N°33 – Feu Harriett

Louis Mullem (1836 – 1908)

  Il nous faut remercier une nouvelle fois notre excellent confrère René Godenne – défenseur de la nouvelle belge pour notre belle revue, mais aussi de la nouvelle française dans les livres savants qu’il y a consacrés – de nous avoir ouvert d’exaltantes perspectives : c’est en feuilletant son Inventaire de la nouvelle française (1800-1899), publié chez Garnier en 2013, que notre curiosité s’est trouvée piquée par la mention de Louis Mullem et de ses Contes d’Amérique, parus en 1890, dédiés à Alphonse Daudet, spécialement par une nouvelle intitulée Feu Harriett, qui promettait d’être assez singulière par son traitement fantasque du thème spirite. Nous ne nous attendions simplement pas à ce que cette doctrine, fort en vogue au moment où l’auteur écrivait sa nouvelle – publiée d’abord dans La Vie populaire en 1882 –, se prêtât aux développements franchement drolatiques que vous allez, chers lecteurs, découvrir à votre tour.

  Tout commence ici comme une nouvelle fantastique, et l’on sent ce que doivent à l’école naturaliste les premières descriptions, fort véloces, du paysage qui sert de cadre à l’intrigue. On ne sait pas encore quelle ironie habite ce style fleuri, cette prose ciselée. Quand s’annonce le thème du revenant, le lecteur attend que quelque dérèglement progressif vienne troubler la normalité du quotidien et introduire en son esprit le doute. Mais nous sommes ici à mille lieues du malaise, ménagé savamment et par petits touches, dans Le Horla de Maupassant ou dans un roman tel que Spirite de Gautier. Point de médiation entre le franc merveilleux que recherche le personnage de Harris Westland pour le distraire de sa vie trop bien réglée, symbolisée par la montre dont le battement ponctue toutes ses activités, et le matérialisme triomphant, dont l’empire doit s’étendre jusqu’au monde des âmes, convoquées à heure fixe.

  Louis Mullem, journaliste républicain d’origine juive hollandaise, chroniqueur musical, compositeur, romancier, auteur dramatique et surtout nouvelliste fécond, incarne à merveille l’esprit de Paris ; sa verve, sa gouaille, son verbe étincelant, son humour imparable et son goût pour l’anticipation pseudo-scientifique, le rapprochent de Huysmans, dont il fut l’ami, ou d’Alphonse Karr, capable comme lui de formules d’un haut comique. Harris Westland est ainsi « extrêmement engoué de nécromanie » ; il s’attend à « goûter, bien à son aise, toutes sortes de distractions extra-terrestres », s’abandonne de plus en plus « sur la pente des inductions résurrectionnelles », se livre, en compagnie d’une colombe, au charme d’un « tête-à-tête volatilo-yankee », puis aux « splendeurs palpables du fantôme », lequel tire un grand bénéfice de son « noviciat d’outre-tombe ». Au fond, s’il fallait comparer Mullem à Gautier, ce serait au Gautier qui sut traiter avec une ironie féroce les clichés du fantastique, dans La Cafetière ou… Onuphrius !

  Notons qu’en 2007, dans la revue espagnole Anales de Filología Francesa, Mme Noëlle Benhamou a consacré à cette nouvelle une passionnante étude (en langue française) ; on la lira avec profit à l’adresse suivante :
file:///C:/Users/User/Downloads/Dialnet-FeuHarriettDeLouisMullem-3049117.pdf

Jean-David Herschel

FEU HARRIETT

Cette belle journée d’été s’achevait.

Les splendeurs du couchant s’apaisaient comme les derniers accords d’une symphonie de lumière parmi les trouées des grands bois – restes de forêt vierge –qui entourent la jolie ville d’Albany. Le haut feuillage frémissait dans un bain d’or, tandis que le pied des arbres et les basses branches tordaient leurs lignes noires sur l’écharpe de pourpre éployée à l’horizon. Par échappées, au lointain des clairières, la clarté se reflétait plus blanche sur les eaux de l’Hudson, disséminées comme des fragments de miroirs.

Profil maigre sur la sérénité de ce paysage, M. Harris Westland, correctement vêtu de deuil, s’avançait d’un pas réglé dans les longues avenues ; son regard s’abandonnait au charme vague du spectacle; il souffrait et se sentait heureux, car il souffrait d’une manière douce, harmonieuse, pleine de rêve, en parfait accord avec sa tournure d’esprit.

