La vie de Marianne Pierson-Piérard (1907-1981) a été paisible : fille d’un père qu’elle admirait, Louis Piérard, écrivain et journaliste assez connu en Belgique, comblée par son mariage et sa vie de famille… Comme elle le confie elle-même à son éditeur, sur la manchette de son recueil Les Cloches d’Ostende (éd. Louis Musin, 1970): « Quinze à vingt lignes sur moi-même, mon cher éditeur ! Mais où voulez-vous que j’aille les chercher ? Les gens heureux n’ont pas d’histoire… » Pas d’histoires sur eux-mêmes, peut-être, mais beaucoup d’histoires à raconter, dans le cas de cette femme de lettres belge insuffisamment connue hors de son pays, elle que son compatriote, le regretté René Godenne, décédé cette année, appelait « la Katherine Mansfield belge ». Compliment rare, pour ceux qui ont connu le pionnier des études sur la poétique de la nouvelle, mais rapprochement très approprié : Marianne Pierson-Piérard, admiratrice de la nouvelliste néo-zélandaise, a écrit sa biographie, La Vie passionnée de Katherine Mansfield (1979), qui lui a valu l’un des nombreux prix littéraires qu’elle a reçus, le Prix Charles Plisnier. Elle a d’ailleurs reçu également le Prix Katherine Mansfield – il existe, ce qui est réjouissant pour les amateurs de nouvelles que nous sommes – en 1981, année de sa mort, pour son recueil La Nuit de Verdun, et indirectement pour l’ensemble de son œuvre. Si elle a publié des romans, dont son premier, Millie, en 1938, ainsi qu’une pièce de théâtre, La Frangimani (1960), elle a consacré la plus grande partie de son talent à la nouvelle. Celle qui suit, « Le Revizor », est d’ailleurs lié au monde du théâtre, au sens propre puisqu’elle se déroule pour l’essentiel dans une salle de spectacles, et au sens figuré, puisqu’il s’agit du théâtre social et sentimental des apparences et des illusions, comme c’est souvent le cas chez Mansfield, et comme c’est précisément le cas dans la pièce éponyme de Nicolaï Gogol qui est jouée sur la scène, et qui donne son titre à la nouvelle. Dans cette pièce de 1836, l’auteur des Récits de Saint-Petersbourg – grand nouvelliste lui aussi – montrait justement un long quiproquo autour d’un jeune homme, comme dans la présente histoire qui se donne une tonalité autobiographique. Bel exemple de jeux de miroirs entre deux « comédies des erreurs », le tout assaisonné d’un humour doux-amer et, à la fin, petite réflexion mélancolique sur la vie, dans une perspective clairement féminine… De quoi s’initier à l’écriture tout en pudeur et en subtilité de Marianne Pierson-Piérard.
Michel Viegnes
LE REVIZOR
Je pouvais avoir environ quinze ans quand j’eus cette incroyable lubie : m’abonner à une semaine de théâtre russe, joué en russe. Je ne connaissais pas un mot de cette langue et, à part ma passion toute neuve pour Tolstoï que je découvrais par la lecture d’Anna Karénine, rien ne me désignait pour une telle performance.
On me donnait chez moi un peu d’argent de poche que, plutôt que de dépenser en friandises, comme les autres, j’économisais à Dieu sait quelles fins ? J’allais étonner mes parents, mes professeurs, mes compagnes de classe en employant mes économies à m’offrir le théâtre, et quel théâtre ! C’est le snobisme de l’adolescence, le besoin inhérent à cet âge sans âge, de se faire valoir d’une façon ou d’une autre. Je me croyais très intéressante à partir du moment où je m’imposais tous les soirs ces Gogol, Tchekhov, Tourgueniev et Pouchkine dont je n’avais encore jamais entendu parler. Je me trouvais là en compagnie de Russes authentiques, émigrés de l’ancien régime, ou de vrais amateurs de théâtre que l’incompréhension du texte ne rebutait pas, ou de snobs enfin, comme moi, devenus en vieillissant inguérissables.
Toutes les places étant louées, on m’avait, pour mon modeste abonnement, reléguée dans le coin extrême d’une avant-scène, ce qui fait que je jouissais plus de la salle que du plateau. Mais que m’importaient les acteurs ! La langue russe coulait sur moi avec ses sonorités inconnues. J’y surprenais les quelques mots que je venais d’apprendre : karacho ! spassiba !… et je me donnais ainsi l’illusion de tout comprendre, soucieuse, en fait, que la salle entière, qui pouvait me voir installée dans cette avant-scène, me prît pour une initiée.
J’aperçus, dès le premier soir, au troisième rang des fauteuils d’orchestre, à deux pas de moi pour ainsi dire, un jeune homme extrêmement sympathique. Une sorte d’aura semblait émaner de toute sa personne. Il m’apparaissait clair dans une foule obscure. Clair, il l’était par son costume d’un gris léger, par ses cheveux blonds, par ses yeux limpides, mais plus encore par cette transparence d’âme qui se faisait jour sur ses traits. Il avait une figure si ouverte que je ne pouvais en détacher mes regards. Et le spectacle fut bientôt cantonné pour moi à ce fauteuil d’angle où brillait hors des feux de la rampe, par le seul éclat de son beau visage, ce jeune inconnu.
Troublé par mon insistance, il finit par me regarder, lui aussi.
Avant le lever du rideau, au moment des applaudissements, ses yeux croisaient les miens et j’en restais le souffle coupé.
Pendant la pièce, il ne se laissait pas distraire, alors que perdue dans l’admiration de son fin profil, je rêvais au personnage qu’il pouvait être. Russe, sans aucun doute, puisqu’il était si attentif au jeu des acteurs, puisqu’il riait aux bons endroits du dialogue. Il ne me restait donc qu’à lui trouver un nom. Sacha, Sachenka… Dès le deuxième soir, je l’appelais ainsi dans mon cœur, selon le nom qui revenait sur scène.
Aux entractes, je le fuyais. Pour rien au monde je n’aurais osé me trouver devant lui, debout au foyer, ou dans les couloirs. Mais, revenue à ma place, j’attendais impatiemment son retour, son regard qui me cherchait et le sourire furtif que bientôt il m’adressa.
