N°27 – La Glèbe

Camille Lemonnier (1844 – 1913)

     Pour beaucoup, la nouvelle belge se résume à un seul visage : celui d’un récit fantastique. S’il est vrai qu’il a donné au genre des œuvres de premier plan (celles d’un Franz Hellens, d’un Michel de Ghelderode, d’un Jean Ray, d’un Thomas Owen…), quel visage réducteur ne donne-t-on pas là d’une production, dont la marque première, il faudrait le savoir, est ailleurs. Et d’égrener ces autres visages présents  tout au long du vingtième siècle : nouvelle du quotidien, nouvelle de mœurs, nouvelle tirée de l’actualité, nouvelle régionale, nouvelle exotique, nouvelle psychologique, nouvelle dramatique, nouvelle plaisante, nouvelle policière, nouvelle de science-fiction… Et une production qui remonte bien au-delà des années 1900.

      La  seconde moitié du XIXème siècle voit ainsi paraître toute une série de recueils  écrits par des auteurs belges : les Légendes flamandes de Charles De Coster (1858), premières en date, suivies des Contes accélérés de Louis Dépret (1865), des Nouvelles du  pays belge de J. E. Demarteau (1871), des Contes macabres de Jules Nollée de Nodouwez (1884), de Pour se damner (1883) et Péchés capiteux (1884) de Jeanne Thilda, dont un des textes devrait être programmé pour une prochaine livraison d’Onuphrius, des Contes de mon village de Louis Delattre (1898), des Nouvelles de Wallonie d’Arthur Daxhelet (1894)…  

     Parmi tous ces noms – perdus de vue, il faut le dire, à l’exception du premier –, se détache celui de Camille Lemonnier, auteur de vingt-cinq recueils ou florilèges  parus de 1871 à 1909. Nouvelliste prolixe, publié en France comme en Belgique, il a abordé tous les aspects du genre pratiqué à l’époque : la nouvelle de mœurs (Contes flamands et wallons, 1871), la nouvelle amusante (Derrière les rideaux, 1875), la nouvelle dramatique (Les Petits contes, 1884), la nouvelle sentimentale (L’Ironique amour, 1884), la nouvelle du singulier – avec la présence de personnages monstrueux, de scènes morbides, ce qui lui valut quelques procès (Dames de volupté, 1882) –, la nouvelle marquée d’un fantastique allégorique (Les Joujoux parlants, 1892). Qu’il n’ait jamais écrit sur la défaite française de 1870 lors de la guerre avec la Prusse, alors qu’elle est une des grandes sources d’inspiration chez ses contemporains, révèle les distances qu’il souhaitait prendre avec un pays qui n’est pas le sien.

      Le texte choisi pour ce numéro est tiré des Concubins (1886).

     Dans le sillage d’un Maupassant et de ses « nouvelles paysannes », proche encore des nouvelles cruelles des Lettres de ma chaumière (1885) d’Octave Mirbeau, écrite dans une langue où abondent termes rares, obsolètes, parler  populaire, néologismes (d’où ces notes bien nécessaires en bas de page !), la nouvelle raconte l’histoire tragique d’un couple de paysans qui a, pour reprendre des mots du texte, « la colique de misère au ventre ». Elle  jette, tant est grand le souci de s’attarder sur chaque fait et geste, un regard impitoyable sur la réalité de tous les jours d’une classe sociale en proie au désespoir le plus noir, réalité qui ne peut que conduire à la folie meurtrière. Texte sur un autre âge ? peut-être. Mais texte fort ? certainement.

René Godenne

 

LA GLÈBE

     Trente années pleines, il avait remué la terre pour les autres, s’employant à la journée, l’hiver comme l’été, de l’aube à la vesprée[1], la nuque mangée par les soleils, une pourriture de fumier aux pieds, avec les dimanches pour seul soulas[2]. Et maintenant, dans une maturité déjà avancée, ses cinquante hivers pesant sur lui du poids des rhumatismes attrapés à biner, sarcler, bêcher, charroyer des engrais sous le gel, les pluies et la canicule, il avait à la fin conquis, lui aussi, à la sueur de ses membres, un lopin de cette terre maternelle qui nourrissait autour de lui les familles.

     Au dernier automne, par un froid brouillard d’octobre, il avait mis pour la première fois le talon dans son champ, ayant employé ce dimanche-là à régler avec le Gosau, le boucher, propriétaire du fonds. On avait bu ensemble huit chopes, il avait signé d’une croix l’acte de vente, ne sachant pas écrire, et l’après-midi, il était venu là en maître, à son tour, le cœur gonflé d’une grosse joie tranquille, trop grande pour parler. Jusqu’à la nuit il était demeuré dans les humidités de l’air et du sol, marchant à petits pas, en long et en large, dans une prise de possession lente, point encore habitué à l’idée que cette chose qu’il foulait était à lui, qu’il allait fouir dans ce bout de lande une graine qui germerait pour lui seul, comme une autre femme qu’il aurait prise pour l’engraisser aussi de sa semence. Et la semaine suivante, il avait emménagé, il avait quitté la masure délabrée dans laquelle depuis leur mariage ils se terraient, s’était mis à replâtrer les murs, à redresser les marches du seuil, à boucher les trous à rats, à désencombrer la soute des porcs, travaillant d’un courage jamais las, maçon, charpentier, vitrier, plafonneur tout à la fois.

     Il y avait huit ans que la maison était sans habitants ; le propriétaire, après la récolte, y entassait ses pommes de terre et ses regains, n’ayant pu trouver acquéreur pour cette bicoque qui s’émiettait ; et petit à petit les portes s’étaient crevassées sur leurs pentures rouillées, le toit avait fini par s’ouvrir aux ondées, une herbe drue poussa dans les fissures du pavement. Quand le Forgeu et sa conjointe y passèrent la première nuit, un grouillement velu leur monta dans les jambes : il fallut allumer la chandelle pour mettre en fuite les rongeurs, attirés par cette odeur de viande humaine ; et d’énormes araignées noires, sorties de tous les coins, leur firent aux mains et à la face des ampoules, grosses comme des fluxions, qui les amusèrent dans le petit jour vert du réveil.

     Une légende, une histoire de Prussiens jetés dans le puits, après la bataille de Waterloo, avait mis la terreur et la solitude autour de la baraque ; mais comme le puits donnait une eau sapide, très claire, ils ne s’en alarmèrent point, contents de cette mauvaise réputation qui avait écarté les convoitises. Et tout de suite, ils s’étaient rompu l’échine à mettre la maison et le champ en ordre, la femme trimant le jour, l’homme peinant la nuit, tous deux si occupés qu’ils en oubliaient le boire et le manger. Comme par le passé, il s’employait en journées dans les fermes, menait les attelages, activait les labours, gagnant à ce métier un salaire qui l’été se montait à trois francs et l’hiver à deux seulement ; et il ne sentait plus la fatigue, ayant au bout de ses douze heures de travail son bien qui l’attendait.

     En près d’un mois, la maison fut retapée, les vitres aux fenêtres, les murs échaudés, les fentes du toit bouchées, une chaleur de vie dans tout ce délabrement d’antan. Et le matin des dimanches, uniquement, ils demeuraient les mains molles, pris par la messe, n’osant enfreindre le commandement du repos dominical. D’abord, l’un et l’autre se complaisaient dans la jouissance solitaire des choses accomplies ; elle traînait de la cave au grenier ; lui s’en venait fumer à bouffées courtes sa pipe dans le champ, remué par la pensée des semailles prochaines. Ensuite, malgré l’Église et Dieu, le besoin d’ouvrer les reprenait dans l’ennui de ce long jour vide ; à deux, sous le ciel noir, une sueur glacée perlant à leurs peaux rêches, ils retournaient la terre à coups de reins forcenés, émoussant le fer des bêches aux mottes gelées et aux éternels cailloux qui, dans cette glèbe abandonnée, où les voisins s’étaient accoutumés à déverser leurs mergers[3], avaient graduellement mangé l’humus végétal. Une fois attelés à l’âpre besogne, ils ne pensaient plus au dimanche, aux peines qui frappent l’insoumission de l’homme, aux admonestations prodiguées en chaire par le curé ; et, dans le silence humide des crépuscules, toujours s’entendaient la retombée sourde des pelletées et l’haleine rauque montée de leurs poitrines comme un souffle de bœufs.