Le bruit court, en effet, dans les cercles psychologiques les mieux informés, que la douleur morale procure aux êtres méditatifs un véritable plaisir intellectuel en ce qu’elle les intéresse au côté caché des choses, à leur imperfection reconnue trop tard, à leur remède possible. Il en serait tout le contraire, croit-on, des individus positifs et uniquement soucieux du fait extrinsèque et – circonstance peu fréquente en Amérique – sir Harris Westland n’était pas de ceux-là.

Il allait donc songeant, avec une contrition dépourvue d’amertume, à la monotonie de l’existence de millionnaire oisif, retraité du négoce, qu’il menait depuis de nombreuses années ; mais diverti non moins que découragé par sa logique habituelle, il ne se découvrait, somme toute, aucune tendance vers un train de vie plus aventureux.

Bercé de plus de tranquille mélancolie encore à mesure que tombait le crépuscule, il s’avisa même de ressentir une sorte de joie déchirante ou d’agréable désolation en constatant le vide dans lequel il somnolait depuis la mort prématurée de Mme Harriet Westland. Car il est triste, mais exact, de rapporter que ladite dame, fort agréable de figure, très ardente d’imagination – faite peut-être pour une destinée moins atone que celle à laquelle l’enchaînait le devoir conjugal – s’était placidement éteinte par ennui, il y avait deux ans, nonobstant l’intarissable béatitude dont l’enveloppait la tendresse de son mari.

Oui, certes ! il l’avait aimée, il l’avait idolâtrée à sa manière à lui, sans fougue, avec solidité. Que n’était-elle encore là ! Que ne pouvait-il, hélas ! reposer encore ses yeux sur ce regard noir et or qu’elle avait si profond, si questionneur, si rempli de langueur inexprimée !…

– Oh, chère Harriett ! soupira-t-il…

Et nous devons ajouter qu’à ce moment de son monologue, sir Harris Westland, ayant regardé l’heure à sa montre, se prit d’une certaine animation et continua sa promenade d’un pas moins dilatoire, comme si la pâle image de la défunte l’attirait dans l’espace, ou comme s’il tendait vers un but où ce caressant souvenir pourrait s’évoquer avec plus de précision.

Quelques rares passants, d’âge et de sexes dissemblables, émaillaient la route ou se glissaient sous l’ombre forestière et regagnaient la ville ; ils portaient une toilette sombre, de même que sir Harris. Plusieurs l’honorèrent d’un salut grave, d’un sourire discret ; ils semblaient, à son exemple, sous le coup de préoccupations funèbres, agrémentées de résignation.

Ces tacites incidents ne laissaient pas que de dégager une sorte de gêne cérémonieuse propre à glacer le cœur. Une indéfinissable appréhension planait…

Mais sans éprouver aucune impression de ce genre, M. Westland gardait son allure quasi-allègre et pressée, lorsque, au premier détour du chemin, une nouvelle rencontre lui imposa le devoir, eût-on dit, de renoncer momentanément à cet excès de promptitude :

Au bout de l’autre avenue, une dame apparaissait…

L’événement, hâtons-nous de l’affirmer, n’eut pour résultat appréciable que de faire éclater la sincérité des regrets dédiés par sir Harris à la plaintive mémoire d’Harriett, et l’indifférence actuellement ressentie par l’honorable gentleman pour le surplus de l’élément féminin. À peine daigna-t-il remarquer l’exquise désinvolture de l’inconnue, évidemment d’âge printanier, qui fuyait en avant, dans la même direction que lui, coquette, agile, entortillée d’une mantille, tenant à la main une jolie valise et découpant sur le fond pâlissant du ciel on ne sait quelle gaie silhouette d’actrice en retard.

Loin de noter ces aimables détails, M. Westland évitait, au contraire, de les apercevoir ; il s’efforçait ostensiblement de ne pas abréger la distance qui le séparait de la belle et ne doubla le pas derechef que lorsqu’elle se fut effacée dans la pénombre verte d’une contre-allée.

Un franc enthousiasme le souleva dès lors. Serré dans son habit noir, tel qu’un notaire mandé pour affaires très urgentes, il courait presque à perdre haleine, lorsque enfin, à l’extrémité d’un sentier latéral, il s’arrêta devant une porte basse et massive, renfoncée dans la robe de lierre d’un vieux mur de briques.

