anne-Sophie. Tu vas te joindre à notre petite bande !

       – Non, je ne vais pas m’y joindre. De mon côté, le courant n’est pas du tout passé avec Morgan de Gasch. Son accueil fut glacial ; tout, dans son attitude, montrait une sorte de refus, de rejet presque physique de ma personne. Peut-être est-ce parce que je suis roux, et bien roux ?

      – Mais qu’est-ce que tu vas chercher là ? protesta Bertrand. Je crois Morgan incapable de tels préjugés. Il semblait, il est vrai, un peu éteint, aujourd’hui. Peut-être était-il simplement fatigué ?

    – Et puis tu as de si jolies moustaches rousses à crocs – on dirait deux flammèches – et de si mignonnes taches de rousseur, plaisanta Anne-Sophie. D’ailleurs, moi-même, je m’appelle Roux ! S’il en voulait aux roux, ce monsieur ne me confierait aucune tâche (de rousseur, naturellement) !

       On applaudit à ce mot. La serveuse au rouge tablier, chargée d’un lourd plateau, nous apporta des strudels luisants, débordants de pâte de pavot ou de pomme, des gâteaux au fromage polonais et du thé.

         – Tu peux bien t’appeler Roux, repris-je : la blondeur nordique de tes cheveux te sauve ; et – qui sait ? –, peut-être cet autre cheveu, que tu as sur la langue, et qui plaît tant à votre grand Manitou. Non, je vous assure qu’il ne s’agissait pas seulement d’un accueil réservé, mais d’une sorte de mur de Berlin mis entre nous. Ce type refusait purement et simplement d’entrer en relation avec moi. L’hostilité était palpable, grossière, risible.

        – Alain voit juste, intervint Viviane. Je me sens assez confuse, car c’est moi qui ai insisté pour que tu viennes ; le comportement du directeur me plonge dans une perplexité… démentielle. J’espère fort que son regard changera quand il écoutera ton émission. Tu sais, c’est comme ça, les artistes ! Avec eux, on ne sait jamais sur quel pied danser. Parfois, on ne danse pas du tout.

         – Il ne s’agit pas ici d’artiste, rétorquai-je ! Anne-Sophie, elle, est une artiste, ce qui ne retranche rien à sa courtoisie. En tout état de cause, les mystères de l’âme de M. de Gasch importent peu. Sa conduite m’a mis mal à l’aise, ce motif suffit à ce que je ne reparaisse pas. En outre, monter une radio exige un minimum d’expérience dans ce domaine, ainsi que des compétences managériales, qui manquent essentiellement à cet homme. Enfin, je ne me vois décidément pas annoncer aux auditeurs : “Vous êtes à l’écoute de Radio Gasch.”

         – Il t’a blessé, suggéra Bertrand ?

        – Non, mais son attitude était offensante. Il y a quelque chose de pervers à faire venir quelqu’un, puis à l’ignorer ; à lui demander la conception d’un objet, puis à dédaigner cet objet une fois conçu. Je vais envoyer un petit message à cet individu.

       – Oh, je t’en prie, supplia Viviane. Attends donc un peu ; la nuit porte conseil. Ne prends aucune décision précipitée.

         – Entendu, je te le promets, je ne déciderai rien avant demain. »

         Le lendemain, rassasié de sommeil, égayé par l’air vivifiant de l’Auvergne et ragaillardi par les baisers de ma femme, de mes enfants et de ma mère, je renonçai à toute lettre vengeresse, et me contentai d’adresser au vieux milliardaire un billet de quatre mots :

 

Point de Gasch

Fontanges

 

         Anne-Sophie m’appela deux semaines plus tard :

         « Ton courrier a horrifié Morgan. Il le montre à tout le monde, en fulminant : “ Quel monstre c’est ! Quel monstre ! Ah, on l’a échappé belle, foi de morue ! ”

         – Bah, il s’en remettra. Mais toi, chère violoneuse, comment t’en tires-tu dans ce fameux gaschis ?

    – Ne m’en parle pas, c’est atroce. J’ai voulu faire une pause dans mes enregistrements, comme tu me le conseillais, le temps de recevoir quelque argent pour l’ouvrage déjà accompli. Mais l’animal refusait de payer ! Comme j’ai menacé la station d’un procès, sais-tu quel ordre il a donné au preneur de son ? De détruire toutes les émissions que j’avais produites, afin d’effacer toute trace et toute preuve de mon travail.

         – Bullier n’a tout de même pas fait cela ?

         – Bullier l’a fait, cette andouille ! Ce sont des mois de boulot qui seraient partis en fumée… si je n’avais pris la précaution de lui demander une copie de chaque émission après enregistrement ! J’ai donc ma preuve, bien massive, joliment numérique, et j’attaque.

         – Comment ton amitié avec Viviane pourrait-elle survivre à un tel conflit ?

        – Tu la connais mal : elle s’arrange toujours pour rester en bons termes avec chacun. »

         Ma mésaventure à Radio Gasch fut moins éprouvante que celle d’Anne-Sophie. Elle se révéla même utile. Le jour même de ma visite, François Bullier m’avait transmis le fichier audio du Jour des mutants, en me recommandant de ne révéler à personne que je le tenais de lui, « de crainte de mécontenter le dirlo ». Je le transmis à mon tour à une radio locale installée aux confins de la Limagne, Fréquence volcanique, qui m’en commanda une entière série, à de bonnes conditions, puis une autre série… J’entame aujourd’hui ma quatrième saison sur cette chaîne. Heidi a repris une activité d’ingénieur du son à la même adresse, et la bonne fortune du calendrier nous fait parfois œuvrer à la même émission. Quant à mon livre, Héros & Vilains, il a paru chez Voie lactée ; sa seconde édition vient de sortir des presses. Ma mère en a acheté vingt exemplaires qu’elle distribue à ses cousins, voisins et diocésains.

*   *

         Près de trois ans s’étaient écoulés depuis ma singulière visite rue Vieille-du-Temple. Un soir, je reçus un appel de Paris, et reconnus la petite voix aiguë de Viviane qui roucoulait dans mon oreille.

            « Alain, mon petit Alain, j’ai du nouveau pour toi ! Figure-toi qu’hier soir, je dînais avec le directeur – tu sais bien, Morgan, le directeur du Petit-Cacheton ! Finalement, il a laissé tomber son projet de radio et a acheté un journal d’annonces pharmaceutiques, où j’écris tous les articles, c’est tellement plus simple. Bon. Nous nous trouvions à la Tour d’argent, en compagnie des deux ex-animatrices, qui font désormais office de secrétaires, et qui s’appellent à présent Bronx et Diva. Le brave Bertrand, qui est retourné s’occuper de ses loutres et de ses patients, participait aussi à nos agapes. Et là, je ne sais quelle mouche m’a piquée ; entre le fromage et le dessert, j’ai enfin posé au directeur la question qui me tarabustait depuis tout ce temps : “ Enfin, directeur, nous révélerez-vous un jour la raison de votre froideur envers mon camarade Alain de Fontanges, ce jour de décembre où il nous rendait visite ? Vous pouvez bien nous le dire, à présent que la chaîne a fermé ses portes. ”

         « Alors le vieux, de pâle, est devenu livide, et il m’a dit – tiens-toi bien, c’est du tonnerre : “ J’ai eu peur de lui. Oui, peur ! Vous le savez, je marche à l’intuition. Eh bien, en voyant ses deux yeux brillants, ses grandes mains menaçantes, sa cravate verte à motifs triangulaires, j’ai craint qu’il ne me saute au cou, qu’il ne m’étrangle et ne me tue ! Voilà, mes cocos, vous savez tout, maintenant. ”

         « Alors on a tous beaucoup ri, et puis Bertrand a fini par dire, avec la calme empathie qui le caractérise : “ Alain, je le connais depuis la maternelle, il ne ferait pas de mal à une loutre. Vous savez, Morgan, les peurs, ça s’enracine dans la petite enfance… Avez-vous pensé à consulter un psychothérapeute ? Je peux vous recommander quelqu’un de très bien. ”

         « Moi, ça m’a chiffonnée, tout ça. Et j’ai demandé au directeur : “ Vous vous rappelez ce Boris Brajon, qui vous a extorqué un million ? Si l’on vous obligeait à partir sur une île déserte, soit avec Alain de Fontanges, soit avec Boris Brajon, lequel choisiriez-vous ? – Sans hésiter, l’escroc Brajon, qu’il m’a dit, et on a tous poussé des oh ! et des ah ! Alors là, vas-y que je le titille : – Et au fait, directeur, vous l’aviez écoutée, finalement, cette émission sur les super-héros ? – Oh, non, qu’il me fait, ses ondes maléfiques sortiraient de la bande et me feraient des misères ! ”

        Que veux-tu que je te dises ? Dans ce milieu d’artistes et de nababs, ils marchent tous à la cocaïne. Tous défoncés, tous détraqués. Le directeur est zinzin, comme tous les gens d’Hollywood et autres parasites du showbiz. En tout cas, je voulais te dire ça pour que tu comprennes que cela n’a rien de rationnel. Sache bien aussi que, s’il n’avait tenu qu’à moi, je t’aurais commandé plein d’émissions, chichement payées !