     Ils s’étaient pris il y a dix-huit ans, elle servante de ferme, grande fille maigre, d’une force égale de bête sommière[4], avec sa rugueuse chair gercée, ses mamelles plates, ses longues dents pourries par les eaux mauvaises, lui, manouvrier, les reins déjà cassés, tout démoli à chaque retour d’hiver du bourrèlement profond des rhumatismes, n’ayant connu de la vie l’un et l’autre que la corvée, la bataille pour le pain, la passivité résignée à tout, au fermier, aux intempéries, à la malchance. À dix-sept ans un gars l’avait taurelée[5]. Jamais elle n’avait pu se rappeler comment la chose s’était faite. C’était en août, dans une chaleur de midi, à l’étable, parmi les purins ; un étourdissement l’avait roulée sous lui, à même une bottelée de luzerne ; et la douleur qu’elle avait sentie, comme déchirée au ventre, n’était plus revenue, les fois que, machinale, sans savoir, comme la bête, et très honnête d’ailleurs, n’ayant de sa vie ni robé ni souhaité la mort de personne, elle avait ouvert son giron aux mâles, ses maîtres. Puis une parturition[6] l’avait alitée un jour entier, le seul qu’elle eût passé sur son grabat, depuis quinze ans qu’elle se louait. Elle n’aurait su dire au juste de qui était l’enfant, du vieux censier[7] ou de l’aîné des fils. Et cette mise bas, après six jours, avait crevé, toute tordue et nouée, à cause des rudes besognes auxquelles avait été exposée sa grossesse.

     À une ducasse[8], elle rencontrait ensuite Michel Lheureux ; tous deux s’acceptaient sans s’être rien dit du passé ; et leurs économies aboutées, quatre cents francs épargnés sur la toilette et le cabaret, ils étaient partis se marier à l’Église. Comme elle ne cherchait pas à cacher l’enflure de son flanc, on avait ri tout le long du chemin devant cette bosse qui lui remontait les jupes jusqu’à la jarretière. « Un pain qu’la commère s’a payée dessus la fournée », marmottaient les gens sur leur passage. Et au bout de six mois de ménage, de nouveau un fruit lui fendait la matrice, un gros garçon qui lui donnait des joies, car elle savait à présent la souche de cette progéniture. Mais son lait avait tourné à l’aigre, le corps du gromiau[9] s’était troué d’écrouelles, ils avaient souffert dans cette chair malsaine engendrée de leurs deux misères, et tout à coup un malheur l’avait achevée : une journée qu’elle buandait[10] chez de petits rentiers du village, l’enfant, mal confié à une voisine surchargée de marmaille, avait chu dans des tessons de bouteilles, l’anus ouvert par où s’était écoulé tout son sang.

     Depuis, l’éreintement du labeur quotidien avait amorti chez l’homme le feu charnel ; une fraternité de compagnonnage avait remplacé l’aiguillon de la copulation ; et elle se tourmentait du berceau vide, avec une voix en elle qui toujours lui reparlait d’un successeur au petit être décomposé, enterré là-bas sous les herbes du cimetière. Mais, puisqu’il ne voulait pas, elle lui garda sa foi tout de même, se reprenant, tardive, à une virginité dès la nubilité résignée, habituée à la soumission, sans révolte contre cette virilité abolie qui ne la ferait plus germer.

     On l’appelait la grande Lise ; son nom à lui, avait fini par se perdre dans un sobriquet : le Forgeu. Et comme il vivait sur une vingtaine de mots qu’il répétait constamment, il passait pour simple d’esprit.

     Deux de ces mots s’appliquaient invariablement à l’idée de travailler, l’un qui était « forger », l’autre qui était « manœuvrer », mais avec une différence dans les significations, le premier employé pour les coups de collier, le second pour le labeur courant. Et toute l’activité de son intelligence sans cesse aboutissait à ces deux vocables qui suppléaient à tous les autres et dans lesquels se résumait la fatalité de sa condition d’ouvrier de la terre, toujours ouvrant et mis au monde pour toujours ouvrer. Jusqu’à quinze ans, il avait, chez le ferrant, ventilé la tuyère[11] et tapé sur la bigorne[12]. Le martèlement de la forge lui était resté dans la caboche, plus dure que le grès, à travers l’effacement de la petite enfance et de la puberté. Et c’était comme un peu de sa vie lointaine qui lui revenait dans le mot, grotesque à force d’être mis à toutes les sauces, dont, par dérision, on l’avait à la longue baptisé.

     Une fois Jaumart, le fermier chez lequel voilà près d’un quart de siècle il suait le sang et l’eau de sa guenille, lui ayant demandé pourquoi sa femelle demeurait brehaigne[13], il avait lâché cette réponse :

     – D’z’enfants ! L’voudrait ben, c’te garce-là. Pour sûr é demande qu’à manœuvrer. Mais, que j’lui dit : « Manœuvre toute seule, si c’est ton plaisir. Tant qu’à moi, j’n’forgerai nin, j’n’veux nin forger. J’en ai assez d’taper à l’éfant. V’là ce qu’j’li dis. »

     Maintenant, d’ailleurs, qu’ils avaient leur maison, avec le champ au bout, les poussées sourdes de la maternité la remuaient moins : le mal de chien qu’elle se donnait à casser la terre, à clouer les ais disjoints, dans une dépense de force continuelle, momentanément obturait la plaie toujours vive. Les chevrons du toit s’étant consommés sous les averses, c’était elle qui, grimpée par la tabatière à ras des ardoises, avait au bois pourri substitué de la volige de la dernière coupe ; elle avait aussi planté une haie au courtil[14], derrière l’habitation, redressé avec de la glaise et des moellons la hutte aux porcs, enduit de brai le pignon ouest contre lequel battaient les pluies, cavé un coin de l’aire pour y enfoncer les pieux d’une grange ; et le reste du temps, elle avait défriché le champ, brouetté les caillasses, éventré la croûte du sol revêche où se rompaient ses bras. C’était chez tous deux une guerre sans trêve contre la terre marâtre, cette pierreuse matrice qu’il fallait ouvrir comme avec des forceps et qui toujours poussait en l’air des cailloux.

     Depuis les six ans que le dernier occupant était parti, elle gisait à l’abandon, fermée à la blessure du soc, dans un état de jachère morte où plus rien n’avait poussé que du chardon, des orties, de la ronce, mais si profondément enracinés que la fourche et le hoyau n’en pouvaient avoir raison. Cependant, l’avant-dernière année, le Gosau avait essayé d’un plant de féveroles, dans de la décomposition de bête, une charretée putride de tripes animales. Et cet engrais roboratif un instant avait nourri le gésier affamé du champ qui s’était mis à verdir, dans une levée maigre sitôt après mangée par les chiendents voraces et les vesces parasites. À la fauche, on avait eu dix bottillons à peine, pas même un fourrage pour le râtelier, mais simplement de la litière sur laquelle on avait fait bouser les vaches. Et par milliers, les taupes, les campagnols, les mulots, les musaraignes, tout un grouillement baveux de limaces avaient élu domicile dans les sillons.

     L’hiver entier se passa à recommencer la lutte ; jamais on n’en avait fini d’extirper les filaments du sous-sol ; c’était comme une forêt ramifiée en tous sens et qui s’enchevêtrait, drue, en des profondeurs de deux pieds. Et après les cailloux, toujours les cailloux, dans une marée montante, comme si une mer de pierre dût sortir par les fissures ouvertes à la bêche. Quelquefois, rarement, érénés[15], à bout de souffle, ils désespéraient ; un sort avait été jeté sur ce lieu désolé, une malédiction, peut-être celle des quatre Prussiens précipités dans le puits ; et l’inutilité de leur éternel effort leur donnait le regret de cette chevance[16] inféconde. Puis, la défaillance passée, ils se reprenaient, d’un labeur plus opiniâtre, à verser leur sueur dans ce crible qui ne retenait rien. Quand la neige tomba, ils rentrèrent au logis, mais pour fourbir leurs armes, les houes, les pelles, les râteaux, constamment démolis et dont le fer faisait feu sur le silex.

     Dans la maison, un bel air d’ordre régnait. À rez terre, dans une grande chambre, la garbure mijotait sur le poêle, dans l’odeur surie des draps de lit ; car c’était là aussi qu’ils couchaient. Et à côté, une pièce plus petite, éclairée par une fenêtre à barreaux, ouvrait sur le courtil : un vieil homme y logeait, une souche humaine desséchée et qui, sans sève, ne savait pas finir, le Caco, comme patoisaient les paysans, en moquerie des débordements de sa défunte. Un escalier à pic menait sous le toit, où, avec des planches, on avait fait une troisième chambre, le reste servant de grenier. Et dans ce réduit pendaient les hardes, s’entassaient des coffres et des bannes[17], avec un berniquet[18] éventré pour la graine. C’était toute l’habitation : une famille y avait poussé avant eux, huit enfants qui ne s’y étaient pas trouvés trop enserrés, un trou de chair par trou de pierre : et, à trois, ils y avaient des aises larges, sans risquer de se coudoyer.

