N°14 – De Montmartre à la gloire

Henri Duvernois (1875-1937)

            Il faut exprimer notre reconnaissance envers la revue Brèves de nous avoir fait connaître Henri Simon Schwabacher, dit Henri Duvernois. Dans le numéro 108 de cette incomparable « anthologie permanente de la nouvelle », M. Eric Dussert choisissait de nous présenter une nouvelle admirable de style, d’humour, d’esprit et de sentiment, intitulée La Leçon. Henri Duvernois y déployait autant de psychologie que de sens dramatique – car il était d’abord auteur pour le théâtre, et cette habitude de la scène se ressent dans ses dialogues. Il était aussi homme de presse, de sorte que la forme courte lui était naturelle ; enfin, il était romancier, et savait bâtir et conter une histoire.

            Comment un auteur qui connut si parfaitement le succès de son vivant peut-il être à ce point oublié de nos jours ? C’est le grand mystère de la postérité, et de l’apparent arbitraire qui l’accompagne. Figure de la vie parisienne, qui côtoya Daudet et Zola, ami de Mistinguett et de Van Dongen, Henri Duvernois laissa une œuvre considérable (où se trouvent aussi des scénarios de cinéma et des livrets d’opérette), œuvre épuisée aujourd’hui, à quelques rares livres près ; quant à ses nouvelles, elles sont éparses dans de vieilles livraisons du Matin, de la Vie parisienne, de l’Excelsior ou du Journal… Qui sortira ces joyaux de leurs écrins de poussière ?

            Nous vous parlions de La Leçon, notre première rencontre avec l’auteur. Ce texte était tiré d’un mince recueil de 1936, Cinq nouvelles, illustré par Georges Gaudion à la manière de Boucher, Rodin, Vlaminck, Friesz… Nous nous sommes procuré ce volume, et y avons trouvé d’autres délices ; c’est l’une d’elles que nous vous proposons aujourd’hui : De Montmartre à la gloire. L’ingénieux Gaudion avait illustré à la manière de Toulouse-Lautrec cette piquante et mélancolique histoire. Quant à nous, c’est à une jeune artiste israélienne originaire d’Ukraine, Sivan (Svetlana) Buntova, que nous avons demandé de représenter les réunions de la bohême décrite ici ; elle y montre bien du talent, et c’est son premier dessin pour Onuphrius.

            Notons qu’Eric Dussert, infatigable défricheur de textes méconnus, consacre à la passionnante question des auteurs oubliés une suite de portraits, en un ouvrage justement appelé Une forêt cachée (La Table ronde).

Jean-David Herschel

 

DE MONTMARTRE À LA GLOIRE

     Cela remonte à l’époque héroïque de Montmartre, un temps qui prend le nimbe de la Légende et dont les survivants affirment : « Nous nous amusions bien alors », car les pauvres hommes n’arrivent même pas à se mettre d’accord avec leurs souvenirs. Imaginez un Montmartre terrible et naïf, mi-bouge, mi-champêtre, hoffmanesque et sentimental, traversé d’injures et de romances, de commerces louches et d’art désintéressé.

     Quelques collégiens, sur la fin de leurs études, se réunissaient le jeudi et le dimanche, dans une petite cabane de la Butte, pourvue de tout l’inconfort, mais compensée par un grand jardin. C’était la propriété du doyen de la bande, un fantaisiste qui avait déjà une ombre de moustache et un soupçon de barbe et qui, les jours de liberté, s’habillait de velours marron, estimant que cela « faisait chansonnier ». Il s’appelait… mettons Francis Héneste, car il convient d’appliquer des noms imaginaires aux personnages réels d’une histoire vraie. Or, cette histoire est authentique. Héneste, orphelin, se trouvait sous la domination d’un tuteur qui dévorait le patrimoine de l’adolescent confié à sa garde. En prévision des comptes à rendre lors de la majorité de Francis et par crainte du bagne, le tuteur s’était constitué le camarade de son pupille qu’il accablait de menus cadeaux : fume-cigarettes, portefeuilles en simili-maroquin, cravates légèrement défraîchies, etc. Venant d’acheter, pour son compte personnel, une villa en Normandie, le tuteur, pris d’un vague remords, avait offert à Héneste cette bicoque montmartroise : « Cela te donnera, affirmait-il, le sens de la propriété et le goût de la campagne. »