Je me mis à l’aimer, si c’est aimer que de sentir son cœur battre à l’approche d’un être ? Dès que je le voyais glisser vers son fauteuil, mon cœur battait ; dès que son clair visage se tournait vers moi, il battait plus fort, et quand se dessinait ce fin sourire qui m’était destiné, je défaillais. Je savais pourtant déjà que jamais je ne l’approcherais, qu’il occuperait toujours, dans mon cœur, ce fauteuil à deux pas de moi, qu’il y aurait toujours entre nous cette foule et cette solitude, ce bruit et ce silence.
Le dernier soir (on jouait, je m’en souviens, le Revizor de Gogol), une compagne de classe m’accompagna. Des parents lui avaient cédé une place. J’étais fière de son adhésion à ma nouvelle religion : le théâtre russe ; ravie aussi de connaître enfin quelqu’un dans cette salle étrangère et de pouvoir, de ma place, lui faire des signes de connivence. Elle devenait, de ce fait, « ma grande amie ».
Le beau jeune homme clair s’en trouva tout intrigué, plus souriant, plus attentif à ma présence.
À l’entracte, au foyer, il put me voir babiller allègrement avec elle. Jolie, bien faite, élégamment vêtue, c’était une amie qui me faisait honneur.
N’étais-je pas triste en pensant que c’était là notre dernier soir ? Je ne sais plus. Peut-être vivais-je encore pleine de cet espoir qui s’enracine toujours au cœur des amoureuses et aveugle leur esprit.
Accompagnée d’une amie, d’une vraie jeune fille, je ne redoutais plus de me trouver devant lui et me pavanais à sa rencontre. Mon cœur toutefois trébuchait à sa vue. Nous nous sourîmes plus que jamais, sans qu’un geste, sans qu’un pas nous mît vraiment l’un en face de l’autre.
C’était décidément le jour des places cédées. Au second entracte, toujours accompagnée de ma « grande amie », je butais contre un vague copain, un gros garçon plein de faconde, pour lequel je n’avais qu’une sympathie mitigée. Il m’accrocha, nous accrocha, se fit présenter mon amie, voulut briller pour elle et ne nous lâcha pas de tout l’entracte. Il s’amusait de ce que j’avais pu venir tous les soirs à un spectacle auquel je n’entendais mot. Lui s’y ennuyait à périr et se réjouissait, disait-il, de nous avoir rencontrées. Pour éblouir ma compagne, il se lança dans une imitation grotesque du russe, ponctuant son galimatias de « Nitchevo » sonores qui faisaient se retourner les gens. J’étais horriblement gênée et redoutais, par-dessus tout, de voir apparaître mes amours. C’est avec soulagement que j’entendis la sonnerie qui nous séparait.
Au moment où je regagnais pour la dernière fois mon avant-scène, quel ne fut pas mon étonnement de voir le copain que je vouais quelques instants plus tôt aux cent mille diables penché sur le premier fauteuil du troisième rang des orchestres et parlant, oui… parlant à mon bel inconnu. Lui-même, le visage renversé, plus adorable que jamais souriait dans le vide sans plus songer à regarder de mon côté.
Je pensais qu’une chance incroyable me servait, que j’allais bientôt connaître son nom, le connaître ; qu’il n’était plus dans l’ombre de ma vie mais dans sa pleine lumière. J’en étais bouleversée.
Peut-être ai-je mis, malgré moi, trop de précipitation à fuir après le spectacle (j’étais comme chaque soir tenue par l’heure de mon autobus) ; peut-être avais-je, sans le savoir, peur de ce premier amour. Il y a dans toute vie des fuites inconsidérées. C’est comme si le destin vous poussait aux épaules.
Je ne vis personne à la sortie, ni ma belle amie, ni le gros copain, ni mon adorable jeune homme. Je m’en allais, obéissant aux Dieux obscurs, à moins que ce ne fût aux injonctions de mes parents.
Je reçus par la suite cette lettre que j’ai toujours gardée et que je retrouve aujourd’hui, après tant d’années…
« Où avez-vous disparu et pourquoi ne vous a-t-on pas vue à la sortie ? Nous vous avons cherchée en vain. Cette soirée mortelle m’a valu deux plaisirs, celui de faire la connaissance de votre amie et celui de retrouver un charmant garçon que j’ai connu en Angleterre, où nous apprenions tous les deux l’anglais. Lui aussi a été ébloui par votre amie. Que peut-on faire pour la revoir ? Je parle pour moi, car le beau Serge qui était venu voir ses parents exilés en Belgique est reparti pour Paris où il est professeur à l’école russe. »
Serge, j’avais au moins un prénom en pâture. J’aimais autant Sacha…
J’écrivis sur une carte postale : « Nitchevo » et l’envoyai à l’adresse du copain sans même signer. Je croyais faire preuve d’esprit. Je ne sais même plus si j’avais du dépit.
Mon amie, une compagne dont je m’étais aussitôt détachée parce que j’avais d’autres amitiés à cultiver dans ma classe, est aujourd’hui – je la rencontre parfois – une matrone disgracieuse qu’on ne peut pas avoir aimée… Et moi ? Inutile de me regarder dans une glace. Quelle que soit mon apparence physique, avec ma vie vécue et mes illusions perdues, je suis toujours cet ingrat tendron qui se croit irrésistible dans le coin d’une avant-scène et qui voit fleurir l’amour dans l’obscurité d’une salle de spectacle.
Le temps a beau passer, nous ressemblons toujours à toutes celles que nous avons été et nous mourrons sans nous être départies d’une seule de nos ombres.
