N° 44 – Le Portrait

Franz Hellens (1881-1972)

Il semblait préoccupé de me faire toucher du doigt une chose par-dessus tout, ce rayon de joie, cette lumière de bonheur, dont les physionomies du portrait étaient pénétrées.

Onuphrius est en grand deuil : notre ami René Godenne nous a quittés le 2 avril dernier, à l’âge de quatre-vingt-quatre ans. Sa contribution à notre revue est immense : outre le choix et la présentation des nouvelles de son pays, la Belgique, il nous éclairait de ses conseils, et c’est lui qui a présenté les membres de notre petit cercle littéraire les uns aux autres. Les vingt-quatre ouvrages, les cent quarante articles qu’il a consacrés à l’étude de la nouvelle de langue française forment une somme inestimable. A sa mémoire, à son érudition, à sa bonté comme à sa truculence et à sa drôlerie est dédié le présent numéro. C’est, comme de juste, un écrivain belge que nous y rencontrerons.

Frédéric van Ermengem, né à Bruxelles en 1881 et mort dans cette même ville en 1972, est passé à la postérité littéraire sous le nom de Franz Hellens. Bien qu’il ait longtemps vécu en France, comme le rappelait René Godenne dans une étude sur la nouvelle belge d’expression française, Hellens n’a jamais renié sa « belgitude », d’autant moins qu’il avait codirigé pendant près de vingt ans, de 1922 jusqu’à la guerre, une revue consacrée aux lettres belges de langue française, Le Disque vert, et que l’Académie française lui a décerné, un an avant sa mort, le Prix du « meilleur ouvrage écrit en français par un étranger ». Franz Hellens restera dans les mémoires pour son roman Mélusine (1920), très admiré d’Henri Michaux qui voyait en lui « une imagination qui part de zéro et court jusqu’à l’infini », ainsi que pour son essai Le Fantastique réel (1967), dont le titre résume bien sa vision du monde. Mais c’est dans la nouvelle que le génie de Franz Hellens s’exprime le mieux ; c’est dans la densité lapidaire et pourtant diaphane du récit bref que l’auteur d’Herbes méchantes et autres contes insolites a découvert, selon les termes de Maurice Maeterlinck, « un filon nouveau » dont il a su tirer « de très estimables minerais ». « Le Portrait », réédité dans l’anthologie Le Double et autres récits fantastiques (Bruxelles, Luc Pire, 2009) est un parfait exemple de ce « fantastique réel ». Rien dans ce court récit sans véritable intrigue qui viole les lois de la nature, mais une ouverture vertigineuse sur une énigme humaine. L’ami du narrateur, cet être d’exception qui « n’était pas de ceux qu’une simple apparence de bonheur peut satisfaire », succombe peut-être en fait à un véritable bonheur, qui entre avec la part obscure de son âme dans un conflit insoluble, dont la seule issue est… ce qu’on découvrira en lisant jusqu’à la fin cette étrange histoire, laquelle évoque plusieurs classiques bâtis sur le thème du portrait peint, ou comme ici photographique. En un sens, « Le Portrait » de Franz Hellens est une sorte de « Dorian Gray » à l’envers. Ou plutôt « à rebours », pour faire écho au livre de Huysmans qui avait enfiévré l’imaginaire de toute une génération européenne, à l’époque où le jeune Frédéric était élève au fameux collège Sainte-Barbe de Gand.

Michel Viegnes

LE PORTRAIT

À Eddy du Perron

Un de mes amis, que je fréquentais beaucoup dans ma jeunesse, à l’époque où un front pur et un ciel serein me paraissaient les plus fades des spectacles, était un homme inquiet. Son visage toujours sombre, ses gestes toujours fiévreux et impatients contenaient l’annonce d’une tempête prête à éclater, mais qui ne se déchaîna jamais en ma présence.

Que voulait-il ? Quelles étaient les pensées nobles ou basses qui se dissimulaient sous ce front nuageux ? Il ne me vint à aucun moment l’idée de l’interroger sur cette matière. Il suffisait que je le visse, et avant que nous eussions prononcé une parole, mille réflexions contradictoires se soulevaient dans mon cerveau ; un vent d’orage se mettait à souffler en moi et m’emportait loin de lui.