Il tira de la poche de son gilet une clef qui joua facilement dans la serrure, et la porte aussitôt, malgré son air d’abandon, tourna sans bruit sur ses charnières et se referma derrière sir Harris.

Ceci fait, il ne subsista plus le moindre doute sur la profondeur des sentiments de fidélité matrimoniale qui guidaient l’incomparable Westland.

Sa démarche, on va le voir, n’avait pour mobile qu’un saint désir d’épanchement, aux heures recueillies du soir, dans le culte de l’ange disparu : l’enclos dans lequel il venait de pénétrer n’était autre chose que le cimetière d’Albany, avec son vaste éparpillement d’architectures sépulcrales, enguirlandées de feuillées et de fleurs.

M. Westland, le modèle, désormais, des veufs inconsolés, s’engagea dans un dédale de petits sentiers jetés à travers les tombes et bordés de houx, de troènes ou de cyprès ; il se dirigeait, sans hésitation, comme en pays connu, poussant toujours plus loin dans la complication des chemins entrelacés, franchissant parfois des passages ardus, où les ronces irritées crevaient la pierre des anciens morts voués à l’oubli…

Loin, plus loin encore, au plus épais d’une haie d’églantiers, sir Harris franchit une grille qui donnait accès dans une enceinte séparée et, au même instant, il parut ressentir cette intime satisfaction qu’on éprouve à se revoir parmi les siens après une longue absence. Il entrait, en effet, dans le parc réservé pour toujours aux sépultures de sa famille, et l’on appréciait de prime abord la magnificence qu’avait déployée dans ce séjour le richissime propriétaire extrêmement engoué de nécromanie.

Un sable fin couvrait les allées encadrées de bruyères et de touffes de violettes. La flamme expirante du jour permettait encore de lire les noms et qualités des antiques et modestes Westland, grattés à neuf dans le creux des granits, ou luisant sur l’apologie en lettres d’or des Westland plus récents et plus prospères, ensevelis sous les hauts mausolées de marbre. Parmi les arbres majestueux, rudes survivants des siècles, s’alignaient de tous côtés, dans leurs caisses d’ébène cerclées d’argent, les rosiers, les orangers, les citronniers, les lauriers-roses et mille plantes rares d’où s’exhalait une invisible fumée d’encens ; puis, çà et là, sous les verdures inclinées des massifs, quelques sièges de grès aux dossiers mollement recourbés invitaient aux fraîches méditations horizontales.

C’est tout au plus, cependant, si M. Westland daigna laisser tomber sur tant de faste un coup d’œil d’approbation. Sa physionomie radieuse révélait des passions bien supérieures au vulgaire orgueil de posséder un cimetière confortablement entretenu : son désir impérieux de communion mystique avec feu Harriett l’absorbait tout entier ; il fouillait du regard les obscurités du jardin, il écoutait les rumeurs vagues qui bruissaient dans les ramures ; mais, le croirait-on ? M. Westland affectait on ne sait quelle étrange certitude de la présence d’un tas d’êtres surnaturels, disposés à se montrer au premier signal ; il prenait l’attitude de quelqu’un qui s’attend à goûter, bien à son aise, toutes sortes de distractions extra-terrestres ; il semblait même que, pour M. Westland, ces divertissements ne seraient qu’une simple affaire d’habitude et allaient bientôt se reproduire, d’après un programme invariable, dans un ordre accoutumé.

À première vue, une pareille conviction dépassait incurablement le comble de l’impertinence !

Or, il nous faut l’affirmer à l’encontre des présomptions railleuses, les prétentions de M. Westland étaient fondées, son attente n’avait rien de chimérique, sa confiance avait les plus positives raisons d’être :

L’étonnant gentleman ne tarda pas à obtenir des prodiges en plein idéal, à réaliser une foule d’amusements infernaux ou célestes, dont nous devons faire le récit tout en désespérant d’en traduire d’une plume assez légère la merveilleuse subtilité. Car à quels bonds assouplis de bulle d’eau sur un gant de velours, à quel invisible sillon tracé sur l’azur par l’aile du ramier, emprunterait-on des comparaisons capables d’interpréter le charme inattendu, fugitif, capricieux, insaisissable, des scènes qui vont suivre ?