Brillant écrivain québécois, également professeur de littérature et d’arts, David Dorais est d’ores et déjà une figure importante de la littérature québécoise et particulièrement de la nouvelle. Il est membre de XYZ. La revue de la nouvelle. Auteur d’un remarquable premier recueil de nouvelles, Les cinq saisons du moine (2004), il a aussi publié l’essai Le corps érotique dans la poésie française du XVIe siècle (PUM, 2008). Entre l’austère et l’exubérant, l’érotisme et le monacal, son esprit balance, laissant toute la place à son imaginaire en ébullition. Son deuxième recueil, Le cabinet de curiosités (2010), sorte de coffre aux trésors rempli de surprises de toutes sortes, est chapeauté par une longue épigraphe du Musée noir d’André Pieyre de Mandiargues, qui sert un peu de programme au recueil : « Il s’agit d’un parc d’attractions compliquées qui vient tout à coup planter ses machines, ses fabriques et ses oripeaux dans les déchirures qui ont envahi la représentation du monde naturel. […] Des contes feront, mieux que la tentative d’une plus sérieuse étude, entrevoir le caractère luxueux, intime, absurde et nostalgique de ce pays d’ombres et de reflets. »
Dans son troisième recueil, L’esclave du château, qui contient des fragments autobiographiques, il nous donne une idée de son art d’écrire, qui vaut pour toutes ses nouvelles :
« Écrire ce recueil est pour moi une façon de me mettre à l’abri du monde, de me réfugier sous les couvertures de l’irréel et de la féerie, là même où les choses laides ont leur beauté, et les choses absurdes, un sens. Je façonne un univers qui me reflète et me dépasse. […] Ne valant rien, je mise sur quelque chose d’extérieur qui pourra me survivre. »
Porté plus que tout sur le fantastique et le réalisme magique, David Dorais offre dans ce sens des nouvelles où s’entremêlent des personnages jeunes et vieux dont les destinées sont souvent tragiques. « Le petit noël aux marionnettes », extrait du Cabinet de curiosités, en est un bel exemple.
Après sa lecture, nous vous recommandons celle du très intéressant entretien qu’il a accordé à notre belle revue (plus bas sur cette même page).
Michel Lord
LE PETIT NOËL AUX MARIONNETTES
Monsieur Vuillerme a choisi le jour de la Saint- Nicolas pour emmener son petit garçon à la boutique de monsieur Fantuzzi : il veut lui offrir en cadeau l’une des créations du maître artisan. Tout le long du chemin, l’enfant suçote les bonbons qui lui ont été offerts juste avant la promenade. C’est l’un des premiers vrais jours d’hiver à Bruxelles, avec un froid net et vif, un ciel bleu immaculé.
* * *
L’histoire se passe dans le dernier tiers du xixe siècle. Le 16 septembre, quelques semaines avant la Saint-Nicolas, un automne précoce, arrivé depuis trois jours, couvre de givre les rebords pierreux des fenêtres, le matin, puis fait tomber la noirceur plus rapidement que de coutume. L’air est déjà sec, frais, cassant. En cette fin de journée, le ciel s’est assombri, et une averse s’est mise à tomber, l’une de ces pluies battantes propres à la Belgique, où la maussaderie du climat a fait naître en retour, chez les habitants, l’amour du rire et de la gueuze. Les passants courent se trouver un abri ou regagnent leur demeure au plus vite. On entend par-ci, par-là des exclamations graves, des cris de femmes, des bruits de roues qui roulent plus vite. Sur les grands boulevards, on se précipite dans les cafés ; un petit verre ne fera pas de tort, se dit-on. Dans les rues serpentines, venelles tout droit sorties du Moyen Âge, on cherche aussi à se protéger de la pluie. On se blottit sous les auvents que des marchands, bienveillants ou rusés, installent pour les marcheurs, dans le but de les protéger de la pluie ou de leur faire observer la marchandise à travers les vitrines illuminées.
Petite Rue des Bouchers, un homme seul presse le pas. Il croise des étals de poissons et de crustacés – carpes, harengs, anguilles, moules, huîtres, crabes – luisant sur de la glace pilée comme dans une nature morte de maître flamand. Devant l’un des restaurants, un garçon roule le tapis rouge pour le protéger de l’eau, à genoux entre deux gigantesques buissons de palémons et de persil. Le solitaire qui hâtait le pas décide, en fin de compte, de se cacher sous l’auvent d’une boutique, dont l’intérieur brille jusqu’au dehors d’une lueur bleuâtre et magique diffusée par des becs de gaz. Ses vêtements mouillés, l’homme à la fine moustache blonde tremble un peu, mais se maîtrise. Il conserve son visage inexpressif et pâle de tous les jours, un visage long, au profil timide. L’homme est coiffé d’un haut-de-forme et vêtu d’une redingote. Il est si grand qu’il doit se courber un peu pour tenir sous l’avant-toit. Seules ses mains gantées, qu’il frotte l’une contre l’autre, trahissent une légère inquiétude : un fils attend à la maison qu’un père rentre, comme promis, à dix-neuf heures précises. Mais il reste du temps. Soudain, une clochette retentit, la porte de la boutique s’est ouverte. Le marchand apparaît dans l’embrasure et apostrophe le malheureux flâneur : « Entrez, signor, entrez ! Dans dix minutes, ce sera fini. Venez vous réchauffer en attendant. » L’invité acquiesce d’un coup de menton et entre en vitesse.
Aussitôt passé la porte, l’homme se décoiffe, puis se détend sous l’effet de la chaleur. Secouant le froid qui lui durcissait les épaules, il reste stupéfait devant le bazar dans lequel il vient de mettre les pieds. L’intérieur baigne dans une lumière irréelle, à laquelle deux bougies brûlant sur une table ajoutent une touche désuète ; leur odeur de flamme et de fumée réveille des impressions fugaces et archaïques. L’homme découvre, émerveillé, des murs couverts de pantins, de marionnettes, de poupées et d’autres figurines à la vie figée. Quelques rares tiges de bois, plantées à angle aigu, montrent comment les marionnettes tiennent aux murs et pourquoi elles se penchent sur le visiteur comme si elles voulaient s’approcher. Les yeux de toutes les créatures, sans exception, sont cerclés de noir. Leurs mains aussi sont semblables, laiteuses, à peine sculptées, les doigts figurés par de grossières entailles. Toutes ces mains, à l’extrémité arrondie comme le bout d’une omoplate, pendent vers le plancher, donnant à l’ensemble les allures d’une troupe de fous aux bras ballants.
À l’exception de ces quelques détails, les marionnettes n’ont aucun point en commun. L’une d’elles a une barbe rousse, des sourcils froncés, une bouche grognante et elle arbore un pourpoint grenat du xvie siècle passementé de fils d’or. À sa gauche, on trouve un cent-suisse à moustaches brunes, avec sa toque caractéristique élégamment ornée d’une longue plume, son col de dentelle et ses manches rouge et bleu à crevés. Sur le mur d’en face s’incline un riche bourgeois aux lèvres pincées, portant col raide et haut-de-forme, affublé d’un monocle démesuré. Plus loin, un clown à bouche ovale montre des dents aussi petites que des perles ; le bas de son visage est turquoise, mais il a le nez et les joues rouge vif, écarlates, comme attaqués par la couperose. Puis se distinguent encore un Italien, un Chinois, un Sauvage d’Amérique, chacun vêtu selon la coutume de son pays.