         – Tu veux dire richement payées ! Mais le lapsus est amusant. »

         J’eus l’idée d’une question malicieuse :

         – Et toi, Viviane, au fait, qu’en avais-tu pensé, de mon émission-pilote ?

         – Euh, bien, à vrai dire… j’ai été débordée ; mais je t’assure que… mince, j’ai un double appel, un truc urgent. Alain, je te rappelle sans faute dans une poignée de minutes. »

         Il va sans dire qu’elle ne me rappela jamais.

       Deux heures après cette conversation, je reçus de Bertrand le courriel que voici, dont il adressait copie à Viviane :

         Cher et valeureux Fontanges,

   Je me trouvais aux côtés de l’inénarrable Viviane durant votre colloque téléphonique, et je vais te dire sans détour ma pensée. En tant que psychiatre, et que simple lecteur de Conan Doyle, cette histoire de peur ne me semble pas crédible. Terrorisé, Morgan eût montré d’autres signes verbaux et non-verbaux : tremblements, souffle court, bégaiement ou incapacité totale de parler… Je reconnais, vois-tu, une personne qui a peur.  Les rares mots prononcés par de Gasch, ce jour-là, n’étaient pas ceux d’une personne apeurée, mais ceux, pleins de morgue, de l’autocrate, qui marque une distance infranchissable avec son interlocuteur et entend le lui signifier.

         Si la peur de l’étranglement l’eût étreint, il n’eût pas approché du studio, mais se fût barricadé dans son bureau. Puis, une personne atteinte de névrose phobique n’en fait pas le sujet de ses causeries mondaines, ne s’expose pas ainsi au rire d’un groupe de convives.

       Je ne crois donc pas à ce bobard. Et, suivant la méthode du grand Sherlock Holmes, notre maître à tous, une fois que l’on a éliminé toutes les fausses hypothèses, celle qui reste est la bonne, aussi incroyable qu’elle paraisse. Ici, elle ne paraît même pas incroyable : défiance de classe (du parvenu parisien contre un gentilhomme provincial, retour d’Amérique) ou, comme tu l’as d’abord supposé, défiance de race (les discriminations et incivilités contre les roux, me dit-on, persistent en France et s’amplifient) ; mais de telles tendances ne sont sans doute pas facilement avouables, et se vanter d’être un frappadingue décadent fait plus chic que d’offrir l’image d’un bobo complexé et kokkinophobe.

         Quant au motif invoqué de la peur d’une agression, je le trouve intéressant. Car enfin l’agression, consistant à neutraliser symboliquement autrui, c’est bien de Morgan de Gasch qu’elle venait. Je tenterai donc cette explication : le patron a jugé commode d’inverser les rôles, de te faire endosser la figure du malfaiteur, afin de garder son estime de soi face à sa propre tendance agressive. 

         Amitiés inoxydables,

         Chapsal

          Le surlendemain, Viviane faisait cette cybernétique réponse :

         Ton hypothèse, Bertrand, ne vaut pas un clou, et ton Sherlock peut aller se rhabiller : le directeur vient d’engager comme stagiaire une rouquine qui n’a rien à envier à Alain sous ce rapport (je joins sa photo : n’est-ce pas qu’elle est trognon ?). Il ne faut simplement pas tenter de comprendre les fous, non plus que de les contrarier. L’aliénation, chez eux, cohabite avec le génie, et sans doute le conditionne.

         Six mois plus tard, j’appris par Bertrand que Viviane Couzinet épousait Jacques Martin, alias Morgan de Gasch. Le jour de ses noces, dit-on, elle arborait une coiffure iroquoise, verte et rose, et un collier de chien.

Louis-Gabriel Montoya

N° 24 – Le journal d’une jeune femme

Albéric Second (1817-1887)

     Chers lecteurs, nous avons d’importantes informations à vous communiquer. La première est que ce numéro d’Onuphrius est le dernier avant notre pause estivale. Nous vous donnons rendez-vous, s’il plaît au Ciel, le 1er septembre pour une nouvelle saison : nous fêterons alors le premier anniversaire de notre revue. La deuxième information nous meurtrit quelque peu : au lieu de paraître un mardi sur deux, nous prendrons à partir de la rentrée un rythme mensuel. Jean-David Herschel, principal artisan de cette publication, a besoin de temps pour écrire ses propres œuvres de fiction, ce qui l’oblige à diminuer son activité journalistique. En revanche, Onuphrius paraîtra aussi au mois d’août 2019. La troisième chose est fort réjouissante : notre phalanstère éditorial va s’élargir à trois nouveaux visages, venus de Belgique, de Suisse et du Québec. Ces nouveaux collaborateurs, dont nous révélerons les noms à la rentrée, nous feront découvrir des écrivains de leurs pays – à côté de ceux de France –, nouvellistes d’hier et d’aujourd’hui. Ce qui ne changera pas, bien entendu, c’est la participation de nos talentueux illustrateurs, Nehama Rosenstein, Sivan Buntova, Rivka Tsinman et Pablo.

     Dans le présent numéro, nous retrouvons une silhouette que nous avions déjà rencontrée en avril dernier : celle d’Albéric Second, avec sa faconde, son inimitable talent de conteur. La nouvelle que nous vous proposions alors avait pour titre Histoire de deux bassons de l’Opéra. Elle était issue d’un recueil de 1854, Contes sans prétention. Celle que voici, Le Journal d’une jeune femme, est tirée du même recueil – qui en compte dix, dont certaines sont fort longues. Le ton en est tout différent, quoique la drôlerie et l’esprit, cinglants et si parisiens, restent les mêmes. À la narration lente, aux reparties solennelles et d’une gaucherie cocasse, qui convenaient aux deux musiciens d’orchestre, succède la vivacité primesautière, l’excitabilité de nerfs et la spontanéité de cœur de la jeune mariée. Albéric Second crée en Ernestine un adorable personnage de femme. Sentimentale en diable, elle pétille à la fois d’esprit et d’ironie. Autre personnage féminin, non moins réussi : la terrible et drolatique belle-mère, Edmée de Serthain. Mais les personnages secondaires sont aussi bien tournés : le magnétiseur, l’hypnotisée extralucide, les domestiques, et jusqu’au mari absent, bourgeois qui a tout oublié du romantisme qu’il affectait en son célibat.

     Bonne lecture à vous tous, et très bel été !

Zéphyrin Z. Zamaretto

 

LE JOURNAL D’UNE JEUNE FEMME

Paris, 8 décembre 1845.

     Aujourd’hui, à six heures, Didier est parti pour Toulouse où de graves intérêts réclament impérieusement sa présence.

     J’ai demandé à le suivre ; j’ai supplié, je crois même que j’ai eu la faiblesse de pleurer : larmes vaines, supplications inutiles… mon cher tyran ne s’est point laissé attendrir. Il a objecté les fatigues d’une route si longue, les rigueurs de la température ; il a mis en avant, avec une éloquence passionnée, ma précieuse santé qui exige, a-t-il dit, de si grands ménagements.

     Il a donc été convenu que je resterais à Paris, je l’ai accompagné à l’hôtel des Postes, et lorsque la malle a eu tourné l’angle de la rue Jean-Jacques Rousseau, je suis rentrée chez moi les yeux bien rouges et le cœur bien gros.

     Didier m’a promis qu’il serait revenu dans quinze jours sans faute. Quinze jours, comme c’est long, mon Dieu ! moi qui n’entends rien à la science des chiffres ; moi de qui les notions mathématiques consistaient jusqu’à présent à savoir que deux et deux accouplés ensemble ne font pas cinq, je viens de me livrer à des calculs dignes du Bureau des longitudes. Après avoir noirci plusieurs feuilles de papier, je suis arrivée à ce résultat décourageant :

     Quinze jours donnent un total de trois cent soixante heures ; trois cent soixante heures représentent vingt-et-un mille six cents minutes ; vingt-et-un mille six cents minutes équivalent à un million deux cent quatre-vingt-seize mille secondes !