     Ce Caco qu’ils avaient pris avec eux était le père de la Lise, un ancien bûcheron à qui un arbre avait autrefois cassé trois côtes et qui, en outre, s’était rompu une jambe en croulant d’une haute branche ; bon à rien maintenant sous ses soixante-dix-huit ans, la tête et les mains secouées d’un perpétuel tremblement, avec une effrayante maigreur de grand vieillard debout. Comme il était très propre et touchait à la commune, une fois le mois, sur la caisse des pauvres, un denier de trois francs, ils l’avaient emménagé ainsi qu’un meuble vermoulu, guignant[19] l’appoint de cette menue somme ; et il demeurait là près d’eux, dans la chaleur du poêle, immobile, sans rien dire, ses deux mains ravineuses[20] à plat sur ses genoux, pensant aux forêts laissées en arrière. Tous les premiers du mois, il passait une blouse sur ses loques et s’en allait à la mairie percevoir ses trois pièces blanches, traînant ses pieds gourds[21], encore alourdis par d’énormes sabots rembourrés de paille, deux bâtons dans les mains ; et il butinait aussi en chemin quelques aumônes, deux sous chez le bourgmestre, un sou chez le Gosau, et des « cens » dans cinq autres maisons.

     Dans l’après-midi il rentrait, s’étant fait raser par le barbier, un maçon qui régulièrement lui enlevait une lanière de cuir, avec une légère bruine de sang pâle au fil du rasoir. Et la mairie étant tout juste distante d’une couple de portées de fusil, on pouvait calculer qu’il mettait à faire le trajet deux minutes par pas, contraint, en outre, de s’arrêter tous les six pas pour reprendre haleine. Grêle, brouillards, guilées[22], rien ne pouvait l’arrêter ce jour-là ; cette barbe surtout le travaillait ; et toujours, sur sa peau de pachyderme, des picots de crin reparaissaient, nourris d’on ne sait quoi, dans la mort des chyles[23]. Tous les autres barbiers de l’endroit avaient refusé sa pratique successivement, à cause des bajoues sur lesquelles la main était sans prises ; mais le maçon, une poigne brutale, avait accepté. Et il se faisait payer deux centimes le poil qu’il lui raclait.

     Moyennant l’argent de la mairie, on le laissait sécréter ses pituites[24] dans l’âtre, graillonnant[25] tout le jour avec un bruit de chaînes rouillées au fond d’un coffre d’antique horloge ; et le matin il mastiquait d’un broiement circulaire de chèvre une tartine trempée de café, le midi mâchait trois pommes de terre, jeûnait jusqu’au lendemain, l’estomac atrophié, sans plus de besoins. Autour de lui, c’était un silence continu ; le Forgeu jamais ne l’interpellait, ressentait un mépris froid, d’instinct, pour cette force abdiquée, comme pour une charogne ; mais quelquefois la Lise, bourrue, lui disait une brève parole, à laquelle il répondait par un grognement, tous deux à la longue ayant oublié la communauté du sang. Et pareil à un tronc retenu en terre par les racines, mais de qui l’écorce ne rajeunit plus dans les feuillées, il traînait son bout de vie, paquet d’ossements ayant déjà de l’herbe de cimetière aux narines.

     À la mi-janvier, tout un pan du champ ayant été retourné, ils y versèrent, outre une couple de tombereaux de fumure[26] et de composts payés comptant, les déjections de deux cochons qu’ils empâtaient. La terre mangea cette graisse d’une goulée[27]. Eux-mêmes s’épuisèrent alors en défécations, toujours dans les latrines, raclant ensuite les parois de la fosse. Malheureusement, leur nourriture, avare, donnait peu de résidu ; la grande Lise avait des foires molles comme des pissats, et Caco, tous les cinq jours, lâchait de petits cailloux semblables à de la crotte de bique. Ils maraudèrent derrière les haies, ramassèrent des fientes quelconques, avec les mains grattèrent les poudrettes[28] du pavé. Et constamment ils pétrissaient la glèbe comme une pâte, gardant chez eux dans les habits une odeur nauséabonde de tinette[29] ; mais tout de nouveau alla s’engloutir dans le sol anémique, sans profit. Comme février finissait, ils façonnèrent les billons[30], laissèrent filtrer les pluies et les neiges revenues, continuant sur les routes la chasse au stercoraire[31].

     Puis, aux alentours, les arbres se remplirent de pépiements ; une chaleur détendit les airs ; il poussa des feuilles aux épines de la haie ; et le Forgeu, levé dès avant l’aube, repiqua ses choux, planta ses pois, ses favelottes, ses haricots enfin. Lise et lui, sans parler, eurent alors une grande joie en dedans, qu’ils ne montraient pas : ces germes, mis en terre dans le champ nourri d’eux, c’était la possession définitive ; la fructification viendrait ensuite ; et sans répit, ils le bourraient, oubliant résolument à présent le commandement dominical dans une fureur de lui faire rendre au centuple ce qu’ils lui avaient confié de leur sueur et de leur vie. Partout, sous leur geste rythmé, vola la semence, une pluie de poussières blondes et grises qui s’abattait en long, en large ; et dans les soirs, ils marchaient, très grands, par arpentées régulières, comme va le faucheur en ses andains[32].

     Le champ filait droit devant la maison, resserré entre des emblavures[33] sur un espace de trente ares vingt-huit centiares. À gauche, un vieil orme marquait la limite ; de l’autre côté, des poiriers avaient poussé derrière une haie ; et à l’extrémité, une boulbène[34] s’étendait où, à Pâques, s’installèrent des briquetiers[35]. Tout de suite le Forgeu avait conçu une suspicion à l’égard de l’orme et des poiriers ; là-dessous, selon les temps, la terre demeurait ou trop sèche ou trop crue ; et il songeait que rien n’y germerait à cause de l’ombre. Chez eux, deux pommiers montaient aussi, l’un déjà vieux, avec d’énormes branches qui s’ébouriffaient au-dessus de la maison ; l’autre plus petit, en plein milieu des plants, mais chacun de si fructueux rapport qu’il les tolérait, pour les cinq sacs de pommes qu’une certaine année ces fructifères avaient donnés au Gosau. Le fonds qui allait nourrir ses semailles, leur coulerait bien en surplus les sucs nécessaires. Toutefois il ne les lâchait pas de l’œil, les surveillait sournoisement, de peur d’un tour, ayant été obligé déjà de démolir à coups de briques un nid d’oisillons qui s’était mis dans le plus chenu, toute une bande de futurs robeurs[36] dont les yeux ronds de là-haut avaient guetté son œuvre de semeur. Il en avait massacré deux ; les autres, avec le père et la mère, avaient gagné les poiriers du voisin ; et il gardait une colère contre leur complicité qui favorisait la rapine, non contents de lui prendre son air.

     Petit à petit cela tourna à une hostilité farouche, comme une haine d’homme à homme ; il les eût voulus fracassés par la foudre, rongés d’un mal secret ; et quand il passait près d’eux, son regard leur jetait la cognée. Puis leur rondeur prit une gaîté de bouquet, sous les floraisons roses et blanches ; et comme ils le narguaient, glorieux, avec un pullulement de moineaux à toutes leurs ramures, le meurtre le hanta, il se mit à ruminer des supplices qui les feraient crever. Et toujours ils semaient, plantaient, épierraient, concassant les mottes entre leurs calus[37], pris d’un regret obscur de ne pouvoir passer tout le champ au tamis. Cependant les pommes de terre oblongues, de l’espèce dite des Neuf semaines, commençaient à lever, en lignes parallèles ; un carré de betteraves se massait ensuite ; et les choux, de suite après, dans une fermentation de gadoue, toujours augmentée, pointaient verts et rouges comme des volants de raquettes. En deçà, couraient les plants de pois, les haricots, les carottes, les laitues, les chicorées, les panais, les salsifis, en bandes symétriques, patiemment foulées. Et, aux endroits les plus pierreux, poussait de l’avoine, végétation volontaire.