Troublé comme l’est toute âme sensible par l’esprit qui coule en eux, monsieur Vuillerme ne peut détacher son regard de la foule des marmousets. « Ils sont immobiles, et pourtant, on les sent vivre d’une vie propre, non ? » Les propos de monsieur Fantuzzi viennent accompagner la contemplation du visiteur, compléments méditatifs à sa rêverie. « Ne trouvezvous pas, comme moi, que la marionnette, plus que toute autre chose, prouve que les objets existent à l’écart du règne humain ? Ils sont tirés de la nature et, même si la main de l’homme les transforme à son gré, un cœur inhumain continue à y battre. Comme il battait déjà dans la pierre, dans le bois, dans le métal. Simplement, l’utilité des maisons, des meubles, des ustensiles nous fait oublier qu’ils ont une destinée autre que celle de nous servir. Mais les marionnettes, créées pour imiter les vivants, soulignent en réalité le contraire : que la matière ne veut pas des hommes. D’une certaine manière, les marionnettes offrent le miracle d’être des âmes inanimées.
« Comme tous les personnages créés par l’art, poursuit monsieur Fantuzzi, les pantins de bois recèlent un mystère qui dépasse le cadre dans lequel ils sont placés. Vous êtes-vous déjà demandé ce que disent les personnages au-delà de ce qu’on leur fait dire, ce qu’ils font au-delà de ce qu’on leur fait faire ? J’ai souvent l’impression que mes pupazzi parlent, mais de quoi ? Ils vivent, et pourtant c’est moi qui ai peiné à façonner, à découper, à peindre les petits corps, les petits cous, les trognes ou les beaux visages. Que d’efforts, n’est-ce pas, pour réussir à exprimer ce qu’il y a de plus triste : les tragédies auxquelles sont soumis les pantins ? Leur bonheur ne dure jamais longtemps. Nous les condamnons à mimer la vie des hommes dans ce qu’elle a de plus universel et de plus inéluctable, à travers des intrigues qui se résument à peu de chose : les cris, le vol, la colère, la peur, et une pluie de coups de bâtons. Toutes les affres de l’humanité, quoi ! Diriez-vous que le sort des marionnettes est inhumain, puisqu’elles sont faites pour souffrir ? »
Sur ces mots, le boutiquier s’éloigne pour aller chercher une gaffe. Il la lève et, à bout de bras, arrange les marionnettes à fils suspendues parmi les flaques noires et violacées que les luminaires du magasin projettent au plafond. Monsieur Vuillerme découvre là-haut un empyrée miniature où planent des saints qu’une allure pataude, au lieu de les profaner, rend aussi terribles que les diablotins rouges se mêlant à eux : saint Gabriel brandissant une lance d’or, sainte Ursule ensanglantée, sainte Madeleine en pleurs, la Sainte Vierge tendant les bras vers un enfant tellement petit que les ombres semblent le recouvrir. Puis, en bas, sur la table qui sert d’établi, se trouve l’Enfer des marionnettes : des caisses de bois remplies d’un tohu-bohu de têtes, de dents, de mains, de cheveux, de rubans, de collerettes, de tout ce qu’il faut pour réparer un pantin ou pour l’arracher au néant. Le visiteur échange quelques mots avec le commerçant. Il le fait parler de son métier de fabricant et de réparateur de pantins. Le gros homme se lamente sur les difficultés d’un tel commerce : « Ah ! signor ! Si vous saviez… », « Eh ! Ce n’est pas drôle tous les jours… », « À part chez Toone, signor, qui a l’âme encore assez grande pour s’intéresser à Arlecchino ou à Pantalone, hein ? » Monsieur Vuillerme acquiesce, sourit un peu. Dès qu’il se rend compte qu’il ne pleut plus, il sort, en n’achetant rien, mais en promettant de revenir.
* * *
Parce qu’il est homme à tenir ses promesses, mais aussi parce que, sous des dehors graves, il a l’âme d’un enfant (c’est-à-dire qu’il aime, en secret et uniquement quand les circonstances se présentent d’elles-mêmes, les friandises, les calembours et les marionnettes), monsieur Vuillerme est revenu quelques fois à la boutique de la Petite Rue des Bouchers. Il s’y arrête environ une fois par semaine, généralement au retour de la Bourse. Il n’a encore rien acheté. Redoutant chaque fois que la patience du marchand ne s’épuise, il entre respectueusement dans le magasin, regarde les objets avec un certain embarras et discute d’un ton poli avec monsieur Fantuzzi, que l’épargne de son visiteur n’importune pas. Au contraire, monsieur Vuillerme est toujours bien accueilli. Chaque fois qu’il entre, chapeau à la main, le boutiquier sourit, s’incline et cède le passage à celui qui est devenu un habitué, celui qui a maintenant le loisir de retrouver les personnages de bois habituels, de détailler leurs mines ou de tâter leurs vêtements. « J’ai deviné votre goût secret, monsieur Vuillerme. Ce n’est pas la passion du collectionneur, non : celui-là, il est seulement obsédé par l’accumulation. Plus ! Plus ! Peu importe la beauté. Mais vous… Vous avez la sensibilité du poète. Si, si ! On la trouve même chez ceux qui n’écrivent pas. Moins profitable pour le vendeur, mais plus gratifiant pour l’artiste ! »
Quand monsieur Vuillerme déambule, il n’est pas rare que l’artisan s’assoie à sa table de travail et, en sifflotant un air d’opéra, poursuive la confection d’un Pierrot ou d’une Hélène. Ainsi monsieur Vuillerme, gardant le plus respectueux des silences, peut-il apprécier la dextérité de ces mains qui sont capables, sous la pâleur d’une après-midi pluvieuse ou à la lueur vespérale des bougies, de transformer des morceaux épars en une créature troublante de vérité. Admiratif, il est déjà venu trois jours d’affilée pour voir émerger du bois et du jute, pour voir naître le preux Parzifal. Que ce confectionneur s’absorbe dans son travail et ne fasse pas attention à sa présence flatte monsieur Vuillerme ; sans cet accueil courtois dans son mutisme, le bourgeois aurait mis un terme à ses visites.