     Nous venions là les jours de congé. Héneste, assez dépourvu de ce que l’on appelait l’ « argent mignon » destiné aux plaisirs, offrait à ses invités du coco au citron et des sandwiches de gros pain fourré de pâté de foie. Des paquets de tabac caporal complétaient l’orgie. Les habitués étaient peu nombreux. Il y avait Clément Fournier, poète qui est devenu membre de l’Institut, section des langues orientales ; Paul Mignot, peintre, devenu marchant de primeurs ; Lucien Trouchard, romancier, devenu armateur ; Maurice Daffrot, auteur dramatique, devenu juge au Tribunal de commerce. Seul Héneste ne devait point changer. Oisif il était, oisif il est resté. Sa plus chère ambition est de n’en point avoir. Ayant sauvé quelques sous des griffes de son tuteur, il vit quelque part, en province, dans une bicoque semblable à celle de Montmartre. Il est toujours vêtu de velours marron, toujours rasé de l’avant-veille. Il dispose encore, pour l’invité, d’un siège boiteux, d’une bouteille de vin frais, de pain bis et de fromage. Il n’est pas resté fidèle à sa jeunesse, sa jeunesse lui est restée fidèle : nuance appréciable !

     Dans la cabane baptisée « Le Petit Château » par son propriétaire, si jeune alors, il n’était question que d’art et de littérature. Clément nous lisait ses vers qui s’inspiraient, selon la mode, de Sully-Prud’homme ou de Verlaine. Paul nous montrait ses tableaux de la tradition la plus tremblotante : scènes de genre ou pastels de pensionnat ; Maurice nous régalait de se pièces genre Alexandre Dumas fils, avec répliques mordantes et morceaux de bravoure. Notre hôte représentait le public… charmant public, d’ailleurs, qui trouvait tout admirable, par indulgence personnelle et pour éviter les discussions. Il était entendu que le cénacle resterait fermé aux profanes. Une seule fois, le tuteur fut admis. Il parut, l’œillet à la boutonnière, la lorgnette du sportsman en bandoulière et il se retira au bout d’un quart d’heure, saisi de respect devant cette jeunesse studieuse et atteint d’une forte migraine. Ce vieillard était frivole. Il ne reparut jamais au Petit Château.

     Par un joli dimanche de juin, Clément nous lisait un poème. Au dixième vers, il s’arrêta. Nous restions surpris de cette concision inaccoutumée. Il nous imposa silence :

     – Je n’ai pas fini ; mais il y a quelqu’un dans le jardin.

     – Nous allons voir ! décida Héneste.

     Il sortit. Nous nous mîmes à la fenêtre et nous aperçûmes une petite fille d’une douzaine d’années, une petite fille en haillons, pieds nus et qui levait vers nous une frimousse sale où la crainte se tempérait d’un sourire.

     – Qu’est-ce que tu fabriques ici ? interrogea Héneste. Tu ne sais donc pas que tu es dans une propriété privée ?

     Il lui jeta deux sous.

     – Tiens, prends ça et fiche le camp !

     – Je ne pilonne pas, protesta la petite fille. Vous pouvez reprendre vos deux sous. Sûr que je ne me baisserai pas pour les ramasser.

     – Elle a de l’amour-propre, murmura Maurice.

     – C’est même la seule chose qu’elle ait de propre ! dit Paul.

     Et il ajouta :

     – Le savon doit coûter cher dans ton pays !

     – Je me suis lavée ce matin, protesta la petite fille, mais la suie tombe dans mon quartier.

    – Enfin tout cela ne nous explique pas ce que tu es venue faire ici, reprit Héneste.

     – J’écoutais ! dit-elle.

     – Et, interrogea le poète avec une nuance d’anxiété, tu trouvais ça gentil ?

     – C’est selon.

     La réponse nous charma. Héneste balança un instant, puis il demanda à la petite si par hasard elle n’avait pas soif, car il est permis à tout le monde d’avoir soif par une chaude après-midi de juin. Et sur sa réponse affirmative, il ajouta :

     – Entre. Tu mangeras aussi un petit morceau pour accompagner le champagne pur jus… Tu n’as jamais bu de champagne ?

     – Non, monsieur.

   – Tu goûteras du nôtre. Il est sucré et il a le goût de réglisse. Comment t’appelles-tu ?