     D’abord, la croissance avait été prospère ; de proche en proche le verdoiement gagnait ; en tous sens l’aire crevait sous le gonflement des graines ; un acquiescement de la terre jusque-là rebelle et qui ne semblait jamais assez repue, les payait de leur labeur. Entre deux coups de force, l’un auprès de l’autre appuyés sur leurs bêches, ils écoutaient monter un crépitement confus, comme des vésicules éclatant à la surface d’un bourbier : c’était leur sueur qui enfantait, toute leur vie qui, fermée du côté de l’enfant, germait là dans la montée des sèves ; et par la nuit tombée, muets, ils demeuraient, sans penser, l’oreille tendue à ces musiques. Mais des pluies abondantes churent en juin, et du sous-sol tout à coup s’échappa derechef la mêlée hirsute des orties, des vulpins, des cataires et des gratioles[38], l’ancienne forêt dont ils avaient cru triompher et qui repoussait, débordée et goulue.

     Stupides, ils s’acharnèrent. Tout le jour à croupettes ou à genoux, la Lise, pendant qu’il besognait à la ferme, fouillait le sol pour extirper les racines ; et, rentré, jusqu’à la dernière clarté lui-même s’échinait à son tour, tant qu’il distinguait ses mains parmi la terre brune. Ensuite, ils avaient des nuits mauvaises, cette misère du chiendent leur cassant la tête comme elle leur cassait leurs semis. Si vite qu’ils allaient, l’envahissement du parasite allait plus vite qu’eux ; de la vesprée à l’aube, tout en était rempli. En même temps le terrain, tassé par les averses, de nouveau laissait percer le caillou, cet os de la carcasse intérieure. Sacré saint bon Dieu ! Ça ne finirait donc jamais ! Leur garce de guigne ne les lâcherait pas ! Avant le chant du coq, ils étaient debout ; de loin le garde-barrière de la ligne apercevait leur double silhouette grêle, dans la pâleur du matin pointant ; et ils étaient tourmentés de leurs anciennes défaillances devant cette hargne obstinée du champ qui leur jetait ses pierres comme des insultes.

     Puis un autre fléau les accabla : les poiriers du voisin, leurs propres pommiers décidément s’entendaient pour abriter un ramassis de fauvettes, de pinsons et de verdiers ; par nuées, la moinaille s’abattait, becquetant la semence presque à mesure qu’ils la jetaient. Et ils durent inventer des ruses, fabriquèrent des mannequins en paille, attachèrent à des pieux des loques rouges dont le claquement dans le vent amusa les granivores, après les avoir d’abord mis en fuite. Il finit par installer des trébuchets[39] et leur lâcha des coups de fusil. Alors seulement les guilleris[40] s’enfoncèrent dans les feuillées, plus loin ; un silence couvrit de deuil ce coin de pays sans oiseaux.

     D’ailleurs maintenant, la canardière était toujours armée, à son clou, contre le mur ; il la tenait de Jaumart, le censier, qui, bien avant les Lefaucheux, l’avait employée à ses exterminations ; et il aurait tiré sur les gens tout comme il tirait sur les bêtes. En quinze jours il abattit six pigeons, trois poules, une cane qui obstinément passait à travers la haie pour paître les jeunes salades. Un chat du voisinage arrivait au baisser du jour, guettant les musaraignes et les grenouilles ; mais comme il grattait la terre après y avoir enfoui ses chiasses, le plomb un soir le coucha net. Et vers la fin du mois, il tua aussi un setter superbe que ses maîtres lâchaient une heure chaque jour et qui chassait par les cultures. C’était une rage de massacre, la mort en sentinelle à chaque bout du lopin. Puis une taupe boursoufla l’aire : pendant des heures, sans bouger, rigide comme un roc, il l’attendit, sa bêche dans les mains, et après quatre jours d’embuscade, un museau noir émergea, qu’il coupa en deux d’un coup violent. Cette fois, il se crut à l’abri des déprédations.

     Mais brusquement les charançons se mirent dans les choux, les poireaux s’infestèrent d’un ver minuscule qui mangeait tout, une myriade d’imperceptibles mouches piqua les haricots, et les échalotes étaient dévorées par des larves. Alors une battue s’organisa contre ces nouveaux ennemis, plus redoutables que les autres. Ils semèrent de la chaux, de la suie, les cendres du feu ; et à la fraîche, ils écrasaient les loches[41] et les limaces par centaines. Toujours des humidités du sol il en montait des légions ; leurs baves engluaient toutes les feuilles ; c’était comme la colère et le mépris du champ violé pour leur peine jamais à bout. Et ils étaient très malheureux.

     Cependant, autour de la terre méchante, dans les enclos prochains, une floraison universelle égayait la masse dense des verdures : elle s’étendait en larges nappes, comme les eaux d’un fleuve ; et, mornes, ils ouvraient leurs narines aux aromes subtils de cette fermentation qui était partout excepté chez eux. Ils reconnaissaient l’odeur épicée de la pomme de terre, les fines effragrances[42] du pois, la balsamique senteur des prédommes[43], toutes ensemble roulées par le vent dans la chaleur du soleil. Au contraire leur sol suait les purins mal bus, les engrais insuffisamment décomposés, en des souffles fétides qui empoisonnaient les jectisses[44] vaseuses et les humidités moisies des caveaux. À peine fleuris, les pois s’étiolèrent ; il vint aux haricots des cosses débiles ; celles des fèves de marais se recroquevillèrent. La germination finie, leur terre retombait à ses fainéantises anciennes, à cette torpeur lourde de friche qui, six ans à peu près durant, l’avait laissée comme épuisée, dans la vie des autres. Rapidement, la sève s’était tarie ; une chlorose incurable semblait arrêter la fructification ; et la Lise, les yeux errants sur cette désolation, quelquefois pensait à son ventre qui, comme le champ, ne devait plus concevoir. Du village, le piaillement des petits enfants lui arrivait, avec les gronderies des mères, et comme l’école n’était pas éloignée, elle entendait aussi la douceur monotone des voix épelant toutes à l’unisson l’alphabet. Dans la maison régnait un ennui froid ; l’air sans oiseaux continuait là, dans une paix noire de foyer sans couvée. Par moment, le râle de Caco montait comme une fin d’agonie, et à midi, sur ses deux bâtons, il se traînait jusqu’au seuil, allongeant au soleil l’ombre d’un arbre mort sur la mort d’un cimetière.

     La récolte fut misérable : sous l’orme et les poiriers, une moisissure était venue, comme une lèpre : ils manquaient de légumes, et leurs pommiers, par surcroît, ne rendirent pas un sac. C’était la famine pour l’hiver ; et en outre, ils ne pourraient solder l’annuité au propriétaire, ayant acheté le bien moyennant un premier versement, le reste payable d’année en année. Alors le Forgeu, qui n’était pas méchant, tourna à des humeurs sombres ; pour se soulager, sans motif il tapa sur la Lise, et elle accepta ses coups, passive comme une bête. Mais, éprouvant le besoin de se venger sur quelqu’un, elle enleva au vieux une pomme de terre des trois qu’il mangeait ; et jusqu’à la Toussaint il coucha, tremblant de froid, dans un grabat sans draps.

     Puis la colère éparse de l’homme trouva un objet qui la concentra ; si la terre avait caponné[45], la faute en était aux voisins dont les arbres lui mesuraient la brise et le soleil ; et il jouissait de justifier par ce mauvais gré de l’orme et des poiriers la rancœur qu’il nourrissait contre leurs maîtres, plus heureux que lui dans leurs sueurs. L’idée qui l’avait naguère hanté le posséda désormais entièrement : ruiner l’orgueilleuse santé de ces troncs qui lui pompaient la subsistance de son clos et dont l’insolence allait jusqu’à nouer leurs racines à son tréfonds. Un minuit, après avoir à la veillée affûté un hachereau, il quitta son lit, se coula dans les ténèbres et de toutes ses forces frappa par six fois l’orme au pied, l’entaillant d’une blessure profonde. Dans la nuit muette, le bruit monta avec l’âme de l’arbre jusqu’aux étoiles ; et tranquille à présent, il ramassa les éclats, haussa des mottes de terre par-dessus la plaie, alla se recoucher contre la Lise dormant à poings fermés. Un grand vent aurait raison de l’orme ou bien il sécherait comme un cadavre ; dans tous les cas, ses jours étaient comptés. Et à quelque temps de là, de nouveau il sortit la nuit, n’ayant rien dit à sa femme, par méfiance instinctive de la femelle, bien que celle-là fût murée comme une tour. Cette fois, il était nanti d’un énorme crampon très aigu, qu’il enfonça à coups de maillet dans les poiriers, l’un après l’autre, le retirant ensuite, comme un poignard d’un trou de chair, pour laisser couler la vie. Et l’amertume de sa récolte manquée le tourmenta moins, maintenant que sa vengeance était accomplie.