Pour précieux que soient ces moments de silence, où chacun laisse l’autre à ses affaires, ils ne sont guère fréquents. La plupart du temps, les deux hommes s’adonnent au bavardage de boutique, le plus superficiel des entretiens, mais celui où se créent parfois les liens les plus solides. Le boutiquier se plaint soit des difficultés du commerce, soit du loyer trop élevé, soit encore des banquiers trop méfiants, du mauvais temps, des grands travaux entrepris par le roi, de la difficulté de sculpter un visage de jeune femme, de l’impossibilité de bien rendre la colère d’un bambin, du travail des artistes méprisé par la plèbe. Seulement par fragments, au fil des causeries, monsieur Vuillerme arrive-t-il à dérober des détails sur la vie de monsieur Fantuzzi. Peu de choses, en vérité : au sortir de l’enfance, la mort d’une mère et, alors qu’il est encore jeune, l’impatience d’un père à le placer comme apprenti chez un confectionneur sicilien de pupi et de burattini installé près de la Scala. Puis un obscur drame personnel qui vous force à partir. Résultat : un exil de quelques années en France et en Allemagne suivi d’une halte à Bruxelles ; halte temporaire ou définitive, l’Italien n’en souffle mot. Monsieur Vuillerme finit par comprendre que, si ce n’étaient certaines circonstances invincibles, l’Italien rentrerait chez lui sans attendre. Aussi vite que l’encre se répand dans l’eau, sa voix se teinte de nostalgie quand il parle des compositeurs ou des vins italiens. Un jour, à la fin d’octobre, alors que le froid est saisissant et qu’aucun client n’a passé le pas de la porte, le malheureux homme sort d’une modeste armoire une bouteille de lacryma-christi et deux verres, qu’il partage avec son ami.
* * *
En apparence, ce 15 novembre est un jour comme les autres. Vuillerme vient jeter un œil sur ses personnages favoris et sur ce qui s’agence de neuf dans la boutique. L’odeur de cire chaude, de bois raboté et de laine poussiéreuse lui est devenue familière. À son entrée, un coup de vent fait s’agiter les chérubins, les succubes et les martyrs accrochés au plafond. Leur créateur, penché sur sa table, se redresse et sourit. Il laisse son visiteur se promener en silence une dizaine de minutes, puis annonce à brûle-pourpoint qu’il aimerait lui montrer quelque chose : « Venez, signor, venez ! Dans mon arrière-boutique. Personne n’y entre jamais, savez-vous ? » Vuillerme remarque pour la première fois une porte basse au fond de la salle. Qu’y a-t-il derrière ? Puisque Fantuzzi garde ses outils et son matériel dans la boutique elle-même, cette autre pièce ne peut pas être l’atelier. À quoi l’a-t-il réservée ? « Quelque chose de bien, vous verrez. » L’artiste a pris l’une des chandelles, et sa corpulence a recouvert la lumière, projetant sur le magasin une ombre effrayante aussi dense que la nuit de la rue. Le front appuyé sur la vitrine, le regard fixe perdu dans l’obscurité, deux pantins se prennent par l’épaule tandis que, dos à eux, un groupe de poupées en porcelaine, parentes réunies pour le thé, observent le manège du boutiquier et de son compagnon. Au fond de la salle, l’Italien tourne la poignée de la porte, qui s’ouvre en grinçant. Il se glisse dans l’ouverture, suivi de Vuillerme.
L’arrière-boutique est aussi resserrée, chaude, obscure et odorante que les coulisses d’un théâtre. Le maître lève son bougeoir pour le déposer sur une tablette haut fixée, et dans ce mouvement c’est la lune qui se lève pour répandre sa clarté sur ce qui accueille le visiteur : une reproduction miniature, la plus exacte et la plus minutieuse qu’on puisse imaginer, de la ville de Bruxelles. Non seulement la maquette contient un nombre incalculable de bâtiments, mais elle est peuplée par une foule de figurines immobiles. Stupéfait, Vuillerme s’avance, cherchant du regard un point de repère dans la petite ville, comme tout voyageur le fait dans la réalité. En plein centre, il trouve la Grand-Place : c’est jour de marché aux oiseaux, et des dizaines de volatiles colorés sont perchés dans leurs cages, pas plus gros que des éclats de pierres précieuses. La délicatesse des petites têtes, des petites ailes, l’irisation des plumages, la pénombre qui enveloppe les oiselets, tout en fait d’authentiques pièces de musée. Remontant les longues allées de cages, Vuillerme parvient, en reprenant le chemin bien connu, à la boutique où il se trouve en ce moment même. Puis, en se faufilant entre les petits personnages et en empruntant la rue des Fripiers, la rue du Marché-aux-Herbes à droite et ensuite la rue du Beurre, il débouche près de chez lui dans la rue Royale, qui longe le parc de Bruxelles, aux allées d’inspiration maçonnique en forme de compas et d’équerre, bien visibles à cette échelle. Durant tout le parcours, le marcheur a reconnu le moindre pignon, le moindre entablement, chaque détail de son quotidien qu’il croyait être le seul à connaître, le tout transposé selon des proportions minuscules. Sa propre maison, rue de la Croix-de-Fer, offre sa façade familière, mais étrangement transmuée, parfaite par l’application d’un artiste génial. L’entièreté du modèle réduit témoigne du même parachèvement dans l’infime. Fantuzzi s’est particulièrement illustré, aux yeux de Vuillerme, dans sa représentation des édifices gothiques. Ils surplombent la ville de leurs chimères inquiétantes, ombreux comme les ciels de Flandres et délicats comme les dentelles de Bruges : l’église Notre-Dame-de-la-Chapelle, la cathédrale Saint-Michel, l’hôtel de ville, dont la tour sert de socle à l’archange vainqueur du Dragon. Et au pied de l’hôtel de ville, Vuillerme parvient à discerner, couronnant chacune des maisons de corporations, les emblèmes de celles-ci : chaudron, couteau, draperie, mouton, miche ou monnaie.