Rien de plus simple toutefois que le début de ces épisodes : le méticuleux Westland se débarrassa de son chapeau et de ses gants couleur d’encre et fit disparaître quelques grains de poussière que la longue promenade sous bois avait mis à son costume ; il alla s’asseoir sur l’un des divans de granit et s’installa commodément, le front à la renverse, sous le feuillage en pleurs d’un saule. Quelques rayons de clarté diurne filtraient encore de l’éther et glaçaient les tombeaux d’une lueur verdâtre où l’ombre des feuilles tremblait comme un vol de papillons noirs.

Durant quelques minutes, Westland se perdit dans cette torpeur délicieuse qui s’épand aux approches des soirs d’été ; puis, tout à coup, ayant fait sonner sa montre à répétition, il eut un sourire étrange : l’heure était venue, la séance d’enchantements s’ouvrait. Un mouvement à peine distinct agitait le dôme de verdure, des bruits de battements d’ailes descendaient de branche en branche, et bientôt après, singulièrement sociable, une colombe se posait sur l’épaule de sir Harris et lui frôlait le visage de son duvet tout soulevé de tièdes palpitations.

– Chère âme ! soupirait le gentleman, évidemment acquis à l’hypothèse qu’une parcelle de l’organisme affectueux d’Harriett revivait sous ce plumage de satin.

Ce tête-à-tête volatilo-yankee fut rapide comme l’éclair ; l’oiseau regagna son nid et sir Harris s’éloigna précipitamment du bosquet.

D’autres magies l’attendaient à la rive d’un lac marginé de porphyre où frissonnaient, dans le centre du jardin, des reflets de ciel.

Dès qu’il fut sur le bord, la nappe d’eau s’étoila d’un sillage lent et souple comme les plis d’une robe de velours, tandis que, sans hésiter, un cygne – second spécimen d’une obséquiosité à peu près inconnue dans l’ornithologie américaine – hâta ses nagées silencieuses et vint offrir son long col flexible aux caresses tremblantes de M. Westland.

Les incidents se multiplièrent dans ce genre empreint de poésie, et sir Harris s’abandonnait de plus en plus sur la pente des inductions résurrectionnelles !

– Chère âme, chère âme ! redisait-il, toujours emporté par une exaltation grandissante, jusqu’à ce que, parvenu vers la limite du cimetière des Westland, il s’arrêtât comme frappé d’angoisse ou de terreur à la perspective d’une péripétie suprême.

Il s’agissait, sans doute, de quelque prodige final et souverainement troublant. Westland, à l’apogée des surexcitations, se sentit faiblir et dut s’appuyer au caisson d’un oranger, mais aussitôt remué par le souffle ondoyant de l’été, ou, peut-être, par une main féerique dissimulée dans l’ombre, l’arbuste en fleurs laissa tomber sur le modèle des veufs un tourbillon de neige parfumée.

Décidément, l’esprit de feu Harriett faisait galamment les choses et rassurait son monde par de bien délicates prévenances !

D’ailleurs, la nuit complète étalait maintenant sa solennité noire ; Westland fit mouvoir encore une fois le ressort de son chronomètre et constata l’instant des épreuves décisives. Il bannit donc toute crainte et s’élança d’un bond, malgré les ténèbres, jusqu’au seuil d’un vaste mausolée dont le fronton, à des heures moins ténébreuses, s’illustrait du nom d’Harriett et dominait le reste des tombeaux.

M. Westland heurta le monument de ses mains suppliantes et projeta, dans l’auguste silence des morts, une multitude de paroles désordonnées.

– Reviens, reviens encore, chère âme ! disait-il avec des cris, avec des sanglots ; reviens, oh ! reviens, ce retard est un supplice !

Alors – émerveillement sans pareil – une lueur morne, une phosphorescence bleue sillonna les vitraux de la chapelle, dont les portes de bronze s’ouvrirent lentement sur les pas d’une apparition blanche à forme humaine ; et de la tombe restée béante s’envolèrent les précieuses senteurs, les fins opoponax, les ylang-ylangs légers qu’exhalerait la chambre à toilette d’une ombre de mondaine enfuie à quelque spectral rendez-vous d’amour.

L’apparition se dressa devant M. Westland, qui la saisit entre ses bras et l’attira contre son cœur, sans rencontrer la moindre résistance.