Aussi nous parlions-nous fort peu. Il ne semblait du reste pas faire grand cas de mon amitié, absorbé tout entier par son inquiétude. Quant à moi, je ne pouvais me passer de lui sans éprouver un mortel ennui.

Un jour, cet homme inquiet se maria. Un événement aussi commun ne m’eût causé aucune surprise, si, pour la première fois, ce jour-là, je n’eusse observé dans les traits de mon ami un extraordinaire changement. Son visage souriait. Il ne paraissait plus rien redouter. Il se départit même de son mutisme habituel et me confia, avec une effusion de paroles exaltées, que plus rien ne manquait à son bonheur.

En effet, par la suite, je ne le vis pas rejeter un seul instant cet air d’allégresse qui faisait un si étrange contraste avec son aspect rébarbatif d’autrefois.

Il m’entretenait sans cesse de ses travaux, de ses projets, et semblait avoir une confiance absolue en l’avenir. S’il s’inquiétait encore d’une chose, c’était de savoir quelles étaient mes occupations. Il m’interrogeait souvent, d’un regard plus insistant que ses paroles, sur mes goûts, sur les émotions que certains spectacles me faisaient éprouver, et sur l’opinion que je me faisais de la vie. Et cet intérêt, si nouveau, qu’il semblait porter à ma conduite, loin de me lier davantage à lui, m’inspirait une secrète rancune qui me détachait peu à peu de son amitié. Ce changement imprévu, ce calme inaccoutumé me privaient de tout sentiment devant lui. Je me trouvais désarmé.

Je continuai cependant à le fréquenter, mais avec moins d’empressement qu’autrefois.

À quelque temps de là, comme j’étais allé le voir, j’aperçus sur la table du salon une photographie dont l’aspect singulier me frappa. C’était le portrait des deux époux.

Tout dans cette image paraissait concourir à un effet prémédité. Le format était de grandes dimensions et le cadre luxueux dont était ornée la photographie attestait le prix immense qu’on attachait à ce souvenir. Dès l’abord, je remarquai le sourire qui éclairait le portrait. Les deux visages se touchaient. Cependant leurs regards ne se rencontraient pas, mais ils brillaient d’une joie pareille et sans borne.

Bien que la jeune femme ne fût pas jolie, malgré des traits assez communs même, rien n’était plus gracieux que l’inclinaison de sa tête qui paraissait reposer sur celle de son époux avec un air d’abandon touchant, tandis que les yeux, qui ne cherchaient plus rien, se laissaient envahir par une douce lumière, et que la bouche entrouverte respirait une béatitude où ne se mêlait aucune apparence de volupté, mais comme une reconnaissance claire envers la vie.

Le visage de mon ami ne montrait pas moins de bonheur. L’expression des traits semblait même chez lui appuyée davantage. Après quelques moments d’attention, pourtant, je crus y découvrir une trace de fatigue, qui se marquait notamment dans un pli des lèvres légèrement contractées, et qui ramena soudainement devant mes yeux la physionomie inquiète que j’avais connue autrefois. C’était à peine perceptible ; nul autre que moi sans doute n’aurait deviné une amertume aussi légère sur ce visage heureux. Peut-être le souvenir trop vivant encore du passé me faisait-il entrevoir une ombre qui n’existait en réalité que dans mon imagination.

Cette photographie formait le centre de la maison. On y allait tout droit, dès l’entrée. Alentour, chaque objet semblait disposé pour le service ou l’agrément de ce cadre extravagant, qui faisait tort au portrait comme une toilette trop chargée nuit à des formes frêles.

Tandis que je me penchais pour l’examiner, mon ami s’approcha de moi et parut heureux de constater que je m’intéressais à cette image. Il se mit aussitôt à vanter le portrait, me força de le prendre, d’y attacher les yeux de plus près, poussant mon attention sur chaque détail, guettant sur mon visage des signes d’émerveillement, et provoquant des paroles qu’il avait l’air de m’arracher des lèvres. Il semblait préoccupé de me faire toucher du doigt une chose par-dessus tout, ce rayon de joie, cette lumière de bonheur, dont les physionomies du portrait étaient pénétrées ; il s’y employait de toutes ses forces, comme s’il dépendait de moi que le soleil dût se maintenir éternellement dans le ciel. Et pour appuyer plus fort, il appliquait sans cesse contre moi son singulier sourire qu’il élargissait jusqu’à m’en couvrir tout entier.