     Or, il advint ceci. À l’équinoxe d’automne un ouragan, deux jours et deux nuits, sévit si violent que les toits s’enlevaient comme des feuilles, et le soir du second jour, après un craquement horrible, le grand orme s’abattit, fracassant un coin du pignon et écrasant les plants de choux de toute sa hauteur. Du choc, la maison s’ébranla comme sous un coup de tonnerre ; et blême, les dents entrechoquées, le Forgeu longtemps regarda tourbillonner les nuées noires, soupçonnant au fond des cieux une Justice.

     Jusqu’en mars suivant, ils prirent de la peine : c’était le même coup de collier sans fin de l’hiver antérieur. Puisque le champ les avait déçus, tout était à recommencer ; et sans passer un jour, les dimanches compris, sauf les heures de la messe, ils remuaient la terre, sous les ondées, les grêles et les neiges, infatigables. D’un bout à l’autre, l’aire fut travaillée à une grande profondeur. À chaque coup de la houe, la houle des cailloux émergeait, petits et gros, comme si autrefois une rivière eût passé là ; et les fibres des plantes gourmandes ressemblaient à des chevelures de femmes enterrées par tombereaux. Puis la fumaison derechef les couvrit de souillures des pieds à la tête : ils avaient acquis une vache en partie avec le produit des deux porcs gras ; et deux nourrins[46] étaient entrés dans la soute, qu’ils entonnaient du lait de la vache. À trois, les bêtes emplissaient le puisard, riches en excréments ; mais pour rassasier le sol, un gouffre, ils continuaient à glaner les fientes le long des chemins. Quant à eux, mal nourris, la colique de misère au ventre, ils déflaquaient mollement ; et ils étaient en outre rongés d’appréhensions sombres pour l’avenir.

     Au reverdissement des feuilles, tous deux se virent maigres comme des clous, leur cuir collé sur les os, avec le relief saillant des vertèbres. Le Forgeu, dans les pluies, avait pris une vilaine toux qui lui raclait la gorge ; la Lise était tenaillée par des crampes d’estomac ; et quelquefois le Caco, moins démoli qu’eux, avec ses trois pommes de terre dans le gésier, sournoisement les regardait, se gaussant à l’idée qu’ils pourraient crever avant lui. Tout l’hiver ils s’étaient alimentés de « crompires[47] », n’ayant mangé de la viande de porc que deux fois, à la Toussaint et à la Noël, avec des passées de chicorée pour unique boisson. Terrés dans leur maison, ils vivaient en dehors du reste du monde, sans voir personne, pas même leur famille, par crainte de la dépense. Et leur taciturnité était devenue si grande qu’il en oubliait ses vingt mots, tout de suite à court, la bouche bée, et que chez elle la voix tourna à une raucité d’aboiement. Cependant il n’avait pas lâché Jaumart, à cause du salaire sans lequel ils n’auraient pu vivre. Mais il avait fallu payer l’annuité au Gosau, des betteraves et du fourrage sec pour la vache, et le surplus les laissant en une débine noire, à deux ils avaient traîné le vieux sur la route pour mendier.

     L’été qui vint, le champ ne décoléra pas : sa hargne tenait bon ; un peu moins de cailloux seulement, et un peu plus de mauvaises herbes ; et pour comble une jachère leur souffla ses semences folles en tourbillons. Ils durent batailler à nouveau contre les moineaux, les chenilles, les limaces, les vers et les mouchettes, sans repos ; et ils sentaient sur eux l’ancienne malédiction toujours. Tout dans les clos germait, levait, fleurissait ; la fructification battait son plein ; et la même ombre de mort pesait sur leur labeur inutile. Une fureur sombre ne les quitta plus ; pendant un mois il évita la messe, jugeant la divinité vaine aux hommes, mais elle y alla pour lui, avec une ferveur plus active. Et comme un jour il ventait, dérisoirement les poiriers blessés leur jetèrent une volée de fruits dont s’accommoda leur gueuserie.

     Puis il pensa que peut-être il avait commis quelque faute pour laquelle Dieu lui gardait un courroux ; et, très pieux, il se confessa, communia, fréquenta exemplairement l’église, ce qui n’améliora rien. La vache, minée par une stabulation[48] prolongée, se gonfla d’une fausse graisse, lâchant ses aliments en foire ; et comme le vert manquait, la Lise fut contrainte de la promener des jours entiers, pâturant les orties des talus, sur la voirie. Cependant l’hiver fut un peu moins rude que le précédent, les pommes de terre ayant donné un rendement honnête. Mais la taure[49] se mit à beugler jour et nuit, en proie à une tympanite[50] ; on prévint le boucher qui, venu pour l’abattre, la trouva crevée ; et goulûment ils mangèrent cette viande morte, d’un sang pâle.

     Enfin, la troisième année, après un travail surhumain, le champ parut se réconcilier ; les plants germèrent dru ; ils vendaient à pleins boisseaux leurs pois ; et leurs choux rondirent comme des boules à quiller. Ce fut une détente dans leur sauvagerie de vieux loups ; il y eut des jours où ils se parlèrent ; la maison fut échaudée à neuf ; et ils avaient une joie de proie conquise à imprimer sur la terre leur talon vainqueur. Les mauvais temps étaient passés ; ils allaient jouir de leur bien comme les autres ; le Forgeu guigna même une allonge[51] à cette possession qui lui avait tant coûté. Et ils étaient pleins d’estime pour le sol. Toutefois une défiance leur était demeurée ; constamment ils le surveillaient, redoutant une reprise des hostilités, comme d’un ennemi terrassé, mais qui n’attend que le moment propice pour se redresser. Ils s’échinèrent l’arrière-saison et l’hiver suivant à fouir, bêcher, drainer, herser, en un métier de cheval qui les dessécha comme de l’amadou.

     Alors la bête maligne qu’ils soupçonnaient au fond du champ fut matée. En deux ans ils remboursèrent le Gosau, intérêt et capital : par-dessus la haie, des faces havies se tendaient qui regardaient avec curiosité la levée magnifique des verdures ; et ils finirent par regretter leur ancienne haine contre la terre, au temps où elle les décevait. Au soleil, le clos, gorgé d’engrais puissants, bouillait, si pestilent qu’on en sentait le fleur au loin. Ils avaient repris une génisse ; deux porcs avaient remplacé les autres ; et savamment ils répartissaient les bouses froides et les déjections chaudes, selon les endroits. Chaque automne, en outre, ils achetaient les vidanges des maisons, ne jugeant jamais suffisante la dépense de la graisse ; et eux-mêmes, avec des aises, la chemise levée dans le clair du jour, se lâchaient à même les cultures. Leurs sabots s’enfonçaient là dedans en une gélatine visqueuse qui, à la pluie, se diluait comme une sauce ; ils la pétrissaient à la bêche et à la main, toujours accroupis dans cette putréfaction ; et l’odeur montée de dessous eux chatouillait leurs narines comme un fumet délicieux. Maintenant le fonds les payait au centuple de leurs fatigues immenses ; une genèse recommençait sans répit, dans les ferments du sous-sol en décomposition ; et ils prodiguaient les semailles, fatiguant la bénévole ouvrière à une production forcenée.

     Cependant, sous les floraisons, le courtil gardait son air morne de charnier : aucune gaîté n’y chantait ; les oiseaux en étaient bannis ; et putride, tout gonflé d’haleines monstrueuses, il ressemblait à une lande morte, dans un grand silence.

     Les carnages s’y continuaient d’ailleurs : toute aile qui passait était persillée par le plomb ; des poules en grande quantité disparaissaient des environs, qui s’en vinrent périr là ; et le Forgeu, tranquille, était comme la figure du Massacre debout dans la nudité muette de la terre. Jusqu’à la joie des violiers, des lis jaunes, des églantiers sauvages qui enfleuraient les autres jardins était proscrite, pour ne pas faire ombre à la germination des comestibles, comme nuisible et vaine. Puis le sol n’avait pas trop de tout son suc pour son travail d’incessante parturition, sans avoir encore à nourrir le luxe oisif des parasites. Et c’était petit à petit chez l’homme comme de l’attendrissement pour cette soumission de la terre, jadis revêche et qui depuis ne se refusait jamais à la gestation.

     Une pitié lui venait devant son éternel labeur d’esclavage ; par moments, il avait le sentiment confus qu’elle allait se révolter ; et Caco mangeant toujours à midi ses trois pommes de terre, il l’eût voulu couché près de l’enfant, sous les sapins, pour dégrever d’autant la complaisante nourricière.