L’adorable docilité de mistress Harriett revivait dans son fantôme. Mais la défunte semblait avoir acquis, depuis son noviciat d’outre-tombe, des attraits et des séductions qu’elle n’avait certes possédés qu’à l’état de principe dans notre vallée de larmes. Elle s’était montrée bonne comme les anges et chérubins de son sexe, mais à la façon maigre et diaphane, tandis qu’à présent, sous ce linceul glissant comme un déshabillé de soie sur le nu d’une chair de satin, les doigts enfiévrés de sir Harris sentaient s’épanouir des rondeurs plus palpitantes que la gorge de la colombe, plus gracieuses que les cambrures du cygne, plus odorantes que la pluie de fleurs d’oranger.

La constatation de ces progrès posthumes accomplis par Mme Westland affola son inconsolable veuf et l’entraîna dans des exigences franchement réalistes, car il ne se contenta plus des étreintes muettes qui, paraît-il, avaient caractérisé les précédentes rencontres funèbres de la même espèce entre les deux époux : – Oh! pour cette fois, parle ! parle-moi, chère âme, s’écria violemment M. Westland ; ne persiste pas dans ce silence, obstiné, cruel, inexorable, qui me torture, qui me rend fou ! Parle, parle !

Le spectre de la sensible Harriett eut tout l’air de ne pouvoir résister à tant d’éloquence, et, d’une voix empruntée aux plus exquises musiques des rêves, il daigna dire :

– Vous l’exigez ? Soit ! Mais rien que ce mot : Sir Harris, je vous aime !

M. Westland ne parvint à déverser le trop-plein de sa félicité qu’en des exclamations éperdues ; il enveloppa d’une embrassade exaspérée les splendeurs palpables du fantôme, et, dans un baiser sans fin, il recueillit sur ses lèvres le souffle de son essence immatérielle, source de tant d’amour et de constance…

Jamais, probablement, plus extatique effusion ne fut partagée entre terre et ciel.

* * * * *

Le lendemain, chez lui, vers l’heure de son déjeuner, sir Harris Westland, l’esprit encore tout halluciné des visions de la nuit, feuilletait, d’une main distraite, le lot quotidien de journaux et de correspondances, quand son attention fut vivement attirée par un imprimé bordé de noir et contenant l’invitation à payer le trimestre échu de son abonnement à l’Association spirite pour la propagande de la croyance à l’immortalité de l’âme.

Cette singulière Compagnie, montée par actions, avait pour but, lisait-on en marge, de mettre à la disposition de ses affiliés une inépuisable série d’impressions et d’agréments funéraires, marqués au cachet de la vie éternelle, tels que ceux dont la présente histoire exhibe quelques échantillons.

Il va de soi que l’institution tenait aussi l’article sinistre, tel que cris de hiboux, hurlements de chiens à la mort, vols de chauves-souris, lamentations dans l’ombre, fantasmagories macabres, évolutions de squelettes articulés, etc., etc.

Mais M. Westland, on le sait, préférait de beaucoup les récréations flatteuses et attendrissantes. Il s’acquitta de sa dette avec empressement en se rappelant le zèle et l’exactitude que les médiums de l’Agence avaient mis à son service durant ses excursions au cimetière.

La note se grossissait d’un supplément assez considérable, parce qu’à l’issue de la dernière séance, et selon l’expresse volonté de l’honorable actionnaire, l’âme avait parlé !

Sir Harris solda cet excédent avec un surcroît de gratitude, et même, huit jours plus tard, il manifestait sa reconnaissance à cet égard d’une façon tout à fait péremptoire, car il demandait et obtenait la main de miss Herminia Burtonn, la fille du directeur et fondateur de l’Association spirite, la ravissante promeneuse à la valise, la même qui, pendant la fameuse nuit, avait si tendrement et si avantageusement joué le rôle de feu Harriett.

