Maurice Leblanc (1864 – 1941)
La belle découverte que voilà ! Maurice Leblanc, l’illustre inventeur d’Arsène Lupin, était nouvelliste, et de grand talent. C’est d’ailleurs dans une nouvelle qu’il créa en 1905 le personnage du gentleman cambrioleur qui devait lui apporter le succès (L’Arrestation d’Arsène Lupin, commande de Pierre Lafitte pour le mensuel Je sais tout). Bien avant cela, il avait publié de nombreuses nouvelles dans Le Journal et dans Gil Blas. Est-ce le ton général de ce dernier quotidien qui orienta sa plume vers des thèmes fort peu conventionnels (l’impuissance masculine, l’inceste, le multi-partenariat chez la femme, une agression commise sur scène, le harcèlement d’un voisin, un viol consenti pour éviter un cambriolage…) ? Des recueils compilent ces récits amers ou acides : Des couples (1890), Ceux qui souffrent (1894), Les Lèvres jointes (1899) ; quant aux Contes du soleil et de la pluie (un titre ouvertement maupassantien), on y trouve cent dix nouvelles et chroniques publiées entre 1902 et 1907 dans le quotidien sportif L’Auto.
Adolescent, Maurice Leblanc côtoya, en sa Normandie natale, Flaubert et Maupassant ; monté à Paris, il connut Renard et Gautier, fréquenta Mallarmé, Alphonse Allais… Ses créations policières ont implacablement éclipsé sa production naturaliste. Celle-ci réserve pourtant d’excellentes surprises aux fouineurs que nous sommes, tant l’écrivain excelle à raconter, et tant son style est alerte, son esprit pénétrant. Voici, à titre d’exemple brillant et partial, une courte nouvelle « à pointe », dont le thème « sportif » était bien fait pour convenir au journal L’Auto, où elle a paru le 17 avril 1904. Elle est superbement illustrée par notre camarade Sivan Buntova.
À ce propos : nous ne cherchons pas nécessairement, dans les illustrations que nous faisons exécuter, une représentation exacte de l’action décrite dans les textes. Il peut s’agir d’une libre interprétation, d’un « écho », d’une mise en regard. Ainsi, dans Service d’ami, il est question d’une « 24-chevaux, couverte, qui porte facilement ses deux cents kilos de bagages » ; or nous avons préféré représenter une auto décapotable, afin qu’on y puisse voir nettement, et de façon plus suggestive, des caisses, valises ou tableaux dont on imagine le riche contenu…
A. B. C. Noun
SERVICE D’AMI
Je ne connais rien de plus délicieux, quand on vit comme moi dans la bonne solitude, que de voir cette bonne solitude troublée le plus souvent possible. Mais il faut avouer que ce jour-là j’eus affaire à des personnes particulièrement séduisantes.
C’est à l’auberge du village près duquel se trouve mon château que je rencontrai le comte et la comtesse d’Essaur. Tout de suite une vive sympathie s’établit entre nous. Le comte, jeune encore, est un des derniers gentilshommes de ce temps. Il compte au nombre de ceux dont on peut dire qu’ils possèdent la tradition. Sa conversation a de la chaleur, du piquant et du fond, si l’on peut s’exprimer ainsi. Une heure après avoir fait sa connaissance, j’étais vraiment sous le charme.
Sous le charme aussi de Louise d’Essaur. La beauté ajoute un tel attrait aux dons de l’esprit ! Or, la comtesse est belle, belle comme il sied de l’être, avec douceur, avec grâce. Bien entendu, ce n’est pas en une demi-journée que l’on tombe amoureux, fût-ce de la plus merveilleuse personne. Cependant, j’avoue que je n’ai pas subi sans trouble l’enchantement de ces grands yeux noirs et de cette voix harmonieuse. Encore à l’heure présente…
Ce qui donna à nos relations un tour d’intimité immédiate, ce fut notre amitié commune pour le vieux duc d’Éverlin, dont le château n’est qu’à trois lieues de mes propriétés. Ils l’avaient connu l’année précédente à Rome. Et justement leur voyage actuel n’était qu’une occasion de rendre service à leur ami. Il les avait priés de passer, en revenant de Paris, par son château, d’y surveiller l’emballage d’un certain nombre d’objets précieux et de les lui apporter à Rome, où il voulait s’installer définitivement. Les concierges, prévenus, étaient en train de faire le nécessaire.