     Une nuit, il eut un rêve : il lui parut qu’il était devenu le champ lui-même et qu’un maître jaloux lui tirait des boyaux son dernier sang. Des choux, des carottes, des betteraves, des pommes de terre lui sortaient du ventre, à travers un effort prodigieux ; mais il n’était jamais à bout ; une volonté despotique l’obligeait à engendrer sans relâche ; et finalement ses viscères dégorgèrent, que le tourmenteur engloutissait. Des affres mortelles le mouillaient ; il sentit réellement l’agonie ; et dans ses épreintes[52] pour se vider de ses entrailles, brusquement il s’éveilla.

     L’horrible songe ne s’en alla pas tout à fait : il en garda comme la perception d’un cri de souffrance monté de la terre jusqu’à lui. Et pour la soulager, un matin il rasa ses deux pommiers, l’un après l’autre, les punissant en même temps d’attirer les oiseaux. Alors, cette fraîcheur des feuillages en moins, le champ apparut plus morne encore, devant la maison toute nue, sans ombre.

     Mais il fut tourmenté bientôt par un autre ennui : une nuit les briquetiers lui emportèrent cinquante cabus[53] magnifiques, d’une rafle ; et les nuits suivantes, pendant deux semaines, il veilla, rôdant jusqu’au petit jour, dans la fétidité de la terre. De temps en temps, il imitait l’aboiement d’un gros chien pour faire croire à la présence d’un gardien. Et comme la quinzième nuit, une forme tout à coup remua, noire, derrière les ramettes à pois, il tira, embusqué dans la haie. L’ombre chut d’une fois avec un gémissement ; et s’étant coulé jusque-là, il s’aperçut qu’il avait tué sa femme, sortie pour un besoin.

     La préméditation ne put être établie : aux assises, après deux mois de prison, il fut acquitté. Et tout de suite, il se remit à bêcher cette glèbe qu’ils avaient fécondée à deux, avec le remords sourd de la grande Lise, rude comme un cheval.

     Puis, sa peine s’adoucit : il pensa qu’elle en moins, la terre aurait besoin d’un moindre effort pour les nourrir, Caco et lui. Mais, comme la créature ne peut vivre sans un sentiment au cœur, l’espèce d’affection vague qu’il avait toujours eue pour sa compagnonne, se changea en une haine plus tenace pour l’ancien. Et celui-ci, tout seul maintenant des jours entiers dans la maison vide, quelquefois passait ses mains l’une sur l’autre à l’idée que ses prévisions s’étaient réalisées : un des deux l’avait précédé sous les ifs, et il sembla s’éterniser afin de pouvoir enterrer l’autre.

     Cependant, un matin, le Forgeu n’entendant plus son râle, poussa la porte du réduit où il couchait et le vit tout raide sur son grabat, la mâchoire tombée, sans souffle. Alors, sentant le champ définitivement délivré, il eut un grand bonheur, n’en ayant connu qu’un plus grand, le jour où il en avait pris possession.

     La femme partie, le père foui, les oiseaux sans trêve chassés, un tel silence plana autour de la maison qu’il se retournait par moment, croyant ouïr la Mort marcher sur ses talons. Et peut-être eût-il crevé très vieux entre deux sillons, sans une contestation qu’il eut à deux ans de là avec un voisin, le propriétaire des terrains à briques.

     Celui-ci ayant obtenu gain de cause pour une emprise, soixante-deux pieds carrés, illégitimement appropriés, son ressentiment éclata une après-midi que l’homme s’était montré.

     Il lui lâcha un coup de fusil, fut condamné aux travaux forcés et décéda en prison, du regret de son champ retombé en friche, là-bas.

Camille Lemonnier

[1] Vêprée, fin de l’après-midi, soirée.

[2] Soulagement, consolation.

[3] Tas de pierres provenant de l’épierrement du sol.

[4] Bête de somme.

[5] En parlant des bêtes : saillir, couvrir la femelle.

[6] Accouchement.

[7] Fermier recevant le « cens ».

[8] Fête patronale en Belgique.

[9] Gamin.

[10] Elle faisait le lavage du linge.

[11] Ouverture pratiquée à la partie inférieure d’un four pour laisser passer l’air.

[12] Petite enclume à deux cornes.

[13] Stérile.

[14] Petit jardin attenant à une maison de paysan, clos de haies.

[15] Éreintés.

[16] Bien.

[17] Toiles.

[18] Huche, bahut.

[19] Convoitant.

[20] Creusées.

[21] Engourdis, perclus par le froid.

[22] Giboulée.

[23] Produit de la digestion.

[24] Liquide glaireux.

[25] Toussant pour expectorer des graillons, mucosités épaisses.

[26] Fumier, engrais.

[27] Grosse bouchée.

[28] Engrais provenant du traitement des vidanges.

[29] Baquets servant au transport des matières fécales.

[30] Monnaie de cuivre.

[31] Relatif aux excréments. Ici, le mot est utilisé comme substantif.

[32] Rangée de foin déposée sur le sol.

[33] Terres ensemencées.

[34] Terre composée de sable, de limons et de cailloux.

[35] Qui fabrique des briques.

[36] Voleurs.

[37] Chou pommé à feuilles lisses.

[38] Vulpin, cataire, gratiole : plantes herbacées considérées comme mauvaises herbes.

[39] Pièges.

[40] Héros de chansons populaires.

[41] Limaces grises.

[42] Odeurs.

[43] Plante potagère.

[44] Pierres qui peuvent se poser à la main, dans toutes sortes de construction.

[45] Agi comme un lâche.

[46] Jeunes porcs.

[47] Pommes de terre.

[48] Séjour des bestiaux en étable.

[49] Génisse.

[50] Gonflement de l’intestin.

[51] Extension de son terrain.

[52] Envie douloureuse d’aller à la selle.

[53] Cf. note 37.

N°26 – Un coupable

Édouard Rod (1857-1910)

     Il y a près d’un an, nous vous présentions une nouvelle de l’écrivain suisse Édouard Rod, Le Retour, histoire ingénieuse et drôle par son ton, l’acidité de ses portraits et de ses dialogues, quelque dramatique que fût sa trame. C’est dans le même recueil de 1891, Nouvelles romandes, que figure Un coupable. Proche de Maupassant jusque dans son titre – court, suggestif, et qui s’éclaire d’une lumière singulière à la lecture de la conclusion – Rod n’est pas davantage que lui enserré dans les canons du naturalisme : si cette histoire, par son décor et la façon dont se noue l’intrigue, est pleinement ancrée dans ce mouvement littéraire, elle évolue vers l’enquête psychologique, menée par un narrateur témoin, indispensable révélateur des tourments du personnage principal : le vieil Arnaud, consumé par le souvenir d’une tragédie survenue vingt ans plus tôt.

     L’écriture, dépouillée mais non sans compassion, est surtout virtuose par la construction du récit. Tous les événements, toutes les conversations convergent vers un climax : le retour du vieillard sur les lieux qui n’ont cessé de le tourmenter ; mais ce point culminant, loin de fournir la clef de l’énigme, est le foyer à partir duquel disparaît toute certitude. Seul trône, au terme du récit, le doute implacable.

     À propos de la Suisse, nous sommes très heureux de vous annoncer que le professeur Michel Viegnes – qui, quoique français, vit et enseigne depuis longtemps à Fribourg – rejoindra notre revue à partir de février 2019. C’est lui qui nous fera connaître, au cours de l’année, des nouvelles suisses d’hier et d’aujourd’hui.

Évariste Couy-Neveu

UN COUPABLE

     Il y a une dizaine d’années, un procès dont j’étais chargé m’obligea à me rendre plusieurs fois de Lausanne au Sentier, dans la vallée du Lac de Joux.

     D’abord, ce long trajet de montagne à faire par tous les temps dans une médiocre diligence me parut extrêmement fastidieux. Puis, peu à peu, je me familiarisai avec ce paysage jurassien que je traversais en rêvant, auquel je laissais donc quelque chose de moi-même, et je l’aimai. J’aimai la mélancolie austère de ses horizons sombres, ses plaintives forêts de sapins, ses pâturages d’un vert aigu hérissés de dures gentianes jaunes, ses chalets isolés et silencieux, son lac surtout – ce lac mystérieux qui reçoit plusieurs rivières, n’en rend aucune, et vide le trop-plein de ses eaux foncées et lourdes dans des entonnoirs souterrains. Je m’affectionnai aussi aux habitants de ce coin de pays qui nomment leur vallée « la Vallée », comme s’il n’en existait aucune autre au monde : de braves gens, à la fois montagnards, paysans et industriels – le plus souvent horlogers – descendants d’un petit nombre de familles de réfugiés français, aux mœurs antiques, intelligents, laborieux, économes, instruits, honnêtes jusqu’au scrupule et pieux jusqu’à la dévotion.