Louis Mullem

N°32 – Lola

Hélène Rioux (1949)

  Auteur d’une vingtaine de livres, Hélène Rioux publie d’abord de la poésie (Suite pour un visage, 1970), puis deux récits autobiographiques dont Un sens à ma vie (1975), une œuvre cathartique qui aide la femme qu’elle est à continuer à vivre en dépit de toutes les vicissitudes. Vient le premier roman (Une histoire gitane, 1982), dans lequel une femme, Anne, vit des amours difficiles entre Montréal et l’Espagne.  Son premier recueil de nouvelles, L’homme de Hong Kong (1986) prendra la forme d’un kaléidoscope de fragments de vie de femmes et d’hommes, dont Éléonore, la traductrice, et l’homme de Hong Kong, tueur en série, sont parmi les figures de proue de l’imaginaire riouien. La nouvelle revient après deux romans, avec Pense à mon rendez-vous (1994) qui offre une série de cas de figures de femmes, dont Anne, Éléonore et Françoise, Soledad ou Carmen, toutes vivant une existence remplie de désarroi. L’œuvre d’Hélène Rioux, dans son ensemble, se caractérise par une propension à la fragmentation du récit, écho de la vie même des personnages, tiraillés dans tous les sens. Le bonheur se mêle intimement au malheur dans ce qui représente une vaste fresque, courant sur presque cinquante ans d’écriture, depuis les premiers élans poétiques jusqu’aux plus récents éclats narratifs : un tableau géant du Québec, en mutation tumultueuse depuis la Révolution tranquille, offert en pointillés fulgurants.  Mutatis mutandis, elle puise désormais son inspiration dans différents lieux du monde, notamment l’Andalousie et Vancouver (présents dès Les miroirs d’Éléonore, 1990), le Mexique, la Bulgarie, l’Italie, les États-Unis.  Elle exploite aussi des thèmes récurrents, dont la traduction, l’histoire et ses mensonges, la cruauté…

Michel Lord

Onuphrius a dit : après que vous aurez lu cette brillante nouvelle d’Hélène Rioux, ne manquez pas l’entretien qu’elle a accordé à notre revue, et où elle répond aux questions de Michel Lord (page suivante).

LOLA

Lola. Une sorte de mystère familial. C’était une cousine par alliance de mon père, veuve d’un de ses petits-cousins à je ne sais trop quel degré, mort à la guerre. Aujourd’hui encore, je n’arrive pas vraiment à démêler l’écheveau. Même ce cousin – que je n’ai jamais vu – et sa mort restent une énigme. Héros ? Traître ? Déserteur ? Ou juste chair à canon comme tant d’autres ? Comment savoir ? Un voile noir recouvrait pudiquement toute l’histoire et personne n’en parlait. Elle, on la voyait aux soupers de Noël chez ma grand-mère. Jamais ailleurs. Elle n’était pas fréquentable, mais ma grand-mère avait un grand cœur et l’esprit de famille.  Une sainte femme. 

L’œil charbonneux, la bouche écarlate, les cils chargés de mascara, une rose de tissu toute frémissante sur l’oreille gauche, elle détonnait, c’est le moins qu’on puisse dire, dans le cercle familial. Caramba ! s’écriait-elle de sa voix rauque, roulant les r comme une Madrilène authentique. Elle fumait à la chaîne des Export A, elle s’esclaffait, vociférait.  No me diga ! Elle me fascinait. Des effluves de parfum bon marché, très musqué, s’attardaient dans son sillage.  Mes cousines plissaient le nez. Mais pas moi. 

Je restais là à l’écouter, les yeux ronds. Elle racontait des blagues salaces que je ne comprenais pas, qui faisaient rugir mes oncles et rougir mes tantes. « Tu veux mon portrait, la p’tite ? » m’a-t-elle demandé une fois en me voyant la dévorer des yeux sans vergogne. Et moi, prise de court, la bouche sèche, n’osant pas l’appeler par son prénom – ni « ma tante », puisqu’elle ne l’était pas : « Oui… madame», ai-je bégayé, des trémolos dans la voix. Parce que c’était vrai, j’aurais bien aimé l’avoir, sa photo, je l’aurais mise dans ce coffret où je gardais mes trésors, une boucle d’oreille orpheline en pierres du Rhin, trois cartes postales, un petit miroir au dos nacré, un briquet cassé. « Madame ! » Elle a ri de plus belle, un grand rire cascadant qui a empli le salon.  « Caramba !  Ça fait longtemps qu’on m’a pas appelée comme ça ! Merci quand même, bella. » De toute évidence, les enfants ne l’intéressaient pas. Ma mère s’est empressée de m’éloigner. « Va, va jouer avec tes cousins. Ce n’est pas ta place ici. »

Au repas, elle mangeait comme une ogresse, se resservait trois fois de pommes de terre en purée qu’elle noyait de sauce, raffolait de la peau croustillante du dindon, rongeait son pilon comme une louve, puis se léchait les doigts, sortait son tube de rouge à lèvres – son sac à main, sa « bourse », comme elle disait, était toujours à côté d’elle – et se refaisait une beauté. « Deliciouso, Marthe, comme d’habitude », roucoulait-elle, n’oubliant jamais de féliciter ma grand-mère. Puis elle remplissait une assiette de beignes, de sucre à la crème, de tartelettes au beurre et mettait le cap vers le salon, toutes voiles dehors, pendant que ma mère, mes tantes et ma grand-mère lavaient la vaisselle et rangeaient la cuisine. 