     Ainsi donc nous allons vivre séparés durant un million deux cent quatre-vingt-seize mille secondes, nous qui, mariés depuis quatre mois, ne nous étions pas encore quittés un instant.

     Sont-ils méchants, ces vilains hommes !

     Aussitôt arrivé, Didier me donnera de ses chères nouvelles, et si un espoir peut adoucir mon chagrin, c’est la pensée que je recevrai bientôt une lettre adorable. Il écrit avec tant de poésie, avec tant de cœur ! Je me rappelle, comme si c’était d’hier, l’enivrante émotion causée par la lecture des billets qu’il me glissait à la dérobée avant notre mariage. Je les conserve pieusement, comme des reliques. Quelle âme ! quel feu ! Que de grâce, de sentiment et d’esprit !

     – À quelle adresse enverrai-je ma réponse ? lui ai-je demandé.

     – Il est inutile que tu m’écrives, m’a-t-il dit ; je ne serais plus à Toulouse lorsque ta lettre y parviendrait.

     – Eh bien ! je ferai mieux, me suis-je écriée toute joyeuse de mon inspiration ; jour par jour, heure par heure, je tiendrai le journal exact et minutieux de mes actions, de mes paroles et de mes pensées. Tu le liras à ton retour et il te sera facile de te convaincre que je n’ai pas cessé, pendant ton absence, de vivre pour toi, avec toi et dans toi.

     Didier m’a souri et il m’a embrassée pour mon idée, qu’il trouve ingénieuse et charmante.

     Quelle heure est-il ? Huit heures dix minutes. Que faire jusqu’au moment où je me coucherai ? Si je relisais ses lettres ? C’est une façon de passer ma soirée en tête-à-tête avec lui. Pourvu qu’on ne vienne pas me déranger ! mais qui pourrait venir ? Ma belle-mère, Mme de Serthain, est encore à la campagne. D’ailleurs, je vais donner des ordres à ma femme de chambre.

     – Julie, je n’y suis pour personne… pour personne, entendez-vous bien ?

     Mon Dieu ! quel temps horrible ! La bise qui pleure dans le tuyau de la cheminée fait claquer les enseignes du voisinage. Pauvre Didier ! doit-il avoir froid ! je m’enrhume rien que d’y songer. Julie, baissez les portières et mettez du bois au feu.

     Je fouille au hasard dans le coffret en bois de rose où sont renfermées les lettres de mon mari. Qui es-tu, toi qui t’offres la première ? tu portes le numéro 19. Oh ! je te reconnais à ta forme mince et allongée. Tu me fus remise un soir que je venais de chanter l’Adieu de Schubert. Didier s’était approché du piano, sous prétexte de tourner la page, et Dieu sait comme il s’acquitta de ses fonctions ! Il était toujours en retard de cinq à six mesures… Heureusement, je sais l’accompagnement par cœur.

     Mais que dis-tu, cher numéro 19 ? Lisons :

     « On maudit les retards apportés à notre mariage ; il semble que ce beau jour ne luira jamais ; chaque soir, quand sonne l’heure de la retraite, on sent son cœur se gonfler, et n’était sa dignité d’homme, on se laisserait aller à pleurer comme un enfant. Aussi, quand on sera ton mari, on ne te quittera jamais, et l’on arrangera sa vie de façon à ce que la mort seule nous sépare. »

     Et dire que cinq mois écoulés, l’auteur de ce petit morceau d’éloquence amoureuse galope seul sur la route de Toulouse, tandis que moi, sa femme, j’ai la sottise de me lamenter rue Saint-Lazare, à Paris.

     O Didier ! Didier ! m’aimeriez-vous moins qu’à cette époque bénie où, me disiez-vous, le contact de ma main sur votre main remplissait votre poitrine d’ineffables délices ?

     Toujours est-il que cette lecture, sur laquelle je comptais pour passer une soirée à peu près supportable, m’a mis, je le sens, d’une humeur massacrante. Hélas ! pourquoi le mari réalise-t-il si rarement les charmants programmes de l’amoureux ? d’où vient qu’avant et après sont deux points séparés l’un de l’autre, sur la carte conjugale, par d’incommensurables abîmes ?

     J’ai les nerfs agacés ; voici ma migraine qui me prend ; je vais me coucher toute maussade et bien triste.

     Vilain, vilain Didier ! il me semble que je vous haïrais comme une Corse… si je ne t’aimais comme une Espagnole !

 

9 décembre, midi.

     À peine éveillée j’ai sonné Julie, qui m’a remis la petite lettre ci-jointe, apportée ce matin par le valet de pied de ma belle-mère :

     « Ma bru,

     Didier m’ayant donné avis de son brusque départ, j’ai hâté mon retour et suis arrivée cette nuit. Il ne convenait pas qu’une jeune femme de votre âge et de votre condition restât seule, livrée à elle-même et sans chaperon, pendant l’absence de son protecteur légitime, qui est son époux. Je suis donc accourue à Paris où m’appelaient mon cœur et mon devoir tout ensemble. Je compte sur votre visite aussitôt qu’il fera jour dans votre alcôve.

     Votre belle-mère affectionnée qui vous embrasse,

     Marquise EDMÉE DE SERTHAIN. »

     Bien que la forme de cette épître soit un peu raide et empesée, bien qu’elle exhale un parfum assez vif de douairière, je me suis sentie pourtant toute joyeuse après l’avoir lue. Mme de Serthain, que je connais à peine, est la mère de mon mari et, à ce titre, elle a droit à tout mon respect comme à toutes mes tendresses.

     Je viens de déjeuner seule et j’ai fait, je l’avoue, un très sot et très maigre repas. Quand je me suis vue assise à cette table qu’égaye ordinairement la présence de Didier et qui m’a paru grande comme le monde, tout mon pauvre appétit s’en est allé en fumée et je n’ai guère dévoré autre chose que mes larmes.

     Julie m’annonce que mon coupé est attelé, je vole chez ma belle-mère. Moi qui, depuis hier, suis condamnée à penser tout bas à mon Didier, je pourrai donc enfin parler de lui tout à mon aise !

 

Même journée, dix heures.

     Je rentre fatiguée, exténuée, harassée de corps et d’esprit et riche d’un fonds de bâillements dont, j’imagine, je ne me débarrasserai jamais. Pourtant j’ai bâillé au nez de mon cocher et de mes chevaux, au nez des passants, tout le long du chemin ; au nez de mon concierge, au nez de Julie : je bâille à mon propre nez et il me paraît que ma provision de bâillements n’a pas diminué d’une unité. S’il m’avait fallu me contraindre et dissimuler cinq minutes de plus, à coup sûr je serais morte d’un bâillement foudroyant.

     Sans doute ma belle-mère est une personne très digne et très honorable, mais avec elle la vie commune me serait odieuse, pour ne pas dire impossible. Nous sympathisons à peu près comme l’eau sympathise avec le feu. Elle me glace, elle m’éteint. Elle a réussi à blâmer la coupe de ma robe, à critiquer la nuance de mon châle, à improuver la forme de mon chapeau. N’ai-je pas eu l’imprudence de dire que j’aime la musique et que je consacre deux heures par jour à mon piano ! Coupables paroles qui m’ont attiré une mercuriale en cinq points.

     – Avant toutes choses, a conclu Mme de Serthain d’un ton sentencieux, une femme mariée doit s’occuper de ses enfants.

     – Quand elle a des enfants, ai-je répondu en souriant ; mais je suis mariée depuis quatre mois ; Didier et moi n’y avons pas encore songé sérieusement.

     Il faut croire que j’ai avancé là, sans m’en douter, une proposition fort déplacée. Ma belle-mère m’a imposé silence, en murmurant avec une pruderie britannique :

     – Shoking ! oh ! shoking !

     Et attendu que je serais désolée d’avoir vis à-vis de ta mère l’apparence d’un tort, si léger qu’il soit, je me suis mise à lui parler de toi, cher Didier, lui disant combien je me sens fière et heureuse de t’appartenir et à quel point me voilà désespérée de ton absence.

     – Prenez garde, ma bru, de confier ces sornettes à des oreilles plus sévères que les miennes, a-t-elle dit en fronçant ses noirs sourcils. – Entre nous, ils sont bien noirs pour leur âge, les noirs sourcils de ta mère.

     – Et pourquoi donc, madame ? ai-je demandé avec une certaine vivacité.

  – Parce qu’on pourrait croire que vous aimez votre mari d’une façon inconvenante.