     La diligence me prenait à la station de Romainmôtier, vers les quatre heures de l’après-midi, et me conduisait pour la nuit au Sentier, en me laissant le temps de « souper » à l’auberge principale du grand village du Pont. Là, on me servait, après une assiette de soupe, une de ces délicates truites de rivière qui sont la spécialité de l’endroit et un morceau d’excellent « vacherin », le savoureux fromage du pays. L’hôte me saluait, acceptait un verre de « petit blanc », et, au départ, me serrait la main avec un cordial « au revoir ».

     À chacune de mes haltes, j’apercevais dans un angle de la salle, attablé devant un verre d’absinthe, un vieux bonhomme barbu, trapu, à face rougeaude, plus négligemment vêtu qu’il n’est d’usage dans le pays, fumant sa pipe en contemplant son verre et toujours absorbé dans une rêverie d’ivrogne ou, peut-être, dans de lointaines ressouvenances. L’hôte, que je finis par interroger sur cet immobile consommateur, me répondit :

     – C’est M. Arnaud, qui était syndic du Pont en 1855, l’année « du crime ».

   *  *  *

     Le cor de la diligence me rappela avant que je pusse demander des détails sur ce crime, qu’on appelait le crime, comme on dit la Vallée.

     Or, à mon passage suivant, par une froide mais claire soirée d’octobre, un accident arriva à la diligence, et l’on m’avertit qu’il faudrait plusieurs heures pour la remettre en état. J’étais seul voyageur, et l’aubergiste, mon interlocuteur habituel, ayant été réquisitionné pour venir en aide au conducteur, je me trouvai seul dans la salle – seul avec le vieux buveur qui fumait devant son verre à moitié vide. Curieux de le voir de plus près, j’allai m’asseoir à la table proche de la sienne ; je me fis servir un vermouth en attendant mon repas et, ouvrant un journal qui se trouva sous ma main, je me mis à l’examiner.

     Il eut bientôt le sentiment que je m’occupais de lui. Lentement, comme si elle lui pesait très lourd, sa grosse tête se souleva ; ses yeux, qu’il tenait toujours à demi-fermés, s’ouvrirent davantage pour se fixer sur moi ; ses lèvres remuèrent comme s’il voulait parler ; il toussa ; puis, d’une main qu’un tremblement continuel agitait, il prit son verre, se leva avec effort, et vint s’attabler en face de moi. Je posai mon journal et le saluai de quelques mots qu’il ne parut pas entendre. Il avait repris sa pose accoutumée, les yeux demi-clos, la tête baissée, et je crus qu’il allait rester enfermé dans son éternel silence. Son voisinage immédiat me devint gênant, je sentis une sorte de malaise, et, pour me donner une contenance devant cet homme qui ne me voyait peut-être pas, je reprenais mon journal, quand tout à coup il avança vers moi sa lourde main osseuse, la posa sur mon bras – je sentis courir en moi un tremblement nerveux – et me dit :

     – Vous ne savez pas l’histoire du crime, vous ?…

     Stupéfait, je fis un signe d’ignorance. Il reprit aussitôt, sourdement :

     – Eh bien ! je vais vous la raconter…

     Et, sans lâcher mon bras, sur lequel sa main se crispait par moments à me faire mal, il se mit à parler, avec l’accent lent du pays, en courtes phrases haletantes, les traits immobiles et comme figés dans une expression qui ne changeait jamais.

*  *  *

     – Voici… C’était en 1855, il y a vingt ans… J’étais syndic du Pont… Un matin, le père Meylan, le garde-champêtre, vient m’appeler, tout bouleversé… Il me dit comme ça : « Vous ne savez pas, monsieur Arnaud ?… Le père Mathurin est assassiné ;… il y a son corps sur la route, du côté du Lieu ;… venez voir… »

     Il s’arrêta un moment :

     – C’est que vous ne savez pas qui était le père Mathurin, vous ?… C’était un colporteur français, voilà !… Il demeurait aux Rousses… Il « faisait » la Vallée en vendant des plumes, du papier, des porte-monnaie… On le connaissait depuis des années et des années…

     »  Pas une âme ne lui aurait fait du mal… C’était un brave homme, allez !… Protestant comme nous !… Il racontait des histoires aux enfants, et il expliquait la Bible… La veille, je lui avais encore acheté des joujoux pour ma petite…

     » Voilà que je sors avec le père Meylan… Des tas de gens se tenaient sur la route, tout le village, quoi !… Et le père Mathurin était déjà tout raide, et blanc, voyez-vous, blanc comme de la neige… Je vivrais cent ans que je ne l’oublierais pas !… Tenez, à présent, je le vois comme si c’était vous, avec sa vieille figure ridée et ses cheveux gris… Et il avait l’air si calme !… pour sûr, il était au ciel, celui-là !… Le père Meylan me dit qu’il fallait voir si son cœur battait encore… Mais plus rien !… Il était bien mort !… Il avait six coups de couteau : ici, là, là, là, là et là… »

     Il marqua les places sur sa poitrine ; son front était trempé de sueur ; par moments, les mots semblaient s’arrêter dans sa gorge, et on eût dit qu’il les arrachait de force. Il se tut quelques minutes, contemplant sans doute le cadavre du vieillard photographié dans son souvenir, puis il reprit encore :

     – Piguet, le régent, me demanda : « Qui est-ce qui a pu faire le coup ? » Mais je ne savais pas, moi, n’est-ce pas ?… qui aurait pu savoir ?… Jamais il n’y avait eu d’assassinat dans le pays !… On n’avait rien pris au père Mathurin… « Ça doit être une vengeance ! » que dit le père Meylan… Une vengeance de qui et de quoi ?… Tout le village l’aimait, le pauvre vieux qu’on voyait revenir deux fois l’an, comme un oiseau qui porte bonheur !… On s’est mis à chercher, il est venu des gendarmes, des juges, toutes sortes de gens… Inutile !… Et on chercherait encore qu’on ne trouverait pas !… On ne trouvera jamais, jamais, c’est moi qui le dis !… Non, on ne trouvera jamais l’assassin du pauvre père Mathurin !… »

     Sa voix baissait et finit par se perdre dans une espèce de sanglot. Un moment encore, il laissa sa grosse main sur mon bras, puis ses doigts se détendirent, il poussa deux ou trois soupirs pareils à des gémissements ; enfin, il porta son verre à ses lèvres, but quelques gorgées, se leva et s’en retourna dans son angle, où il reprit sa pose hiératique. En le regardant, je pus me demander si j’avais rêvé, si cet être immobile venait bien réellement de se trouver en face de moi, sa main sur mon bras, et parlant…

*  *  *

     La servante vint m’avertir que mon repas était servi sur une autre table. Je n’avais plus grand’faim : pourtant, j’essayai de manger ma soupe. Comme l’aubergiste rentrait, je l’appelai :

     – Voyons, lui dis-je, expliquez-moi en détails ce que c’est que cet étrange personnage qui vient de me raconter l’histoire du père Mathurin ?…

     Le brave homme sourit placidement et me répondit :

     – Ah ! il vous l’a racontée !… Je pensais bien qu’il vous la raconterait une fois : il la raconte à tout le monde… ça lui tourne dans la tête, et il ne peut penser à autre chose… C’est drôle, tout de même !… Mais il n’est pas heureux, le pauvre vieux !…

     – Mais pourquoi donc se souvient-il avec une pareille netteté d’un crime que tous les autres gens du village ont oublié depuis longtemps ?