Vuillerme murmure : « C’est… C’est extraordinaire ! » Fantuzzi sourit à demi : « Ça, ce n’est rien, signor. L’enfance de l’art. Le prélude, en quelque sorte. Mais voici l’œuvre. » Sur ces mots, il abaisse un levier placé à la base de la maquette. Un déclic se fait entendre, suivi de bruits mécaniques, bruits de heurt, de torsion, de rotation. Et petit à petit, comme éveillé d’un enchantement, le menu peuple, jusque-là figé dans ses gestes, pénétré d’une vie froide, s’anime. Le spectateur voit ainsi avec émerveillement tous les êtres commencer à se mouvoir pour reprendre les activités que le gel des leviers et des rouages avait suspendues. Des personnages s’ébrouent, font un premier pas dans la rue, puis quelques autres, avançant d’une démarche de plus en plus sûre, et enfin se rendent, qui dans une demeure privée, qui au restaurant, qui au Théâtre royal de la Monnaie. D’autres arpentent le parc, sur les chemins de gravier, entourés de statues qui, peu de temps avant, ne se distinguaient des vivants que par leur blancheur. Plus loin, des garnements attachent une casserole à la queue d’un chien qui s’affole. Ou encore, un monsieur bien mis ouvre, à une belle dame, la portière d’un fiacre.
Mais c’est en pénétrant dans les foyers que le regard découvre toute la beauté de ces vies infimes. Penché vers l’avant, le nez collé sur une façade, Vuillerme aperçoit, à l’enseigne de La Feuille d’Or, de joyeux compagnons qui se donnent la main, chantent silencieusement et trinquent en levant une bière d’ambre dans leurs bocks miniatures. Un peu plus loin, dans une demeure cossue, un père offre une boîte de pralines et un sac de spéculoos à son enfant qui frappe des mains. Dans un attique, une fillette se fait étrangler par un homme en noir, et sa langue s’étire comme si la fillette vomissait. À l’étage du dessous, un blondin moustachu glisse la main dans le corsage d’une blondinette. Dans une autre rue, derrière les grilles d’une cave, une femme à genoux pleure en pressant sur sa poitrine le cadavre d’un chat en or. Vuillerme est saisi d’un trouble indéfinissable lorsqu’il reconnaît, assis dans la grisaille de sa boutique, Fantuzzi lui-même travaillant à un pantin monstrueux. Alors, le bourgeois regarde chez lui et se découvre sur le pas de sa porte, les yeux levés au ciel, tandis que le reste de la ville continue à fourmiller, tous les personnages absorbés dans leur gestuelle impeccable.
Par un curieux phénomène de transposition, à mesure que Vuillerme s’immobilise au point d’oublier de respirer, les automates s’emplissent de leur souffle humain. Ils cachent au fond de leurs poitrines les délicats mécanismes qui leur accordent la grâce du mouvement le plus naturel. Nul artifice visible. Impossible de saisir par quelle série infinie de causes et de réactions, par quelles influences réciproques, par quel assemblage de chevilles l’ensemble se tient et s’actionne. Tout y existe de soi-même. Cent histoires s’enchevêtrent, mais façonnées avec une finesse telle qu’on a l’impression de voir s’agiter une humanité idéale, débarrassée de son flou, de sa confusion, de ses hasards habituels, réduite à ses actions machinales, à ses réflexes les pires et les meilleurs. Cette Bruxelles apparaît plus admirable que l’originale, et l’on aurait envie d’y plonger, d’y voir sa propre existence s’épurer et rejoindre toutes celles qui déjà s’y entrelacent. Certaines histoires font rire et d’autres, pleurer. Des gens s’aiment et d’autres meurent, comme cela arrive n’importe où, mais avec une sublime simplicité, avec une plus grande résonance, puisque tant de destins sont réunis, et avec une correspondance si étroite entre les mille éléments que la maquette offre en quintessence le théâtre du monde.
Mais peu à peu, le mouvement du mécanisme a ralenti et s’est épuisé. Le silence a fini par tomber sur la ville. En douceur, la foule s’est arrêtée de bouger. La myriade de personnages a levé le visage vers le ciel, comme si tous attendaient un événement extraordinaire. Malgré leur immobilité apparente, une vie continue de ronronner dans leurs poitrines. Molettes, écrous et ressorts fonctionnent toujours, camouflés sous les enveloppes de bois et de tissu. On ne peut détecter le travail secret des mécanismes qu’en surprenant des paupières qui clignent, des épaules qui remuent ou des ventres qui se gonflent, sur des corps autrement immobiles. Vuillerme reste aussi inerte qu’eux. « Vous croyez avoir tout vu de mon bricolage, n’est-ce pas ? demande Fantuzzi. Mais attendez le finale. Vous le trouverez magnifique, je crois. »
Pendant un moment, rien ne se passe. Vuillerme patiente. Et soudain, provenant de la pénombre du plafond, révélés dans la clarté de lune que la bougie continue d’étendre sur la cité, des flocons de neige commencent à tomber. Des particules infimes, presque suspendues dans l’air, comme une poussière de sélénium. Une bénédiction argentée. Les flocons atteignent d’abord les toits, puis s’étendent le long des rues, après avoir constellé les cheveux, les bras, les mains des automates. De moins en moins de paupières battent, de moins en moins d’épaules se soulèvent. Tout s’endort. Les noirceurs s’effacent peu à peu de la ville, comme si cette fraîcheur venue du ciel en guérissait les maux. Les sombres clochers gothiques rayonnent des clartés du Paradis. Saint Michel, au sommet de l’hôtel de ville, étincelle maintenant de pureté. Le parc de Bruxelles s’est drapé d’un linceul, et les oiseaux de la Grand-Place ont baissé la tête. Après avoir retenu son souffle devant tant de beauté, Vuillerme exhale un soupir. Aussitôt, les derniers flocons s’agitent en une brève bourrasque qui va fouetter, rue de la Croix-de-Fer, le seuil de sa minuscule maison.