– Je suis parfaitement heureux ! me dit-il, en replaçant le portrait sur la table.

Mais comme il prononçait ces mots, je vis se dessiner nettement au coin de ses lèvres le même pli de fatigue ou d’amertume que j’avais cru apercevoir sur la photographie.

Depuis cette entrevue, j’allai chaque jour chez mon ami, et nos relations se poursuivirent dans un calme qui m’irritait, mais où mon imagination se plaisait à trouver des indices de tempête.

Lorsque j’entrais dans le salon, le sourire encadré du portrait semblait accourir le premier à ma rencontre. Je ne pouvais m’y soustraire. On le respirait avec l’air de la chambre. À force de le voir toujours égal, incorruptible, je le trouvai béat et méprisable, et j’en vins à le détester autant que les fleurs en taffetas qui s’éternisaient dans un vase, non loin de là.

Je me sentais mieux à l’aise en présence de mon ami, car, bien qu’il s’efforçât de ressembler à l’image que j’avais sous les yeux, j’observais avec une joie croissante la marque de ses lèvres, qui semblait devenir toujours plus profonde, à tel point que cela finit par crucifier son visage d’une horrible grimace.

Cependant il ne cessait de me parler de ses projets, de l’existence qu’il menait, de la beauté de sa femme, de la paix de son cœur ; et il trouvait pour justifier ces confidences des mots qui me touchaient au bon endroit.

– Sais-tu ce que c’est que le bonheur ? me demandait-il en fixant dans mes yeux ses regards brûlants. 

Comme je protestais qu’il m’en donnait une preuve assez vivante pour m’éclairer, il ajoutait avec une exaltation nouvelle :

– Tu es poète, toi, tu sais aimer le soleil !

Plus d’une fois, j’eus envie de lui crier : « Ne t’aperçois-tu pas que tu mens ? L’excès de joie est un mauvais indice… Tout ce bonheur dont tu me parles avec des mots vagues et sonores, des phrases mal jointes, sur un ton peu rassurant, n’est qu’une passagère illusion qui ne tardera pas à s’évanouir ! »

Il me semblait qu’à prononcer ces mots tout haut je troublerais en même temps la sérénité du portrait. Je ne sais quoi, pourtant, m’empêcha de lui jeter cette pierre au visage. Je n’aimais pas mon ami ; il y avait de la haine et du dédain dans mon silence. Je pensais avec regret au temps où je m’abîmais dans l’inquiétude de son mutisme obstiné.

Ce souvenir commençait à m’obséder, lorsqu’un jour je lui dis adieu. Je quittai la ville pour me marier. Je lui fis part de la nouvelle avec la même brusquerie qu’il avait déployée jadis à m’annoncer son mariage. À mon tour, j’explorai la passion et je goûtai quelques délices de l’existence.

J’avais complètement oublié mon ancien camarade sous le fatras croissant des soucis et des événements. Mais un matin, en déployant le journal, je lus un écho qui me fit éprouver tout à coup un recul étrange et me précipita ensuite dans une violente émotion. Mon ami avait tué sa femme et s’était fait justice.

À l’évocation de ce drame vulgaire et terrible de la jalousie, la physionomie du jeune homme m’apparut telle que je l’avais vue, lorsque, me serrant la main avec effusion et prononçant des paroles d’adieu qui tremblaient, il s’était efforcé d’ajuster une dernière fois son sourire à celui qui régnait sur le portrait, sans pouvoir me cacher l’affreuse crispation dont sa bouche était contractée.

Ma première surprise apaisée, j’essayai de me représenter les convulsions de cette âme désemparée, qui venait de disparaître dans une ombre effroyable. Le dénouement n’avait rien que de logique. Cet homme n’était pas de ceux qu’une simple apparence de bonheur peut satisfaire : il n’avait jamais cessé d’être tourmenté. Quoi d’étonnant dès lors à ce qu’il eût cherché dans l’obscurité complète la fin de son inquiétude ?