     – Ah ! voilà !… C’est que, comme je vous l’ai dit, il était syndic quand le crime a été commis… C’est lui qui a relevé le cadavre, lui qui a fait les constatations et les enquêtes, lui qui s’est démené avec la police pour chercher l’assassin… Et tout ça lui a frappé l’imagination… D’abord, on ne s’est aperçu de rien, il était comme toujours, un peu plus agité seulement… On disait : « Ce pauvre syndic, a-t-il eu du mal, avec cette affaire !… » Puis, quand l’instruction a été terminée, il a donné sa démission de syndic, en disant qu’il n’était pas digne de ces fonctions, puisqu’il laissait assassiner les gens !… Comme si c’était sa faute, n’est-ce pas ?… Pour lui montrer qu’on avait confiance en lui, on a voulu le nommer au Grand Conseil. Il a refusé… C’était le plus gros propriétaire du pays, et tout le monde le considérait… Mais voilà qu’il a perdu sa femme et son fils, qui est mort d’un coup de froid attrapé à la frontière, pendant la guerre… Alors, il s’est mis à boire, en rabâchant toujours l’histoire du père Mathurin… Les gens se sont éloignés de lui, et il a fini par ne plus causer qu’avec les étrangers auxquels il va raconter le crime… Pour sûr, il est devenu un peu fou… et l’absinthe y aide… Il ne s’occupe plus de rien, ses affaires sont en désarroi, ses biens hypothéqués, et s’il vit encore quelques années, il tombera à la charge de la commune.

*  *  *

     Depuis que je fréquentais les habitants de la Vallée, je savais à quel point la conscience de ces braves gens est développée et susceptible, et combien, en ces âmes recueillies, le scrupule peut devenir torturant. Cependant, le cas de l’ancien syndic me parut extraordinaire. J’y vis tout de suite un de ces bizarres détraquements cérébraux, qui résultent de l’exagération d’une faculté ou des ravages d’une idée auxquels les psychologues commencent à s’intéresser ; et j’eus la curiosité de l’examiner de plus près. Sitôt mon repas achevé, je me rapprochai du vieux buveur qui venait de se faire servir une nouvelle absinthe :

     – Est-ce loin du village, lui demandai-je, que l’assassinat a été commis ?…

     Il souleva ses paupières, me regarda un instant, se leva et me dit :

     – Venez voir !…

     Nous sortîmes ensemble.

     Le village était silencieux. Les maisons, les toits avec leurs cheminées, les arbres, la vieille église massive se dessinaient nettement dans la clarté blanche de la lune. Dans l’air froid et vif, on entendait craquer des branches, tandis que les rameaux éternellement verts des sapins répétaient leur plainte monotone. Les flots du lac, qu’une grande ligne claire coupait dans sa largeur, amenés par le vent en lames régulières sur les cailloux du rivage, se plaignaient comme les sapins, de cette voix douce des choses passives. Et, sur la route, l’ombre d’Arnaud s’allongeait à côté de la mienne…

     Il marchait d’un pas lourd, le dos voûté, la tête basse, les bras ballants, zigzaguant un peu. Il gardait dans sa bouche sa pipe éteinte. Il ne disait rien. Mais à mesure qu’on avançait dans la solitude, sur la route qui chemine à quelque distance du lac, sa démarche devenait plus pénible. Quoique sa physionomie demeurât immobile et qu’il marchât lentement, sa respiration me parut haletante, essoufflée, et le moment arriva où il n’avança plus qu’avec des efforts extrêmes. À un contour du chemin, où trois arbres forment une sorte de triangle, il s’arrêta, respira, et me dit avec un geste saccadé, presque automatique, du bras droit :

     – C’est ici !…

     Le lieu n’avait rien de sinistre.

     Je voulus adresser des questions au vieillard ; mais, contre mon attente – une fois sa première émotion surmontée – il s’exprima plus abondamment qu’à l’auberge, comme si, obligé à faire un plus grand effort, il arrivait, par le fait de l’énergie dépensée, à remettre quelque lucidité dans ses idées.

     – Le cadavre était là, fit-il, au pied de ce sapin… étendu dans ce sens… les deux bras presque en croix, la jambe gauche un peu courbée… Il n’y avait pas beaucoup de sang… La terre était humide, et l’on a pu suivre les traces de l’assassin… Il portait de gros souliers à clous… Après le meurtre, il est allé vers le lac, par ce petit sentier qui traverse le champ… Peut-être qu’il s’est lavé les mains… Il est revenu, et il a fait une centaine de pas du côté du Lieu, pour donner le change… et il est rentré au Pont… Au commencement du village, les traces se perdaient… (il eut une brève hésitation) à dix pas de ma maison… On n’a pas retrouvé le couteau… Il ne manquait rien dans les « affaires » du père Mathurin, qui avait une cinquantaine de francs dans sa poche… Comprenez-vous un mystère pareil ?… À présent, on ne découvrira rien, c’est sûr… C’est trop vieux… tout le monde a oublié… Il n’y a que moi… qui n’oublie pas !…

*  *  *

     Quand il prononça cette dernière phrase, sa voix se déchira et, comme il demeurait immobile, anéanti, le regard attaché à la place fatale, le problème qui m’avait déjà inquiété se posait plus nettement à mon esprit : comment un homme de sens – un homme que ses concitoyens, non des paysans ignares, mais des gens intelligents et instruits, chargeaient de leurs intérêts parce qu’ils le regardaient comme le plus capable et le plus honnête d’entre eux – comment un tel homme avait-il pu être frappé par le fait d’un meurtre commis sur un étranger au point d’en devenir monomane ? Quelque affinée que soit une conscience par le perpétuel examen des problèmes moraux, elle ne peut arriver naturellement à de pareilles aberrations ; d’un autre côté, la paisible existence de ces populations montagnardes est trop simple et trop saine pour provoquer des troubles intellectuels qu’expliquent seuls les fatigues, les ambitions, les dérèglements et les excès de la vie des capitales.

     Je me tins rapidement ces raisonnements pendant qu’Arnaud demeurait à la même place, comme hypnotisé par ses souvenirs. Je le regardai de nouveau : sa face était toujours immobile, mais la sueur dégouttait sur ses joues, et il y avait quelque chose de terriblement tragique dans ce masque muet que l’angoisse mouillait. Alors, un soupçon, qui s’était peut-être ébauché déjà dans mon esprit, se formula soudain, horrible, affolant ; et ce fut instinctivement, sans réfléchir, que je m’écriai :

     – Mais malheureux, c’est vous… c’est vous qui l’avez tué !…

     Arnaud se tourna tout d’une pièce, les yeux démesurément ouverts, la taille presque redressée. Un peu d’écume vint à ses lèvres. Il ferma ses gros poings et marcha sur moi ; et, comme je reculais, il s’affaissa sur le sol, en râlant :

     – Ah ! ne me dénoncez pas ! dites, ne me dénoncez pas !…

     Et il se traînait à terre en tordant ses mains jointes. Enfin, ses traits avaient remué, et sa face convulsée, à la bouche tordue, aux narines dilatées, aux yeux énormes, exprimait une indicible terreur. Quelque chose de son épouvante passait en moi, en même temps qu’il me venait pour lui une immense pitié. Quel crime méritait cette torture de vingt années ? Quelle peine pouvait être comparée à cette impunité ?… Et il répétait sa prière, de sa voix morte, avec ses gestes éperdus :

     – Ne me dénoncez pas ! ne me dénoncez pas !…

     – Soyez tranquille, lui dis-je, je ne suis pas juge informateur, je garderai votre secret… Mais pourquoi avez-vous ?…

     Il devina ma pensée et m’interrompit en criant :

     – Non, non, non, je ne peux plus rien dire, je ne peux plus… On ne le saura jamais, jamais !…

     Et, se relevant, agile tout à coup comme un jeune homme, il s’enfuit en courant du côté du village…

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     Mon affaire s’étant trouvée suspendue, l’hiver se passa sans que j’eusse l’occasion de revenir à la Vallée ; mais, au printemps suivant, je dus recommencer mes courses au Sentier. La première fois que je m’arrêtai au Pont, je remarquai que l’angle où le vieil Arnaud buvait son absinthe était vide.

     – Eh bien ! demandai-je à l’aubergiste, qu’est-il donc devenu, votre ancien syndic ?…

     – Ah ! le pauvre homme, me fut-il répondu, c’est une triste histoire !… je vous le disais bien, qu’il était un peu fou… Eh bien ! il l’est devenu tout à fait : il a fini par se persuader que c’était lui l’assassin du père Mathurin ; il est allé se dénoncer, et on a dû l’enfermer dans un hospice.

     – Mais, fis-je après une hésitation, s’il n’était pas fou ?… s’il était réellement le coupable ?…

     L’hôte me regarda stupéfait :

     – Lui ! s’écria-t-il… Comment voulez-vous qu’il ait commis un crime pareil ?… Jamais il n’a fait de mal à personne, et c’était le plus honnête homme du pays !…

     Cette robuste confiance ébranla ma conviction. Je gardai pour moi les aveux du vieil Arnaud et je ne sus jamais si j’avais eu affaire à un assassin dévoré de remords ou à la victime d’une idée fixe.

Édouard Rod