De longues minutes passent, ponctuées par les jeux de la petite flamme. Fantuzzi s’est croisé les bras sur le ventre et il contemple sa création, l’air étrangement soucieux. Vuillerme lui exprime son admiration pour une telle réussite. Il n’a, dit-il, jamais vu d’ouvrage aussi magnifique. Le marionnettier le remercie, mais répond que l’art le désespère : « Vous savez, de chaque pantin que je sculpte, je ne retiens, après quelque temps, que la laideur et la balourdise. Je donnerais n’importe quoi pour éprouver, un jour, la satisfaction d’avoir reproduit parfaitement la grâce d’un bambin. Ou même la banalité d’un homme comme vous et moi. Il me semble que nos vies sont comme les histoires des marionnettes : elles sont faites de souffrance, et nul ne peut y échapper… Mais je vois que je vous préoccupe avec mon amertume. Oubliez cela. Simples tracas d’artisan… Ahimè ! Bruxelles pose nuit et jour, elle s’offre à l’observation la plus minutieuse, et je n’arrive pas à rendre adéquatement le plus simple de ses édifices ! Pourtant, je travaille, je travaille sans cesse à mon modèle réduit ! Je l’améliore dès que j’en ai le loisir, mais jamais ce n’est aussi heureux que je le souhaite. Et puis, à recréer ainsi la ville où j’habite, je me remémore celle où je ne vis plus. Il me semble que, si j’avais la force de retourner dans ma patrie, entouré là-bas de soleil et de musique, je créerais des œuvres parfaites. » Fantuzzi cherche une réaction chez son compagnon. Celui-ci est redevenu pensif, les yeux fixés sur la maquette, rue de la Croix-de-Fer ; son regard va même au-delà du modèle miniature, loin dans le passé. « L’apanage des belles âmes, signor, est de connaître la nostalgie. Mon âme a la sienne. La vôtre, me la confierez-vous ? »
Vuillerme se met à parler avec une lenteur précautionneuse : « Voyez-vous, mon fils a déjà sept ans. Je… comment dire… Je l’aime de tout mon cœur. Vous ne pouvez pas savoir combien cela me ravit de le regarder manger ou dormir. Quand il dort… son visage reflète l’auréole des anges qui veillent sur lui. Bien sûr, mon fils m’aime aussi. Mais – je ne le raconte qu’à vous, mon cher – il aime encore plus sa mère, même si elle est morte. Oui, elle est morte le jour de Noël, voilà bientôt trois ans. Elle me manque encore. Je regrette notre ancien bonheur, je l’avais cru éternel. Dans cet état, comment pourrais-je consoler mon fils de notre perte ? »
Vuillerme baisse les yeux, visiblement embarrassé par ses aveux. Fantuzzi le rassure : « Vous appartenez à cette race d’homme qui ne ressemble pas aux hommes : vous n’êtes attiré ni par l’argent, ni par la chair, ni par la violence, ni par le pouvoir. Pour vous, le bonheur naît de la vie au foyer. Si seulement le plus grand nombre vous ressemblait ! » Vuillerme a-t-il entendu ? Sans répondre à son interlocuteur, il poursuit sa confidence : « Certains matins d’hiver, elle se levait avant moi et descendait à la cuisine préparer elle-même des brioches sucrées ; elle avait secrètement mis la pâte à lever toute la nuit. Je reconnaissais la surprise à l’odeur de la pâtisserie mêlée à celle du café, qui montait jusqu’à la chambre. Mais devant elle je faisais semblant d’être étonné. Et elle riait de me donner tant de plaisir ! Je conserve les sachets de senteur qu’elle avait confectionnés pour nos armoires et qui ne sentent plus rien. Où trouver la force de me résigner, mon cher ? » Il lance un regard désespéré à Fantuzzi. « Mon fils et son cœur ! Malgré tout ce qu’il sait, et après tout ce temps, il demande encore ce qu’il faudrait faire pour que sa maman revienne. Qui pourrait répondre à cela ? Moi-même, il m’arrive de rêver de son retour… »
Fantuzzi a mouché la chandelle. Devant la porte de la boutique, il dit au revoir à son invité, en lui suggérant d’emmener bientôt son fils. Vuillerme acquiesce d’un rapide signe de tête, puis il sort, distrait, encore imprégné de ce qu’il a vu et de ce qui s’est dit. À l’extérieur, il renifle, frissonne, lève les yeux : là-haut, dans le noir de la nuit, comme surgies du néant tombent des millions d’étoiles. Il neige. Vuillerme rentre à la maison. Et tout en marchant, il se répète les mots entendus plus tôt, qui résonnent dans sa tête tel un présage : « Nos vies sont comme les histoires des marionnettes : elles sont faites de souffrance, et nul ne peut y échapper. »
* * *
Voici venu le jour de la Saint-Nicolas et des étrennes. Le ciel clair illumine l’intérieur du magasin. À l’arrivée du père et de l’enfant, Fantuzzi se lève pour les accueillir. Il passe maladroitement la main dans les cheveux du petit garçon ; il n’est pas habile à ces choses-là, même s’il les préfère. Le jeune visiteur ne remarque même pas la gaucherie du gros homme : il s’ébahit déjà devant la multitude des créatures de bois, installées comme dans un amphithéâtre et absorbées dans un paisible entretien qui emplit, de sa rumeur muette, l’espace de la boutique. Le fils de Vuillerme les observe longtemps, et qui peut deviner ce qui lui traverse l’esprit ? Il s’intéresse tantôt à l’une, tantôt à l’autre. Il s’arrête pour scruter un rictus de pirate, pour prendre innocemment entre ses doigts le bas d’une robe de marquise ou pour sourire devant un pantin pourtant banal.
Son père le regarde étudier la foule des Gilles, des soldats, des charbonniers, des cuistots, des alchimistes, des palefreniers et des chefs d’orchestre. Il lui demande laquelle des marionnettes il aimerait rapporter à la maison. Le petit jette un regard autour, puis lève les yeux et découvre les démons et les saints accrochés au-dessus de lui. Étonné d’abord, puis ravi, il choisit la belle Vierge Marie, là-haut, dans sa robe d’azur. Le boutiquier, à l’aide de sa perche, fait descendre la Madone depuis son ciel jusque dans une corolle vaporeuse de papier froissé. Pour éviter que les ficelles ne s’emmêlent, il les enroule sur elles-mêmes et les plie savamment, puis confie le précieux paquet au garçon.
Sitôt revenu chez lui, le petit déballe sa merveilleuse marionnette et demande à son père si elle pourra être placée sur le mur, près de la tête de lit, mais il aura la permission de la décrocher tout de même pour jouer un peu avec elle – n’est-ce pas ? – le soir, en faisant attention, c’est promis. Le père accepte. Il découvre avec fierté que, comme lui, son fils sait prêter une âme aux figurines de bois, et cette découverte le confirme dans son projet.