     – Matiousse, Joséphine.

     Afin de rendre un délicat hommage au poète qui venait de nous chanter les mérites d’une nommée Éliane, notre hôte n’hésita pas à débaptiser la nouvelle venue :

     – Entre, ma petite Éliane.

     L’enfant ne se le fit pas dire deux fois. Elle enjamba la fenêtre, tomba, pieds joints, dans notre salle d’audition, dévora deux énormes sandwiches et but un grand verre.

     – C’est du foie de cochon, décida-t-elle entre deux bouchées ; c’est fameux, vu que ça graisse les boyaux, mais votre champagne ressemble à du coco. Il ne faudrait pas, tout de même, me prendre pour une tourte !

     L’invitée conquit la sympathie de tous, sauf de Clément qui lui en voulait d’avoir interrompu son poème. Fine mouche, elle s’en rendit compte. Quand elle fut rassasiée, elle ramassa les miettes qu’elle avala :

     – Reprenez où vous en étiez, pria-t-elle ; je ne bouge plus.

     Et elle ne bougea plus, ayant remarqué comme elle nous l’apprit plus tard, que l’on s’instruisait quand on croyait s’ennuyer. Si nous avions été des observateurs plus sagaces, nous aurions été frappés par la faculté d’attention de la jeune Éliane. C’est une qualité rare entre toutes et ceux qui la possèdent ont toutes les chances de réussite. Il y avait, dans cette vagabonde, l’étoffe des grandes ambitieuses qui écoutent, en attendant que sonne pour elles l’heure de parler. Elle appréciait la voix humaine, quand elle ne profère ni insultes ni grossièretés. Et, à ce point de vue, les vers de Clément, fleuris de roses et bondés de petits oiseaux, lui plaisaient. Elle manifesta sa satisfaction, après la lecture, en jugeant : « C’est bien envoyé ! » Puis elle cueillit dans le pot de grès une énorme boulette de pâté qu’elle enfourna gracieusement, comme elle eût fait d’une praline…

     D’où venait-elle ? Nous ne le sûmes jamais au juste. J’ai déjà expliqué qu’elle n’était pas bavarde, surtout en ce qui la concernait. Sa mère, blanchisseuse, ne s’occupait guère de sa progéniture. Joséphine ne désignait que vaguement une sorte de parâtre qu’elle appelait avec haine : « Monsieur Désiré ».

     Ainsi notre public s’augmenta d’une unité.

     – Il faut faire mieux pour elle, jugea Héneste ; nous avons donné à cette enfant l’habitude du luxe et de l’art. Dans deux ans, nos études seront terminées. Que deviendra-t-elle ? J’ajoute que cela me crève le cœur de la voir courir pieds nus et vêtue de toile d’araignée. Voici une tirelire qui sera celle d’Éliane – car elle avait accepté d’enthousiasme ce prénom romanesque et prétentieux. – Je mets vingt francs. Que chacun fasse ce qu’il peut !

     Ainsi notre adoptée put bientôt s’acheter une paire de bottines. Ce fut une cérémonie imposante qui se déroula chez un revendeur de la rue Lepic. La première paire de bottines que mit Joséphine n’était pas absolument neuve et, malgré l’épaisseur des bas, elles parurent trop larges : « Ça fait mon blot, remarqua-t-elle, vue que je suis plutôt appelée à grandir ». Le jeudi suivant elle boitait.

     – Je les ai gardées pour dormir, nous confia-t-elle, tant j’avais peur que maman les chipe. Il vaut mieux les retirer, rapport que les pieds ont tôt fait de gonfler ; mais vous pouvez être tranquilles : je m’habituerai.

     Elle eut aussi un chapeau qu’elle voulut à plumes, une petite robe à pois beiges sur fod rouge et un parapluie.

     – Qu’as-tu raconté à ta mère et à Monsieur Désiré ? interrogea Héneste.

     – Je leur ai dit que j’ai trouvé des louftingues, répondit-elle avec simplicité.

     Bientôt une espèce de coquetterie lui vint. Elle enleva de son répertoire tous les mots d’argot et elle nous pria de la reprendre quand elle ne faisait pas « les liaisons ». Deux ans plus tard elle entrait en apprentissage chez une somnambule. Désiré expiait en prison quelque espièglerie. La mère blanchisseuse, adoucie, se vouait définitivement à son rôle de mère. Munis de diplômes, nous nous séparâmes, laissant à notre protégée une garde-robe convenable, des opinions littéraires avancées, quelques notions d’orthographe et une somme de deux cent quatre-vingt-douze francs, fruit d’une collecte.