Bien que cette explication sommaire et les quelques lambeaux de souvenirs qui me restaient de nos relations eussent suffi pour m’éclairer sur le dernier tourbillon de cette existence, je demeurai cependant obsédé malgré moi par cet événement qui remuait à nouveau la terre piétinée de mon passé. Je me rappelai l’entêtement avec lequel mon ami m’avait si souvent parlé de sa passion, l’exaltation extraordinaire de ses regards, et les paroles qu’il m’adressait d’un ton si équivoque, où la sincérité et une emphase contrainte semblaient se combattre sans relâche. Je ne pouvais plus m’arracher à ces pensées. Je me figurais maintenant sans peine le long cheminement de ces deux êtres vers la mort ; mais c’est en vain que j’essayai de me faire une image du drame où tous deux venaient de s’anéantir. Chaque fois que je croyais en tenir le nœud et lorsque je m’efforçais de susciter en moi l’horreur de cette scène tragique, une autre image, toute petite, le sourire de mon ami, à peine une lueur, glissait devant mes yeux, une parole qu’il avait prononcée tintait à mon oreille, un seul mot, un son à peine, qui dispersait toutes les ombres.

Plusieurs mois passèrent. Je pensais moins souvent à cette cruelle histoire, et j’allais sans doute en perdre bientôt tout souvenir précis. Quelle ne fut pas ma stupéfaction, quand un soir, en rentrant chez moi, je trouvai sur ma table de travail la photographie qui m’avait accueilli autrefois si souvent la première, lorsque je pénétrais dans le salon de mon ami, ce portrait des amants autour duquel, pendant quelques années, toute une vie irritante et fiévreuse s’était jouée ! La lumière de la lampe frappait en plein les deux visages qui se touchaient.

Certes, la présence de ces deux êtres, vivants et dressés devant moi, ne m’eût pas troublé davantage. Comment, pour quel motif, ce portrait se trouvait-il là, sous mes yeux, lorsque tout naturellement j’en étais venu à oublier presque entièrement la fin de mon ami, c’est ce qui me parut d’une telle invraisemblance, que je me crus frappé d’une hallucination.

Cependant, je m’approchai de la table et remarquai qu’on avait tracé quelques mots au bas du portrait :

– « Tu es poète, toi, tu sais aimer le soleil ! »

C’était l’écriture de mon ami, qu’il s’était efforcé de faire belle et claire. Il n’y avait aucune date et la phrase n’était pas signée.

Cette parole, ne me l’avait-il pas répétée cent fois ? D’un seul coup, je compris ce qu’il m’avait été impossible de saisir jusque-là dans le chaos de cette existence où le soleil le disputait sans cesse aux ténèbres. Il n’avait pas voulu que l’unique image souriante qui subsistait de leur amour disparût après lui.

Je pris le portrait dans mes mains, comme mon ami m’en avait prié autrefois, et l’approchai en tremblant de mes yeux. Une émotion étrange faisait battre mes paupières. J’eus à peine regardé les deux visages appuyés l’un contre l’autre, qu’une lueur nouvelle pour moi parut se dégager du portrait. Jamais, lorsque je fréquentais la maison de mon ami, l’expression de bonheur qui illuminait ces figures ne me frappa comme aujourd’hui. Comment avais-je pu un seul moment la trouver fade et contrainte ? Le sourire était clair, sans arrière-pensée, d’une pureté parfaite ; et même ce pli léger, vestige de fatigue ou annonce de tourmente, que j’avais voulu voir autrefois aux lèvres du jeune homme, s’était effacé.

Dans cet azur, il ne traînait plus le souvenir d’aucun nuage.

Et comme je demeurais là, sans pouvoir quitter des yeux ce spectacle, il me sembla soudain que les temps avaient reculé, que moi-même je me trouvais emporté dans l’espace. Je ne reconnaissais plus les visages qui souriaient sur le portrait. J’oubliais que l’inquiétude et la mort avaient passé par là. Il ne restait plus devant moi qu’un sourire lumineux, un rayon dans le ciel, la minute éternelle du bonheur.

Franz Hellens

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