Les jours suivants, alors que Vuillerme s’enferme dans son cabinet pour dessiner sur de grandes feuilles « des choses secrètes », comme il a répondu à l’enfant, celui-ci repense à l’émerveillement de la Saint-Nicolas – le magasin fantastique, le présent qui lui a été fait, le drôle d’homme que son père l’a emmené voir – et il devine qu’un grand événement se prépare. Un matin enfin, après s’être affairé une dernière nuit, Vuillerme court chez son ami avec des plans précis. Il lui passe une commande spéciale, dont l’exécution requerra beaucoup de travail, qui doit être terminée pour Noël et qu’il s’engage à payer sur-le-champ. Loin de rechigner au projet dont il comprend l’importance, le fabricateur accepte les sollicitations de son ami, mais il le met en garde : rien, pas même l’art le plus achevé, ne peut remplacer tout à fait la vie ni combler un cœur aussi bien qu’elle le fait. Vuillerme réplique à l’observation de Fantuzzi en lui rappelant ses propres paroles : « Nos vies sont comme les histoires des marionnettes… Et de même, ajoute-t-il, les marionnettes ne peuvent-elles pas recréer les vies ? Comme dans votre Bruxelles. » Fantuzzi hoche la tête, sourit tristement, puis se met à l’œuvre, promettant que tout sera prêt à temps.
* * *
Tard le soir, pendant que son enfant dormait, Vuillerme est allé ouvrir la porte à Fantuzzi, qui venait livrer le cadeau, comme promis, la veille de Noël. Ils n’ont pas été trop de deux hommes pour décharger la voiturette, puis pour installer précautionneusement la longue et large caisse au milieu du salon. Vuillerme l’a ouverte et s’est extasié devant la perfection de l’ouvrage. Son ami et lui, d’un même geste ample, ont ensuite recouvert le cadeau d’un drap blanc.
Le lendemain, à son réveil, le petit garçon gagne la grande pièce et s’exclame de joie devant la surprise dont il perçoit, à travers le voile, la taille étonnante. On est encore tôt, et l’aube n’en finit plus de chasser la nuit. Une grisaille morose flotte dans les rues, où s’engage tout ce dont le jour sera fait. Elle semble même s’infiltrer dans les maisons. Vuillerme veut que la fête, qui pourrait rappeler leurs plus beaux Noëls, soit illu minée de plus de féeries encore. Il donne quelques sous à l’enfant, lui demandant d’aller acheter des bougies de couleur pour le candélabre des grandes occasions. Le fils est inquiet, mais le père promet, bien sûr, de l’attendre avant de dévoiler le cadeau.
Les sous en main, le petit coursier ouvre la porte, descend les trois marches et s’élance dans la rue, avec la fougue d’un enfant impatient de recevoir sa surprise, mais un fiacre passe au même moment, qui le happe, le moud sous ses jantes de fer et abandonne sur la chaussée, face contre terre, un corps sans visage, déjà un cadavre.
Vuillerme prépare un chocolat chaud en attendant son fils et ne prête pas attention à la rumeur qui lui parvient du dehors. Tout à coup, il l’entend, et le cœur lui manque. Affolé, il sort sur le seuil, puis se précipite dans la rue, où il le voit. Les badauds ont compris qu’il est le père. La neige tombe ce matin-là, elle a déjà commencé à ensevelir le corps, dont la chaleur morte s’obstine à faire fondre les flocons. Les gendarmes entrent en scène et se chargent d’officialiser cette souffrance sans nom. Le père doit les accompagner.
Déjà le soir, ce même jour de Noël. Vuillerme rentre tout juste, mouillé de la neige qui n’a pas cessé de tomber. Il se rend droit au salon et s’avance à pas lents vers le cadeau, resté couvert. Tout au long de la journée, il y a repensé. Il reste debout devant le drap, le regard vide. Il sait bien ce qui se cache là-dessous, mais ne peut s’empêcher de désirer le revoir. Il saisit un coin du carré blanc et le tire. D’un coup le présent se révèle à lui : une maison de poupée, ou plutôt une maison d’automate, d’une délicatesse sans pareille. Chaque espace du logis a été reproduit avec exactitude, composant le décor dans lequel une famille bienheureuse évolue comme si le temps n’avait pas passé. Dans ce lieu enchanté, un père, une mère et un fils peuvent, ranimés par un mouvement de levier, vivre à nouveau leur tranquille vie d’antan. Madame Vuillerme se lève du lit encore parfumé et descend à la cuisine, tandis que le garçon émerge de sa chambre et agite la main en direction de sa chère maman. Monsieur Vuillerme se lève aussi, s’enferme dans la chambre, en ressort tout habillé et va s’asseoir au salon, où sa femme lui apporte une tasse de café. Leur fils, déjà à table, porte un beignet à sa bouche et pose le doigt sur un dessin coloré, dans un gros livre. Elle ne fait que commencer, l’histoire sans histoires de ces personnages, et il leur reste cent activités à accomplir pour parachever leur journée.
Durant les semaines, les mois, les longues années qui suivront, Vuillerme restera hébété ; on le verra agir comme si son âme était absente. Certes, il repassera devant la boutique de Fantuzzi, mais n’y entrera plus, car il disposera dorénavant de tout ce qu’il lui faut pour combler son imagination. Il ignorera toujours que le miniaturiste avait ajouté dans sa maquette de Bruxelles, après la visite du petit Vuillerme, une fois ravivée la plaie de son souvenir, un enfant piétiné par un cavalier, identiques à l’enfant et au cavalier qui, longtemps auparavant, en Italie, avaient mis un terme à la portion heureuse de sa vie, lui faisant chercher l’oubli dans l’exil.
Désormais, Vuillerme ne reprendra vie qu’une fois rentré dans sa maison vide. Il ira chaque soir au salon contempler un spectacle qui, pour lui, vaut plus que n’importe quelle réalité du monde, le spectacle des trois automates : sa femme qui fait les lits et qui cuisine avec une régularité réconfortante ; son fils dont les gestes trop secs contrastent tellement avec la grâce de l’enfant disparu ; lui-même, guidé par une force aveugle, non par la volonté. Et ainsi, soir après soir, il rattachera son souvenir à l’enchevêtrement de ces trois vies mécaniques, il n’existera plus qu’à travers le déroulement de leurs trois drames : ce qui aurait pu continuer, ce qui a été et ce qui restera pour toujours.