     – Ne vous dérangez plus pour moi, nous conseilla-t-elle en manière d’adieu. Je me débrouillerai toujours, n’ayez pas peur !

     Et quinze années s’envolèrent. Beaucoup d’entre nous n’ayant à leur actif qu’un bienfait, n’oublièrent pas Joséphine-Éliane. Héneste, à chacun de ses passages à Paris, nous réunissait. Il était parfois question de la petite : « Qu’a-t-elle pu devenir ? »

     La réponse nous fut donnée un soir par Clément :

     – J’ai rencontré Joséphine avant-hier… Un vrai miracle ! Très chic et très jolie ! Nous lui avons porté bonheur. Nos regards se sont croisés. J’ai hésité. Elle aussi. Elle est entrée dans une pâtisserie et je n’ai pas osé l’aborder, mais je parierais que c’était elle.

     Héneste nous apporta la confirmation le lendemain :

     – Une nouvelle formidable… Tenez ce portrait !

     – Eh bien ! oui. Fanny Duprait, des Variétés…

     – Regardez ! Fanny Duprait, c’est Joséphine !

     – Tu es fou !

     – Joséphine avait de la volonté. Quand une femme a de la volonté, elle devient jolie !

     – Sa bouche, je retrouve sa bouche, une bouche à torgnoles, comme elle disait.

     – Allons ! Je l’ai vue trois fois sur la scène, je l’aurais bien reconnue !

     – Aux Variétés, nous nous rendrons compte.

     Je dois constater qu’au rendez-vous fixé, chacun de nous apparut vêtu, coiffé et ganté avec soin, car chacun de nous avait l’obscur espoir d’une aventure, juste rétribution de nos générosités d’antan. Quoi qu’il arrivât, nous nous promettions une charmante escapade dans les coulisses, l’explosion reconnaissante de notre protégée : « Enfin, c’est vous ! »… Etc…

     La fête commença dans un restaurant célèbre, voisin du théâtre. Nous nous sentions déjà un peu rivaux : « C’est moi qui l’ai tirée de la crotte » se vantait Héneste. Et Lucien s’écriait : « En tous cas, c’est moi qui ai eu l’idée de lui acheter des bottines. Elle n’aurait pas fait sa carrière pieds nus. » Nous fûmes les premiers arrivés en un temps où il n’était pas de rigueur de venir au spectacle avec une heure de retard. Nous avions loué l’avant-scène droite. On jouait une comédie parisienne et Joséphine parut. Car c’était bien elle. La petite fille haillonneuse, chrysalide grisâtre, s’était muée en papillon radieux. C’était elle, son air appliqué et mutin, sa bouche « à torgnoles » désenflée et rougie avec art, une Joséphine svelte, élégante, et vive et spirituelle. Nous ne pûmes nous empêcher d’applaudir. Quelques spectateurs se tournèrent vers nous en riant et applaudirent à notre suite. Fanny Duprait avait la faveur du public. On reconnaissait alors cette faveur au succès obtenu par une actrice grâce à ce qu’elle apportait de grimaces personnelles, de phrases improvisées, enfin à tout ce qui n’était pas le texte de l’auteur. La fin du premier acte fut accueillie chaleureusement, mais notre avant-scène se signala par son enthousiasme. Nous n’obtînmes de notre amie qu’un regard à peine appuyé, très peu différent de celui qu’elle avait adressé à gauche, en s’inclinant.

     À la fin du deuxième acte, nous chargions le chasseur du restaurant où nous avions dîné, d’apporter à l’élue une gerbe de roses et un billet ainsi conçu : « Les anciens camarades du Petit Château, en souvenir de Montmartre et d’Éliane, prient Mlle Fanny Duprait d’agréer leurs compliments amicaux. Ils viendront la saluer à la fin de la pièce et lui demander de souper avec eux, – sans pâté de foie ni coco au citron ! » Suivaient nos prénoms. Héneste retint un cabinet particulier et commanda un menu soigné.