     D’une façon inconvenante ! Qu’a-t-elle voulu dire ? il y aurait donc deux façons d’aimer son mari ? Une façon qui est convenante et une autre qui ne l’est pas ? J’y réfléchirai.

     Ainsi s’est écoulée cette journée ; journée si longue, si longue, que je soupçonne l’horloger de la marquise d’avoir retardé de trois heures toutes les pendules. Nous avons dîné en tête-à-tête, un grand dîner farci de solennité, truffé d’étiquette et servi par deux laquais vêtus de noir qu’on eût dit empruntés à l’administration des pompes funèbres.

     Après le dîner, les intimes de la marquise sont venus lui faire leur cour. J’ai compté dix personnes qui, en se cotisant, dépasseraient l’âge de Mathusalem. J’ai été déshabillée, analysée, commentée par des yeux qui ne pétillaient point de bienveillance. On a organisé une table de whist et une table de reversi. Alors, moi, j’ai étudié les arabesques du plafond et j’ai étouffé mes bâillements. À neuf heures, j’ai levé la séance, prétextant une migraine affreuse.

     – À demain, ma bru, a dit Mme de Serthain qui m’a embrassée au front.

     Je me suis inclinée profondément.

     Mon Dieu ! mon Dieu ! vous qui êtes juste et bon, envoyez-moi une petite entorse qui ne soit pas bien douloureuse.

10 décembre, onze heures.

     Didier, j’ai fait un méchant rêve ; il m’a tourmentée une partie de la nuit ; il a jeté un crêpe noir sur ma tête et sur mon cœur.

     J’ai rêvé qu’en traversant je ne sais quelle ville, Châlons, je crois, une femme prenait place à tes côtés dans la malle-poste. Cette femme, jeune et charmante, était bien autrement jolie que moi. Elle entra dans la voiture en souriant et s’y installa avec une grâce coquette et perfide qui, soudain, me la fit prendre en haine. Toi, cependant, cher Didier, adossé dans un angle de la voiture, tu contemplais d’un œil amoureux mon portrait que j’ai glissé dans ta main au moment du départ. Tu n’avais de regards et de pensées que pour moi et je me sentais bien joyeuse. Alors je vis ta compagne de voyage, blessée de ton indifférence, s’approcher de toi, appuyer sa tête blonde sur ton épaule et souffler légèrement sur mon portrait. Peu à peu – prodige étrange ! – mes traits s’effacèrent et disparurent de l’ivoire, où ils furent remplacés par les siens.

     Aussitôt, grâce à cette finesse d’intuition merveilleuse acquise par nos organes durant les songes, j’entendis ton cœur battre plus fort dans ta poitrine et je vis ton sang circuler plus rapide dans tes veines.

     – Didier, je t’aime ! murmura la femme inconnue.

     Et elle te fit un collier de ses deux bras.

     Loin de la repousser avec colère, tu l’attirais sur ton cœur, et vous vous tîntes embrassés étroitement.

     Alors je sentis une rage furieuse s’emparer de tout mon être ; je me jetai à la tête des chevaux, je coupai les traits, et la voiture roula, avec un bruit effrayant, dans un noir précipice.

     Je me suis réveillée trempée de sueur et de larmes.

     Ce n’est qu’un rêve, mon ami, je le sais, et pourtant me voilà bien chagrine.

Même journée, midi.

     Encore un message de ma belle-mère.

     L’aurais-je donc jugée trop sévèrement ? Voici ce que me mande la marquise :

     « Ma bru,

     Une jeune femme de qui le mari est absent ne saurait être trop réservée dans le choix de ses plaisirs. Néanmoins, il y aurait de l’injustice à la sevrer de toute espèce de distractions. Il en est d’honnêtes qui défient la critique la plus sévère. C’est une de celles-là que je vous offre de bien bon cœur. Vous plaît-il de la partager avec moi ? Apportez vous-même la réponse.

      Votre bien affectionnée,

     Marquise EDMÉE DE SARTHAIN. »

     Et vite, et vite, faisons-nous belle, et courons remercier, ainsi qu’il convient, cette bonne marquise. Précisément on donne, ce soir, à la Comédie-Française une représentation brillante, et je gage que ma belle-mère a fait retenir une loge, attention délicate et spirituelle dont je lui sais un gré infini. Tout bien considéré, Mme de Sarthain gagne à être connue.

Même journée, minuit moins un quart.

     Il y a un progrès : hier je suis rentrée mourante ; aujourd’hui je rentre morte.

     Une autre fois, lorsque la marquise me proposera une distraction honnête, je saurai de quoi il retourne.

     J’étais chez elle à une heure et demie.

     « Êtes-vous folle, ma bru ? s’est-elle écriée du plus loin qu’elle m’a aperçue.

     Et comme je la considérais d’un air ahuri, elle a ajouté :

     – Qu’est-ce que c’est que tout cet attirail de toilette, et pourquoi ces élégances hors de saison ? Laissez là ces bracelets, jetez ce voile sombre sur les roses de votre chapeau, et quittez ce paletot de velours garni de dentelles superflues que nous remplacerons par une douillette bien plus chaude que je vais vous prêter.

     J’ai obéi, ainsi qu’obéit l’agneau qu’on traîne à la boucherie, et ta malheureuse petite femme, mon cher Didier, a été métamorphosée en un tour de main.

     Si tu m’avais vue fagotée de la sorte, tu aurais plaidé tout de suite en séparation de corps ; et – ce qui est le plus triste à dire – tu aurais gagné ton procès.

     – Seigneur tout puissant, ai-je pensé en moi-même, quelle distraction honnête est suspendue sur ma tête innocente ?

     – À présent que vous voilà habillée à peu près convenablement, a repris la marquise, nous allons partir. Pourvu que nous n’arrivions pas trop tard et que nous trouvions à nous placer !

     En écoutant ces paroles, j’ai fait mon deuil de la représentation de la Comédie-Française, et j’ai eu le vague espoir que nous assisterions à une matinée musicale chez Herz, ou dans la salle des Menus-Plaisirs.

     Distraction honnête, s’il en est !

     Mais, hélas ! j’ai pu me convaincre que nous ne prenions pas le chemin du Conservatoire, et, peu d’instants après, nous laissions la rue de la Victoire derrière nous. Nous cheminions dans la direction du faubourg Saint-Honoré.

     À la hauteur de la petite église de Saint-Philippe du Roule, les chevaux se sont arrêtés. La marquise est descendue de voiture ; je l’ai suivie, et nous sommes entrées dans le temple, où deux chaises nous étaient réservées.

     En ce moment, j’ai interrogé ma montre, elle marquait deux heures.

     Depuis deux heures jusqu’à cinq heures et demie, j’ai eu l’inexprimable satisfaction d’entendre prêcher l’abbé Gondole, jeune prédicateur très gras, très rose, très fleuri, fort à la mode et très demandé cet hiver.

     J’ai ressenti un froid horrible aux pieds, j’ai bâillé, même je crois que j’aurais dormi si ta mère n’avait eu la charité chrétienne de me pincer jusqu’au sang toutes les fois que je succombais à la tentation du sommeil. Enfin, juge si je me suis ennuyée et à quel degré je me suis ennuyée, mon Didier aimé : j’ai pensé à toi, et elle n’a point triomphé de mon ennui, cette chère pensée, en tout temps souveraine !

     Le sermon fini, je suis revenue chez Mme de Serthain où m’attendait le même dîner que la veille, servi par les mêmes laquais noirs et silencieux. Je ne te parle pas du whist obligé, un aimable jeu qui consiste à se disputer avec ses adversaires et avec ses partenaires !

     Mon Dieu ! donnez-nous notre pain quotidien et délivrez-moi des distractions honnêtes de mon honorée belle-mère !

     Amen.

11 décembre.

     Aujourd’hui j’ai fait une folie et je vais te la confesser, à condition que tu ne te moqueras pas trop de ta pauvre Ernestine. Ton absence, véritablement, trouble ma faible cervelle.

     Où est Didier ? que fait Didier ? à quoi pense-t-il ? Trois questions que je rumine incessamment, et auxquelles j’enrage de ne pouvoir accrocher une réponse satisfaisante.

     Sans compter qu’à cette époque de l’année où les routes sont si mauvaises, les journaux sont pleins de récits d’accidents arrivés aux voitures publiques. Je me figure que tu as versé, et je te vois blessé, mourant, sur le grabat de quelque misérable auberge de village, en butte aux férocités malhabiles des Dupuytrens1 de l’endroit. Alors mon cœur cesse de battre et j’ai froid partout.

