Conversation avec David Dorais

Michel Lord – Avant de publier des nouvelles, tu as étudié au doctorat la poésie érotique au XVIe siècle. Pourrais-tu nous parler du cheminement qui t’a amené là.

David Dorais – J’ai un parcours de « littéraire » très classique, voire un peu ennuyant. À dix-huit ans, je me suis inscrit à l’université en études littéraires, pour en venir à y faire tout mon parcours, du premier cycle jusqu’au doctorat. Déjà à l’adolescence, j’avais un goût pour les vieilles œuvres, les classiques, les grands auteurs. C’est donc assez naturellement que, au moment de m’inscrire à la maîtrise, je suis allé vers madame Brenda Dunn-Lardeau, qui enseignait la littérature du Moyen Âge et de la Renaissance. La poésie amoureuse m’intéressait particulièrement : j’avais lu l’essai de Denis de Rougemont L’amour et l’Occident, qui m’avait passionné. J’y avais vu l’auteur démonter pièce par pièce le mythe de l’amour passion, et en montrer les pièges tout autant que l’effet de fascination. J’avais donc envie d’étudier ces questions. Pour la maîtrise, je me suis en fin de compte penché sur un auteur mineur du 16e siècle ayant écrit dans le sillage de la Pléiade (Olivier de Magny). J’ai analysé dans sa poésie les versants de la mélancolie et de l’érotisme. Et je me suis aperçu que, si le thème de la mélancolie à la Renaissance était fort bien documenté, celui de l’érotisme l’était beaucoup moins. Les critiques se contentaient de noter une veine gauloise, sans plus. C’est ce qui m’a décidé à creuser ce sujet pour mon doctorat : quels scénarios érotiques sont mis en scène ? dans quel décor cela se passe-t-il ? quels sont les critères de beauté du corps féminin? quel vocabulaire emploie-t-on ? et en quoi consiste le « genre littéraire » de l’érotisme à la Renaissance ? C’est à toutes ces questions que j’ai répondu au fil de mon travail, qui a ensuite été publié aux presses universitaires de l’Université de Montréal.

M. L. – Ce parcours, quoique classique en apparence, est mâtiné d’un goût pour un certain « exotisme » (si on se place dans un contexte québécois), et il ne semble pas mener directement à l’écriture de fictions. Comment t’est venu le désir d’écrire, et surtout d’écrire des nouvelles ?

D. D. – Cette idée d’exotisme, que tu identifies dans mon parcours universitaire, est très juste : je me suis placé dans un cadre classique (la littérature française d’Ancien Régime), mais en adoptant un sujet de recherche un peu hors-norme (l’érotisme). Je retrouve le même équilibre de classicisme et de baroque dans ce que j’écris : j’aime adopter un style poli, près du « bon usage », mais pour raconter des histoires étranges, bizarres, merveilleuses, parfois franchement indécentes.

Pour répondre à ta question, l’écriture de fiction s’est développée en parallèle avec mes études. Il me semble que ce sont deux voies qui sont nées à peu près en même temps et qui se sont côtoyées sans jamais se rencontrer. Les croisements entre les deux ont été plutôt rares et indirects : on pourrait retirer de ma vie tout mon parcours universitaire, et mon œuvre de fiction resterait intacte, il n’y manquerait aucun élément. L’inverse serait aussi vrai. J’ai donc commencé à écrire au début de mes études universitaires, publiant dans des revues parfois bien modestes, parfois plus professionnelles. Je me sentais de l’imagination, et j’avais envie de raconter des histoires. Comme de nombreuses idées variées me venaient et que je ne voulais en sacrifier aucune, je me suis dit que le genre littéraire bref convenait à mes besoins : il me permettait d’exploiter tous ces différents scénarios que je trouvais intéressants. À ce goût du récit se sont ajoutées des raisons plus pragmatiques d’aller vers la nouvelle : elle permet de publier immédiatement en revue (au lieu d’attendre de trouver un éditeur pour un roman entier) et elle se rédige plus vite, exigeant donc un travail plus limité dans le temps, ce qui s’harmonise avec des sessions universitaires bien remplies.

M. L. – Tes nouvelles sont d’inspiration très variée, avec une inclination vers le fantastique, le non-réalisme ou le réalisme magique. D’où cela te vient-il ?