     Pendant le troisième acte, prise par l’action sans doute, notre protégée ne nous adressa aucun signe : « Elle a raison, approuva Maurice ; cela ne se fait pas et elle risquerait une observation de son directeur ». Le rideau chut sur une manière de triomphe. La vedette salua trois fois de face, sans se tourner de notre côté. « Elle a reçu notre lettre, mais elle ne veut avoir l’air de rien ! » jugea Héneste, toujours optimiste.

     L’ouvreuse nous conduisit à une porte pratiquée à côté du contrôle et qui menait aux loges d’artistes. Il nous fallut longer d’abord de corridor humide comme des oubliettes et où l’on retrouve le pilier où s’amorçait, en 1807, l’escalier particulier de l’Empereur. Et ce fut le couloir des loges. Un soprano glapissait : « Enfin je ne te demande pas si tu me trouves du talent. Je veux simplement savoir si tu lui as dit que je jouais comme un veau froid : toute la question est là. Je n’accepte pas veau froid et mon ami non plus, je te préviens… » Par bonheur ce n’était pas l’organe si frais de notre amie. Elle avait, elle, tout au fond, une loge isolée…

     – Nous sommes arrivés, dit Héneste. Voici sa carte : Fanny Duprait.

     Il frappa, avec une douceur défaillante.

     – Une seconde, fit une voix, j’ouvre tout de suite.

     La seconde dura un quart d’heure. Puis la porte s’ouvrit et une habilleuse parut :

     – Vous désirez ?

     – Mademoiselle Fanny Duprait.

     – C’est pour quoi faire ?

     – Nous venons la saluer. Nous sommes des amis. D’ailleurs nous lui avons écrit.

     – Qui dois-je annoncer ?

     – Les messieurs du Petit Château, prononça Héneste avec fierté.

     – Les messieurs ?…

     – Du Petit Château…

     – Bien, monsieur le comte. Une minute.

     La seconde avait duré un quart d’heure. La minute n’excéda pas dix secondes. La porte s’entrebâilla de nouveau :

   – Je viens de faire la commission à Mademoiselle, reprit l’habilleuse. Mademoiselle m’a dit comme ça que je dise à ces messieurs qu’elle regrettait énormément, mais qu’elle ne pouvait les recevoir, vu qu’elle se donne beaucoup dans la pièce et qu’elle se trouve fatiguée.

     – A-t-elle reçu les roses ? interrogea Lucien.

     – Si on les a envoyées, elle les a reçues, mais Mademoiselle ne remercie jamais pour les fleurs ni pour les bonbons. Elle est trop fatiguée par la pièce. Elle m’a bien recommandé de dire à ces messieurs qu’elle était aux regrets… Il faut s’adresser à sa secrétaire pour les rendez-vous.

     Et la porte se referma.

     – Voilà ! Conclut Maurice. Nous en sommes pour notre dérangement, pour notre lettre et pour notre bouquet ! Ça nous apprendra !

  – Vous vous souvenez, murmura Héneste, quand nous lui avons acheté sa première paire de bottines…

    – Filons…

  – Non… Attendez. J’ai une idée… Cette pimbêche-là mérite une leçon. Faites comme moi.

     Il se pencha et retira ses escarpins.

     – Dépêchez-vous ; je l’entends qui vient…

     Et quand Joséphine-Éliane-Fanny, fière comme une reine, enveloppée dans une zibeline et ficelée dans ses colliers de perles, sortit de sa loge, elle dut passer entre une haie formée par des messieurs en habit noir, qui tenaient, comme ils eussent présenté les armes, leurs souliers à la main… Réminiscence de la première paire de bottines et des temps révolus ! L’étoile resta interdite une seconde, puis elle passa, suivie d’un monsieur correct et intrigué.

    – Qu’est-ce que c’est que ces gens-là ? interrogea le monsieur.

     Joséphine répondit :

   – Des musulmans, sans doute. Ils ont l’habitude de se déchausser en signe d’admiration.

     Et elle disparut.

     Héneste conclut :

     – Elle a toujours sa réplique prête ! Pas mal, en somme, ce qu’elle a trouvé. Voyez-vous, mes petits gars, nous avons manqué de psychologie… Le passé, que voulez-vous, c’est le domaine des hommes… Pour les femmes, ce sont des dates et elles ont les dates en horreur… Allons souper tout de même, puisque c’est commandé !

Henri Duvernois

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