     Je me suis levée sous l’empire de ces images sombres, et j’ai pris la résolution de m’éclairer sur ton sort. Je me suis souvenue d’avoir ouï chanter les louanges d’une demoiselle Amanda, jeune somnambule douée d’une lucidité extraordinaire, dit-on, et qui opère des merveilles de clairvoyance et de double vue, sous la direction d’un célèbre magnétiseur.

     – J’irai consulter cette demoiselle Amanda, me suis-je dit ; je veux savoir à quoi m’en tenir ; cette incertitude me pèse horriblement.

     Sur ces entrefaites, la marquise m’a fait prévenir qu’elle viendrait me visiter dans l’après-midi. J’ai répondu que j’étais désolée de ne point la recevoir, ayant moi-même à sortir tout le jour pour des courses indispensables.

     Vers deux heures, je me suis embarquée à pied, et seule, ne voulant initier personne aux faiblesses de mon cœur. Devant Notre-Dame de Lorette, j’ai pris un coupé, je m’y suis blottie, et j’ai donné au cocher l’adresse de la somnambule, qui demeure à côté de l’Observatoire, à l’autre bout de Paris.

     J’étais fort émue en montant l’escalier de Mlle Amanda. Quoique je n’aie pas une foi très robuste dans les miracles du magnétisme, on en raconte des choses si prodigieuses que souvent il m’arrive de me sentir disposée à augmenter le nombre des croyants.

     Une sorte de valet en livrée équivoque m’a introduite dans un grand salon assez démeublé. Un monsieur chauve se taillait les ongles devant un bureau en bois d’acajou. C’était l’illustre magnétiseur en personne.

     – Monsieur, lui ai-je dit, je désire une consultation de votre somnambule. Est-ce possible ?

     Le magnétiseur a sonné.

     – Prévenez Mlle Amanda qu’on l’attend au salon, a-t-il dit au valet, qui paraît composer à lui seul tout le domestique de la maison.

     Peu d’instants après, Mlle Amanda est apparue. C’est une grosse fille laide et commune ; elle porte les cheveux courts et frisés à la Ninon.

     – Asseyez-vous ! a proféré le magnétiseur d’une voix terrible.

     La pauvre fille s’est laissée choir dans un fauteuil à la Voltaire, qui est le trépied de cette pythonisse.

     – Dormez ! s’est-il écrié d’une voix plus terrible encore.

     – Je dors, a répondu la somnambule, qui s’est trémoussée légèrement sur son fauteuil.

  – Et présentement, madame, que vous plaît-il de savoir ? a demandé le magnétiseur en se tournant de mon côté.

     – Je suis sans nouvelle d’une personne absente, ai-je répondu ; que fait cette personne, et comment se porte-t-elle ?

     – Vous êtes-vous munie de quelque objet qui provienne de cette personne ?

     – Voici dans ce médaillon une mèche de ses cheveux. Cela convient-il ?

     – À merveille.

     J’ai donné le médaillon au magnétiseur, qui l’a remis à la somnambule. Tu connais ce médaillon, cher Didier ; c’est celui sur lequel Maxime David a peint le portrait de mon frère, le capitaine, en garnison depuis quinze mois à Montauban.

     Mlle Amanda a regardé du coin de l’œil le portrait du capitaine, puis elle a flairé tes cheveux, avec une ardeur qui m’eût rendue jalouse, si elle n’était si laide.

     Tout à coup elle a poussé un grand cri, et moi je suis devenue pâle comme une morte.

     – Qu’y a-t-il, mon Dieu ! qu’y a-t-il ? ai-je demandé avec angoisse.

     – Silence ! a répondu le magnétiseur avec autorité.

    Alors, et d’une voix entrecoupée, la somnambule a déclamé les paroles suivantes :

     – Je le vois… je le vois… il est à la tête de sa compagnie… plusieurs centaines d’Arabes les entourent, les enveloppent, les harcèlent… Une balle ennemie frappe son cheval qui s’abat et meurt… Il fait des prodiges de vaillance… son sabre est teint du sang arabe… Déjà son bras puissant a fait mordre la poussière à quatorze Beni-Zoug-Zoug… Il s’élance au milieu des ennemis… il fait une trouée… il se sauve… il est sauvé !

     Moment de silence, durant lequel Mlle Amanda remue les lèvres sans parler et pleure des larmes grosses comme des lentilles.

     – Je le vois encore, mais plus confusément, reprend-elle ; il s’agenouille, il remercie l’Être suprême, et le nom de son épouse adorée, le vôtre, madame, monte vers l’azur du ciel dans une prière ardente.

     – Voulez-vous en apprendre davantage sur le compte de monsieur votre mari ? a murmuré le magnétiseur à mon oreille.

     – Merci, je sais tout ce que je voulais savoir.

     – Je puis réveiller le sujet ?

      – À votre aise.

     – Réveillez-vous ! a-t-il crié d’une voix de stentor.

     – Je suis réveillée, a soupiré Mlle Amanda en se frottant les yeux et en se détirant les bras.

     Je n’y tenais plus ; j’étouffais, j’étais suffoquée par une violente envie de me fâcher, et par une envie de rire plus violente encore. J’ai repris mon médaillon et suis partie à la hâte.

     Didier, ça m’a coûté vingt francs !

12 décembre.

     Ceux qui ont inventé le mariage étaient sans doute deux orphelins. Ils ont dû être bienheureux, ceux-là, ne s’apportant en dot ni beaux-pères ni belles-mères réciproques !

     Moi, je possède une belle-mère, et je tremble pour mon bonheur.

     Me voilà sinon brouillée avec Mme de Serthain, du moins en grand froid avec elle. Nous pourrons bien jouer la comédie de la réconciliation, lorsque mon mari sera de retour ; mais je suis sûre qu’elle m’en voudra éternellement ; moi, je suis certaine de ne lui pardonner jamais.

     Non certes, je ne lui pardonnerai pas ses soupçons blessants, son injurieuse défiance et l’odieux espionnage qu’elle n’a pas rougi d’employer envers sa belle-fille.

     Je sors de chez elle ; la scène a été courte et vive. Pif ! paf ! pouf ! les impertinences tombaient dru comme grêle et sifflaient comme des balles un jour de bataille.

     Étonnée que j’aie eu l’audace de ne point l’attendre, l’autre jour, alors qu’elle m’avait annoncé sa visite, la marquise a ordonné à un de ses gens de se tenir tapi à l’angle de ma rue et de me suivre partout où j’irais.

     On m’a vue sortir d’un pas inquiet, monter furtivement dans une voiture de place et me diriger vers un quartier perdu.

     On m’y a accompagnée ; je me suis arrêtée devant la porte d’une maison d’apparence douteuse ; je suis entrée dans cette maison, j’y suis restée une demi-heure, et quand j’ai reparu sur le seuil, j’étais rouge et semblais agitée.

     Après cette longue et minutieuse énumération de mes faits et gestes, ma belle-mère s’est croisé les bras et m’a regardée dans le blanc des yeux.

     – Suis-je bien informée ? a-t-elle dit d’une voix qu’elle cherchait à rendre accablante.

     – Parfaitement, madame.

     – Ainsi vous ne niez pas ?

     – Pourquoi nier la vérité ?

     – Votre conduite est bien légère, madame !

     – Et la vôtre bien odieuse.

     – M’éloigner pour courir je ne sais où !

     – M’espionner comme une coupable !

     – Défiance est mère de sûreté !

     – Assez, madame ; votre doute me salit. Vous allez tout savoir.

     J’ai raconté ma visite à la somnambule et n’ai omis aucun détail. Lorsque j’ai eu fini, la marquise a haussé les épaules.

     – Cette histoire n’est pas mal imaginée, a-t-elle dit ; il est fâcheux qu’elle ne soit guère vraisemblable.

     – Vous n’y croyez pas ?

  – Médiocrement ; et je suppose que M. Gaston de Nangis n’y croirait pas davantage.

   – M. Gaston de Nangis ! ai-je repris avec étonnement ; quel est ce monsieur, et qu’importe son opinion ?

    – Oh ! que voilà donc une surprise admirablement jouée ! a ricané la marquise. Vous ne connaissez pas M. de Nangis, à présent ? Un célibataire qui fait profession de vous adorer, et qui va soupirant partout que vos beaux yeux le feront mourir d’amour.

     Mes oreilles se sont dilatées outre mesure.

     – Vous parlez en rébus et en charades, ai-je dit ; veuillez vous expliquer.

     – C’est inutile ; à bon entendeur, salut.

     Je me suis levée et me suis dirigée vers la porte.