« L’ennui, expliqua le comte, c’est que l’aubergiste ne peut nous fournir qu’une carriole. Trois heures pour aller, quatre heures ensuite pour regagner la gare, ce sera dur. Et puis, aurons-nous le temps ? »
— Qu’à cela ne tienne, m’écriai-je, je cours chercher mon automobile…
— Vous êtes trop aimable, mais les caisses, les malles…
— C’est une 24-chevaux, couverte, qui porte facilement ses deux cents kilos de bagages. D’ailleurs, nous ferons deux fois le trajet, trois fois, s’il le faut… »
Une demi-heure après nous filions, la comtesse d’Essaur à mes côtés. Ai-je besoin de dire que je mis tout mon orgueil à établir le record de cette courte distance ? La comtesse souriait, amusée, sans la moindre peur, malgré l’audace de mes tournants. En moins de quinze minutes nous étions au château.
Les concierges et le garde attendaient. Le comte se fit connaître d’eux, et l’on commença. Au fond, il n’y avait plus qu’à vérifier le contenu des caisses d’après la liste qu’en avait dressée le garde, à contrôler avec les instructions données aux d’Essaur par le vieux duc, à fermer, clouer et charger sur l’automobile.
Le comte l’avait prévu : un voyage ne suffit point. Il en fallut trois. J’en aurais fait dix : la comtesse m’accompagnait, et elle goûtait si fort la griserie de la vitesse !
Je puis dire que la journée fut rude, et que je me dépensai sans compter, n’y regardant pas à donner un coup de main, clouant moi aussi, enlevant les malles, les débarquant à la gare, remplissant les feuilles d’expédition. J’avais promis que tout serait terminé dans les délais fixés, et j’en faisais une question d’amour-propre personnel. Il me plaisait que la comtesse sût ce qu’un campagnard de mon espèce pouvait accomplir lorsqu’il était stimulé par les beaux yeux d’une jolie femme. La sueur qui coulait de mon front en fut la meilleure preuve.
Enfin, à neuf heures du soir, mes amis d’Essaur montaient dans l’express qui arrive à minuit à la frontière italienne. Les adieux furent chaleureux. On devait se revoir bientôt. Le comte me dit en me serrant la main :
« Je ne manquerai pas de rapporter au duc tout ce qu’il vous doit. Vous le connaissez, votre complaisance le touchera profondément. »
On se quitta sur cette phrase qui me réjouit, car j’aime fort le vieux duc.
* * *
Et, d’ailleurs, la joie d’obliger ne trouve-t-elle pas sa récompense en elle-même ? La gratitude de ceux à qui l’on rend service est délicieuse, mais rendre service suffit.
Durant huit jours je savourai ce plaisir désintéressé. Je le savourai moins par la suite lorsque les événements se dessinèrent, et qu’il me fallut subir un mois de prison pour avoir cambriolé avec mes amis Galimoux, dits comte et comtesse d’Essaur, le château de mon excellent ami le duc Éverlin.
Mais quoi ! aujourd’hui ma bonne foi est reconnue. On a admis que je n’étais pour rien dans les fausses lettres envoyées aux domestiques pour accréditer les deux escrocs. Je suis libre, et je peux rire de tout mon cœur de cette petite mésaventure, tout en me rappelant les beaux yeux de la comtesse.
Il est vrai que, dans le village, on ne me salue plus, que les enfants me jettent des pierres, et que le vieux duc, réinstallé dans son château, a donné ordre à un garde de tirer sur moi si j’approchais de la grille d’honneur.
À part cela…
Maurice Leblanc