D. D. – C’est une grande question pour les artistes : d’où nous viennent nos idées, nos images intimes, nos sensibilités ? Pourquoi un tel est-il fasciné par le symbole du labyrinthe, alors que tel autre éprouve un amour profond pour l’univers victorien ? C’est pour moi un mystère dont la solution se trouve dans les ténèbres impénétrables de notre inconscient. Je ne peux donc pas te dire d’où me vient mon goût pour le surnaturel et la magie, mais je peux te dire quel sens j’y trouve et pourquoi j’adhère à ces inspirations fantastiques qui me viennent spontanément. Pour moi, le fantastique offre de grandes séductions à l’imaginaire : les fantômes, les arts occultes, la divination, la sorcellerie, tout cela démultiplie ce que le monde peut nous offrir. Le sur-naturel est ce qui transcende le monde de la nature et offre une vision plus exaltante de notre univers quotidien. En ce sens, je me sens proche du courant symboliste. Mais le fantastique a également pour moi une fonction épistémologique. Il nous rappelle que ce que nous croyons connaître est limité, et qu’il existe une autre réalité, qui est forcément angoissante puisque nous ne la connaissons pas. Le fantastique me semble offrir une leçon d’humilité à l’esprit humain : nous ne connaissons pas tout, un ordre de réalité différent existe en deçà (ou au-delà) du nôtre. Dans mes nouvelles, les personnages se heurtent à des « déchirures » dans leur environnement familier, et ont des aperçus (plus ou moins grands, donc plus ou moins angoissants) de cette autre couche d’existence, qui double celle que nous croyions connaître, et dont nous pensions ne rien devoir attendre de nouveau.

M. L. – Dans « Le petit noël aux marionnettes », la réalité bascule justement vers un fantastique que je qualifierais de hoffmannien, avec ce marionnettiste italien qui anime, pourrait-on dire, magico-mécaniquement la ville de Bruxelles, comme une immense poupée Olympia. Comment t’es venue l’idée de camper cette histoire et pourquoi en Belgique ?

D. D. – Je suis fasciné, sans savoir pourquoi, par tout ce qui évoque l’humain, mais sous une forme primaire ou déformée : mannequins, poupées, marionnettes, automates, monstruosités, singes… Peut-être que j’y vois l’expression d’une sorte de vérité sur l’humanité, dépouillée de ses prétentions et réduite à quelque chose de faible, de simple, quelque chose qui est à la fois triste et poétique. Écrire une nouvelle sur les marionnettes était donc pour moi un accomplissement par lequel je désirais manifester mes goûts particuliers. Et l’image de la marionnette s’est transformée comme magiquement, a mené à d’autres images, celles d’une maquette urbaine et d’une maison de poupée, toutes deux animées.

Pour ce qui est de Bruxelles, j’y avais fait un court séjour à la fin des années 1990, à l’occasion d’un concours littéraire dont j’avais été l’un des lauréats. Ce voyage m’avait permis de découvrir une ville dont les éléments médiévaux m’avaient tout de suite séduit. J’avais aussi découvert, je ne me souviens plus comment, le merveilleux théâtre de marionnettes de Toone. Et j’étais entré en contact avec l’univers d’auteurs belges de fantastique que je ne connaissais pas, Michel de Ghelderode et Jean Ray, dont la puissance d’imagination m’avait renversé. Tout cela mis ensemble, un brassage s’est fait dans ma tête, qui a donné naissance à ce « Petit noël ».

Une note sur le personnage du fabricant de marionnettes dans la nouvelle, le signor Fantuzzi. Alors que je m’ingéniais à écrire un texte qui serait à la hauteur de mes ambitions, je me décourageais de ne pas y parvenir et de ne produire qu’une pâle copie des scènes qui se déployaient dans mon imagination. J’ai pensé abandonner le travail. Et puis, je me suis dit que j’allais plutôt instiller dans mon histoire un personnage qui représenterait mes doutes et mes déceptions de créateur. Finalement, je me félicite de ce choix, car « Le petit noël aux marionnettes », s’il n’est pas aussi beau que dans mes rêves, est encore une nouvelle dont je suis fier, et qui selon moi possède un charme de rêverie mélancolique.

M. L. – Merci David pour ces propos éclairants.

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