     – Encore un mot, a repris aigrement Mme de Serthain ; et ce mot est un avis que vous ferez bien de suivre : s’il vous plaît de commettre des imprudences, obligez-moi de patienter jusqu’au retour de votre mari.

     Je suis partie, n’y comprenant rien et me demandant quel est ce M. de Nangis qui m’adore et que je ne connais pas du tout.

     Gaston de Nangis… un joli nom.

15 décembre.

     Aujourd’hui, si je calcule bien, je recevrai la lettre de Didier. Je me suis déjà informée trois fois si le facteur est passé, et Julie m’a fait trois réponses négatives. Pourquoi ce retard ? Manquerait-il à sa promesse ? Oh ! ce serait affreux ! J’ai tant besoin d’être aimée et consolée ! Je n’ai point revu ma belle-mère ; je vis seule, triste, découragée, et comme la fleur brûlée par les ardeurs du jour attend les larmes de la nuit, ainsi j’attends les douces paroles et les serments d’amour de mon cher absent.

     Quel est ce bruit ? voici Julie, elle accourt. Soyez béni, mon Dieu ! enfin, je vais goûter un moment de bonheur. Hélas ! je ne suis pas gâtée : c’est le premier depuis dix jours.

     Encore une déception, mais j’avoue qu’elle est cruelle. Cette lettre rêvée si tendre, si amoureuse, si passionnée, je la copie textuellement :

     « Ma chère Ernestine,

     J’ai fait un excellent voyage ; à peine arrivé, je me suis abouché avec tous mes gens ; l’affaire prend une bonne tournure. Mon départ a été si prompt que j’ai négligé de voir mon agent de change et de lui donner mes ordres.

     Écris donc à Villedieu de vendre mes Orléans, d’acheter du Centre et de veiller à mes Fampoux.

     Je n’ai pas le loisir de t’en dire davantage. Je serai à Paris à l’époque convenue.

     Adieu ; tout à toi.

     DIDIER DE SERTHAIN. »

     Je me rappelle avoir vu jouer un beau drame de M. Victor Hugo, intitulé Ruy-Blas. Dans ce drame, on voit une jeune femme, une reine, qui est séparée de son époux et qui attend de ses nouvelles avec une vive impatience. Au plus fort de son inquiétude et de sa tristesse, on annonce un envoyé porteur d’un message. Elle brise le cachet d’une main tremblante ; le message de l’époux est ainsi conçu :

     « Madame, il fait grand vent, et j’ai tué six loups. »

     J’étais bien jeune alors, et je ris beaucoup du laconisme bourru de cet alexandrin conjugal. Hélas ! je ne supposais point que la fiction du poète se changerait en une désolante réalité.

     Pauvre femme ! pauvre reine ! que je vous plains si vous avez souffert la moitié seulement de ce que je souffre depuis une heure !

16 décembre.

     Ce matin, en me tirant du bain, Julie m’a trouvée changée à faire peur.

     – Oh ! mon Dieu ! s’est-elle écriée, est-ce que madame serait malade ?

     La vérité est que j’ai les yeux battus, le teint fatigué, les ombres jaunes. J’ai passé la nuit sans sommeil, pleurant comme une Madeleine. De temps en temps, vaincue par la fatigue, j’ai senti mes idées se troubler, et j’ai rêvé tout éveillée. Alors mille fantômes se sont dressés devant moi, m’insultant de leurs voix ironiques, me poursuivant de leurs sourires moqueurs.

     – Nous sommes les âmes des épouses trahies, des amantes délaissées, disaient ces blancs fantômes en m’enfermant dans une ronde infernale.  – Viens avec nous, viens, ô notre sœur, comme nous délaissée, ainsi que nous trahie !

     Et un chœur de voix railleuses chantait sur une mélodie d’un rythme étrange  :

     « Fais vendre mes Orléans !

     Achète du Centre !

     Veille à mes Fampoux ? »

     D’autres fois, je croyais voir la reine d’Espagne : elle s’appuyait amoureusement sur le bras de Ruy-Blas, et, se penchant à mon oreille, elle soufflait des paroles embrasées qui empourpraient mon front et me donnaient la fièvre.

     Pourquoi le nom de M. Gaston de Nangis m’est-il apparu en lettres de feu sur les murs de ma chambre et sur les tentures de mon lit ?

     Didier, je viens de relire votre lettre ; j’ai beau l’interpréter de toutes les façons, la tordre dans tous les sens, il m’est impossible d’en extraire un mot tendre, une syllabe affectueuse. Ainsi donc, huit jours d’absence ont suffi à effacer mon souvenir de votre cœur, comme le souffle de la méchante femme de mon rêve suffisait à effacer mes traits de l’ivoire où ils étaient représentés. Qu’ai-je fait pour être ainsi traitée ? Quel est mon crime ?

17 décembre.

     J’ai pris mon grand courage, et j’ai fait une visite à ma belle-mère, plus empesée, plus raide, plus douairière que jamais.

    Le thermomètre de son affection est descendu à seize degrés au-dessous de zéro, température de 1829, l’année du grand hiver.

     Je l’avais laissée neige, je l’ai retrouvée glaçon.

     Toutefois, l’extrême froideur de son accueil ne m’a point démontée ; je m’y attendais et m’étais résignée d’avance à prendre à ma charge tous les frais de la réconciliation.

     C’est pourquoi je me suis faite humble et soumise, moi qui sens bouillonner dans mon cœur l’indépendance et l’orgueil des anges révoltés.

     À tout prix, je voulais reconquérir les bonnes grâces de Mme de Serthain. Mon père et ma mère sont morts il y a longues années, hélas ! Le tuteur qui m’a élevée et qui recevait trois mille francs par an pour ses frais de tutelle ne m’a jamais témoigné de la tendresse que pour mille écus. L’affection de Mme de Serthain me devient donc indispensable, aujourd’hui surtout que je parais avoir perdu l’amour de mon mari.

     Voilà ce que je me disais afin de m’encourager dans la voie si difficile de modération et de patience où je me suis résolument engagée.

     Et d’ailleurs, à qui me plaindrais-je de Didier, si ce n’est à sa mère ? ajoutais-je en moi-même.

    Enfin, lorsque j’ai supposé le moment propice, j’ai donné un libre cours aux larmes qui m’étouffaient.

     – Qu’avez-vous donc ? qu’est-ce qui vous prend ? a demandé la marquise avec plus d’étonnement que de réel intérêt.

     J’ai sangloté, et, sans avoir la force de parler, j’ai tendu la lettre de mon mari.

  Mme de Serthain l’a déployée méthodiquement et l’a parcourue d’un œil impassible.

     – Eh bien ? a-t-elle dit en me rendant la lettre.

    – Eh bien ! il ne m’aime plus, c’est évident… Je ne suis plus sa petite femme chérie, je suis son homme d’affaires. On dirait un extrait de la correspondance de M. et de Mme Denis… Après quatre mois de mariage… quelle indignité !

  – Vous extravaguez, ma bru, a repris la marquise ; ce billet me semble très convenable. Didier commence en vous appelant sa chère Ernestine ; il termine en disant tout à vous. Qu’exigez-vous de mieux, je vous prie ? Voudriez-vous qu’il s’amusât à vous écrire comme on s’écrit dans les romans ? Voilà où serait l’indignité.

     – J’espérais une lettre comme il savait si bien les tourner avant notre mariage. Ce n’est point dans ce temps-là qu’il m’eût entretenue de ses Orléans et de ses Fampoux !

     La marquise est restée foudroyée un bon moment.

     – Mon fils a osé vous écrire avant que vous soyez sa femme ? a-t-elle enfin demandé avec une voix de réquisitoire.

     – Oui, madame.

     – Et vous avez accepté ses lettres ?

     – Il me les offrait si poliment !

     – Et vous les avez lues ?

     – Puisque j’avais tant fait que de les recevoir…

     – Et vous avez répondu, peut-être ?

     – Puisque j’avais tant fait que de les lire…

     – Belle morale, en vérité ! a reparti Mme de Serthain ; c’est-à-dire que le jour où il plaira à M. Gaston de Nangis d’entrer en correspondance avec vous, sans doute il vous paraîtra tout naturel de recevoir ses billets, de les lire et d’y répondre ?

     À peine ce maudit nom a-t-il été prononcé, j’ai senti que je devenais cramoisie.

     – Vous rougissez, ma bru ? a dit la marquise d’un ton sévère.

    – Oui, madame ; je rougis d’indignation, de colère. Je me demande qui vous a donné le droit de m’insulter comme vous le faites ? Quant à moi, ce vilain droit, je vous le refuse absolument.

     J’ai pris congé d’elle par une froide révérence et me suis retirée en proie à une indicible émotion.

     C’est le bon Dieu qui a formé le cœur des mères ; – c’est le diable qui a pétri l’âme des belles-mères.

     Gaston de Nangis… malgré moi ce nom bourdonne dans ma pensée ; où donc ma belle-mère a-t-elle rêvé les folies qu’elle me débite sur le compte de ce galant mystérieux ? Il me semble bien impossible qu’on m’adore, alors que je ne sais ni l’âge, ni la position sociale, ni la couleur des cheveux de mon adorateur. Aurais-je donc affaire à un autre chevalier de Maison-Rouge ? Mais moi je ne m’appelle point Marie-Antoinette et ne suis pas la reine de France.

18 décembre.

     J’ai dix-neuf ans, la taille souple, le pied mignon, la main petite, les dents blanches, la bouche vermeille, les yeux noirs, les cheveux blonds et je suis folle de mon mari.

     Et l’on me traite comme si j’avais les cheveux gris, les yeux éraillés, la bouche plissée, les dents branlantes, la main ridée, le pied énorme, la taille déformée et soixante ans.

     Énigme que je ne peux deviner  ; mystère qu’il ne m’est pas donné d’approfondir.

     Quand je suis toute amour, d’où vient qu’on est tout chemin de fer ?…

19 décembre.

     Eh bien ! le mystère est approfondi, l’énigme est devinée.

     J’ai fait aujourd’hui une trouvaille précieuse.

   J’étais dans le cabinet de Didier, furetant dans son bureau où je cherchais quelques feuillets de papier glacé, afin de continuer mon journal.

     Par hasard, ma main s’est posée sur un ressort caché, le ressort a joué et j’ai vu s’ouvrir un tiroir inconnu. Ce tiroir est plein de lettres parfumées. Tout d’abord, j’ai espéré que j’avais là, devant moi, serrée précieusement, ma correspondance de jeune fille ; mais cet espoir s’est évanoui aussitôt. Il m’a suffi d’un coup d’œil pour me convaincre que ces lettres ne sont point miennes. C’est un épisode de la vie de garçon de M. de Serthain, un vrai roman épistolaire relié dans une vingtaine d’enveloppes élégantes.

     Voici le dernier chapitre de ce petit roman amoureux. Je le transcris à cette place afin de m’en souvenir toujours.

     « Laissez-moi, mon cher ami, venir au secours de votre hypocrisie et de vos mensonges. Vous m’avez aimée, vous ne m’aimez plus. Je fais mieux que de m’en douter, j’en suis sûre. Épargnez-vous donc une comédie qui doit vous être pénible et qui m’est odieuse. Reprenez votre liberté, puisqu’il vous a plu de me reprendre votre cœur.

     Je vous dis ces choses sans amertume, croyez-le. Je ne suis point surprise de ce qui arrive ; cela devait arriver infailliblement. N’ai-je pas fait tout ce qui est nécessaire pour qu’il en soit ainsi ? Donc, c’est ma faute, ma propre faute, ma très grande faute !

     Mon amour pour vous a été trop sincère, trop profond pour que j’aie songé le moins du monde à apporter dans nos relations de la coquetterie ou de la ruse. Je vous ai laissé fouiller à votre aise dans les replis les plus secrets de mon âme. Qu’avez-vous trouvé ? votre seule pensée, votre seule image. Je me suis montrée à vous telle que je suis : fière de votre amour, heureuse d’un regard, joyeuse d’un sourire. Les autres hommes me semblaient disgracieux, stupides, mal bâtis. Je ne voyais que vous, je ne songeais qu’à vous, vous seul éclairiez ma vie. Voilà mes torts ; aujourd’hui je les expie.

     Vous autres, messieurs, vous ne nous aimez beaucoup que si nous paraissons ne vous aimer qu’un peu. Êtes-vous assurés de votre triomphe ? tout aussitôt vous vous préoccupez d’une victoire nouvelle. La crainte, les soupçons, la jalousie, autant d’énergiques condiments indispensables à vos cœurs blasés. Une femme spirituelle qui veut durer longtemps doit vous cacher avec soin la moitié de sa tendresse. Le jour où vous êtes sûrs de régner sans partage, hélas ! nous sommes à la veille d’être détrônées.

     Adieu donc, et non plus au revoir. »

     Quelle leçon  ! et comme elle vient à propos !

20 décembre.

     Tout à l’heure, Julie m’a abordée d’un air joyeux.

     – Est-ce que madame ira au bal ce soir ? m’a-t-elle demandé.

     – Au bal ! en l’absence de M. de Serthain ! Perdez-vous l’esprit ?

     – Pardon, madame ; c’est qu’on vient d’apporter un bouquet… et je croyais…

     – Un bouquet ?

     – Délicieux.

     – Pour moi ?

     – Pour madame.

     – Qui me l’envoie, savez-vous ?

     – Non, madame ; on a sonné, Joseph a ouvert la porte ; on le lui a remis et l’on est parti en disant : « Pour madame. »

     – C’est étrange ; voyons ce bouquet.

     Julie est sortie un instant, puis elle est rentrée portant dans ses deux mains une botte de camélias blancs encadrés dans une bordure de violettes de Parme.

     – C’est bien, ai-je dit ; laissez-moi.

     Si mes pressentiments ne m’égarent pas, ce bouquet a dû être cueilli dans la serre de M. Gaston de Nangis. Faut-il le garder ou le renvoyer ? Ah ! j’y songe : un billet est sans doute caché dans ces fleurs. Ces hommes… c’est si rusé et si audacieux !

     J’ai passé en revue chaque fleur l’une après l’autre ; je n’ai rien découvert.

     Vraiment, ce M. de Nangis est d’un sans-gêne incroyable ; et j’admirerais son aplomb si je n’étais révoltée de son audace. – Mais il a bon goût : son bouquet est ravissant… et il me trouve jolie.

     S’il allait venir ! si ces fleurs annonçaient sa présence ? Le recevrai-je ? Non, ce ne serait pas convenable. D’autre part, s’il allait conclure que j’ai peur de lui et que je me défie de moi-même ? Ces hommes, c’est si présomptueux !

     Tout bien considéré, s’il se présente on le recevra. Je lui ferai comprendre la légèreté, l’inconvenance de sa conduite, et lorsque je le verrai accablé, repentant, convaincu de l’énormité de sa faute, alors, mais seulement alors, je ferai entendre quelques paroles miséricordieuses et je lui permettrai d’aspirer un jour, plus tard, à mon amitié. Voilà tout ce qu’il doit ambitionner et tout ce que je peux lui offrir.

     Mais à quoi pense donc Julie ? Je suis coiffée et habillée en dépit du sens commun. Comme c’est heureux pourtant que je me sois regardée dans cette glace, – par hasard.

 

Même journée, deux heures.

     Julie m’annonce qu’on me demande.

     – C’est un monsieur, dit-elle ; un monsieur qu’elle ne connaît pas et qui a refusé de dire son nom.

     Plus de doute, c’est lui… M. Gaston de Naugis… Déjà… Quel empressement ! M’aimerait-il donc aussi sincèrement que ma belle-mère l’assure ? Oh ! je me sens émue, tremblante… Cependant ce n’est pas l’heure de trembler et d’être émue. À moi ma force ! mon courage à moi ! Soyons femme, en un mot !

Deux heures et demie.

     Ayant ouvert la porte du salon d’une main moite et crispée, je me suis trouvée face à face avec un personnage ni vieux ni jeune, ni grand ni petit, ni gras ni maigre, ni bien ni mal.

     Il m’a saluée en s’embarrassant dans son salut  ; je lui ai fait signe de prendre un fauteuil et me suis assise à l’autre extrémité de la cheminée.

     – Madame, je viens pour le bouquet, a-t-il dit en balbutiant.

     – Quel bouquet, monsieur ? Je balbutiais plus fort que lui.

     – Mon Dieu ! madame, a-t-il repris, c’est un malentendu, et je le déplore.

     – Un malentendu  ?…

     – J’ai commandé un bouquet… une galanterie dédiée à ma femme. J’ai laissé mon adresse, rue Saint-Lazare, 28, au troisième étage ; j’apprends que le porteur s’est arrêté au premier étage et qu’il a sonné à votre porte.

     Bonsoir à mes rêves, à mes chimères… j’ai rendu le bouquet de camélias.

     Et moi qui accusais M. Gaston de Nangis !… Qui sait seulement s’il pense encore à moi ?

     Ces hommes… c’est si léger !

Huit heures.

     J’ai voulu savoir le nom de l’époux modèle qui dédie ces galanteries à sa femme. Ils sont si rares, ces époux-là ! J’ai mis Julie en campagne ; voici ce que cette fille a récolté :

     Mon visiteur s’appelle M. Joblot ; il est le mari de Mme Euphrasie Joblot, dame de lettres en réputation, si j’en crois ma femme de chambre.

     Mariés depuis sept ans ; ont trois garçons et deux filles. Madame fait de nombreux romans ; on lui attribue plusieurs collaborateurs. Ménage fort uni. Madame mène par le bout du nez monsieur, – qui l’adore.

     Est-ce qu’on ne serait heureux qu’à ces conditions-là  ?

 

21 décembre.

     Mme de Zerny est venue me voir et nous avons passé l’après-midi en tête-à-tête.

    Mme de Zerny est une cousine de Didier  ; elle a vingt-six ans  ; elle est riche, veuve, charmante.

  – Eh bien ! chère Ernestine, m’a-t-elle demandé, avez-vous de fréquentes nouvelles de votre mari ? revient-il bientôt ?

     J’ai répondu que je l’attends prochainement et qu’il m’a écrit une fois depuis son départ.

     – Une seule fois ! s’est écriée Mme de Zerny ; rien qu’une seule fois ! En vérité, ce n’est pas trop… Mais j’imagine que cette lettre est bien longue, bien remplie. Quatre grandes pages couvertes d’une écriture fine serrée, n’est-il pas vrai  ? Il y en a partout, dans tous les sens, et dans les marges ? Oh ! je les connais, ces chères lettres, à qui l’on parle, que l’on tutoie comme des amies, que l’on baise cent fois par jour et qu’on garde longtemps sur son cœur.

    Ces paroles m’ont fait un mal affreux. Je me suis rappelé les Orléans et les Fampoux, cette unique affection de M. de Serthain ; mais j’ai fait bonne contenance et j’ai trouvé le courage de grimacer un sourire.

     – Vous êtes heureuse, n’est-il pas vrai  ? a repris Mme de Zerny.

     – Oh oui, bien heureuse ! ai-je soupiré.

     – Tant mieux ! et que Dieu vous continue votre bonheur. Voyez-vous, ma chère, tous les maris n’y mettent pas la bonne grâce du mien, qui, après m’avoir rendue heureuse durant deux ans et demi et malheureuse pendant six mois, s’est laissé mourir fort à propos au commencement de la quatrième année. La plupart des maris font enrager leurs femmes et se portent à merveille. Même on a observé que ceux-là surtout jouissent d’une santé florissante. Je vous ferai donc cet aveu parce que votre mari vous adore et que vous le lui rendez bien : « La plus heureuse entre toutes les femmes mariées de ma connaissance (et j’en connais beaucoup !), c’est moi – depuis que je suis veuve.  »

    Et Mme de Zerny m’a glorifié les joies du veuvage avec un entraînement si convaincu, avec une éloquence si spirituelle, que j’ai dû l’interrompre. Dans les bas-fonds de mon cœur j’ai presque senti germer une mauvaise pensée.

     – À propos, a-t-elle dit en partant, savez-vous le bruit qui court ?

     – Quel bruit fait-on courir ?

     – On assure que vous causerez un affreux malheur.

     – Moi, grand Dieu ! et pourquoi ?

     – M. Gaston de Nangis parle de se brûler la cervelle en l’honneur de vos beaux yeux.

     Malgré le ton léger dont ces horribles paroles ont été prononcées, j’ai senti mes jambes trembler : je me suis cramponnée au dossier d’un fauteuil.

     – Qu’avez-vous ? a demandé Mme de Zerny, à qui ce trouble subit n’a point échappé.

     – Je ne sais ; j’ai des étouffements, je ne me sens pas bien. Quant à ce M. Gaston de Nangis, ai-je repris en raffermissant ma voix, il est étrange que chacun m’entretienne de son amour, et que lui seul ne m’en dise rien.

     – Vous ne le connaissez pas ?

     – Je ne l’ai jamais vu.

     – Voulez-vous que je vous le présente ?

     Cette question si naturelle m’a bouleversée. J’ai répondu oui sans savoir ce que je répondais. Mme de Zerny a réfléchi deux secondes.

     – Demain tout mon temps est pris, a-t-elle dit ; mais après-demain je suis libre comme une veuve. Restez chez vous vers trois heures, je vous l’amènerai.

     Disant ces mots, elle est partie.

     J’ai voulu la rappeler, lui dire que je défendrai ma porte, que je n’entends point, mon mari absent, donner l’entrée de ma maison à un jeune homme qui me compromet par une passion indiscrète, et diverses autres raisons tout aussi concluantes.

     Mais il était trop tard, elle avait disparu.

22 décembre.

     J’ai profité d’une belle journée, et j’ai passé deux heures aux Tuileries.

Le hasard m’a dirigée vers cette partie du jardin appelée la Petite Provence.

     Des enfants et des vieillards se chauffaient au soleil.

     Un petit garçon se prélassait à la meilleure place. Tout à coup il se lève et court après une balle qu’un camarade vient de lui jeter. Alors une petite fille s’élance, et la place vide est remplie aussitôt.

     – Émile, lui dit-elle, nous sommes en hiver ; qui quitte sa place la perd  !

     Hein ! Didier, quel présage ! – Qui quitte sa place la perd !

     Si l’on était superstitieux, pourtant !

 

23 décembre, deux heures et demie.

     C’est dans une demi-heure que Mme de Zerny va me présenter M. Gaston.

     Resterai-je ?

     M’en irai-je ?

  Ces deux points d’interrogation oscillent dans ma pensée avec la régularité désespérante du balancier de ma pendule.

     Trois fois j’ai dit à Julie que j’ai mal aux nerfs et que je ne recevrai pas.

     Trois fois je lui ai dit que mes nerfs vont mieux et que je pourrai recevoir.

    Oh ! Gaston, il faudra que vous m’aimiez bien pour me payer de tout ce que j’ai déjà souffert… de tout ce que je suis appelée à souffrir pour vous !

     Je viens de relire la lettre trouvée dans le bureau de mon mari. Cette lettre fixe mes irrésolutions. Je te recevrai, Gaston !

Quatre heures.

     Mme de Zerny est venue, mais elle est venue seule.

     – Et M. de Nangis, ai-je demandé, où est-il ?

     – Dans son lit, ma chère.

     – Malade ?

     – Oui ; son catarrhe le fatigue beaucoup à cette époque de l’année.

     – Son catarrhe ! me suis-je écriée, il a un catarrhe ?

   – Entre nous, il s’y mêle un peu de goutte et de rhumatismes, mais nous ne sommes point censées nous en douter. Il a toutes les susceptibilités d’un jeune homme.

     – Il n’est donc pas de la première jeunesse  ?

     – Ni de la deuxième non plus.

     – Il a ?…

    – Soixante ans ; aussi la passion que vous lui avez inspirée est-elle pour nous tous un grand sujet de divertissement. Pour ma part, je suis désolée de ce contretemps, me faisant une fête d’assister à ce premier rendez-vous. Vous auriez vu à quel point il est réjouissant dans son rôle d’amoureux !

     J’ai ressenti une commotion comparable à celle qu’on doit éprouver lorsqu’on se précipite la tête la première du haut des tours Notre-Dame. Avoir soixante ans, la goutte, des rhumatismes, un catarrhe, et s’appeler Gaston de Nangis, – comme un jeune premier du répertoire de M. Scribe !

     Passé trente-cinq ans, un homme devrait être dépossédé de son nom de baptême.

25 décembre.

     Hier Didier est arrivé à Paris.

     Il a demandé à lire mon journal ; j’ai répondu que celle sotte de Julie m’en a fait des papillotes.

     J’étais folle, en vérité ! Didier m’aime toujours ; il m’aime plus tendrement que jamais.

     Mon Dieu ! comme on nous ferme aisément la bouche… avec un baiser.

     Mais il peut se faire que Didier ne soit pas toujours si éloquent, que je ne sois pas toujours si crédule, et que je rencontre sur mon chemin des Gastons jeunes, alertes, dispos et bien portants.

     C’est pourquoi, à l’avenir, je suivrai mon mari dans tous ses voyages, dût-il m’emmener au bout du monde.

     C’est la moralité de mon journal.

Albéric Second

1 Référence à Guillaume Dupuytren, anatomiste et chirurgien français (1777-1835).