Je l’ai donc vue trois fois à ces fêtes de fin d’année, à six, sept et huit ans – avant aussi, sans doute, mais je ne m’en souviens plus. Je me demandais toujours comment elle serait habillée. Porterait-elle sa robe fuchsia en satin, celle qui moulait ses formes plus que généreuses – les coutures menaçant de craquer quand elle riait à gorge déployée – ? aurait-elle son châle à franges fleuri ? ses anneaux d’or aux oreilles, ses bracelets multicolores qui tressautaient autour de ses poignets ? Je me rappelle le bruit de ses talons aiguilles sur les parquets encaustiqués de ma grand-mère. Je voulais tant lui ressembler. 

Au Noël de mes neuf ans, déception, elle n’était pas là. Je l’ai attendue, espérée toute la soirée sans poser de questions. Personne n’en a posé, d’ailleurs. J’ai eu l’impression d’entendre un soupir de soulagement collectif déferler comme une vague, de la cuisine au salon. Ouf. Plus besoin de supporter son parfum vulgaire, ses blagues grivoises, son rire en accordéon. 

C’est à cette époque-là, je pense, que j’ai commencé à lui inventer une vie. Espionne. Oui, elle aurait été espionne pendant la guerre, l’idée d’avoir une parente dans les services secrets me ravissait ; plus tard, promis juré, je serais comme elle. Je lui ai donc concocté des missions très sophistiquées, avec ce mari dont j’ai oublié ou n’ai jamais su le nom, disparu si mystérieusement de la carte. Des microfilms dans son briquet, un stylo qui se transformait en appareil photo, en revolver, que sais-je, une bague remplie de cyanure. Je devais regarder trop de films. Sous la torture, elle n’aurait pas parlé, alors que lui, lui… Moins courageux, c’est sûr. Ou moins chanceux. 

À dix ans, à onze ans, j’ai espéré la revoir chez ma grand-mère, mais elle n’est jamais revenue. J’en ai conclu qu’on avait de nouveau fait appel à ses services. Elle était à Moscou avec son stylo, sa bague et son briquet, à photographier des documents top secret dans les bureaux du KGB. Ou bien en Argentine, à Cuba, à faire la guérilla avec Che Guevara. Sinon, elle avait tout laissé tomber et menait la belle vie sur la Costa Brava, dansait le flamenco, se pavanait en plein soleil au bras d’un matador dans son habit de lumière. 

Le temps a passé, je l’ai oubliée. Ce n’est que bien plus tard, en tombant sur une photo d’elle, qu’elle m’est revenue en mémoire. J’ai demandé à ma mère ce qu’elle était devenue. Ma mère a haussé les épaules. « Une femme comme elle. Qu’est-ce que tu voulais qu’elle devienne ?

– Une femme comme elle ? Mais je n’ai jamais su quelle femme elle était.

– De ménage », a soupiré ma mère. 

Je suis restée muette. Mon château en Espagne – ou mon fragile château de cartes – s’écroulait. Non pas que j’aie vraiment cru aux histoires que j’inventais pour elle, mais je ne m’attendais certainement pas à quelque chose d’aussi trivial.

« J’imaginais…

– Tu as toujours eu trop d’imagination, a coupé ma mère. Une voleuse.

– Voleuse ?

– À l’étalage. Je t’assure qu’on surveillait nos affaires aux soupers de Noël chez ta grand-mère.

– Ah. Pour commencer, d’où elle venait ?

– D’Abitibi.

J’ai réfléchi.

– C’est quand même exotique, l’Abitibi.

Sourire narquois de ma mère.

– Tu trouves ?

– Elle parlait espagnol.

– Baragouinait trois mots.  Pour se donner un genre.

– Et puis ?

– Et puis quoi ?

– Comment elle a fini ?

Nouveau soupir et haussement d’épaules.

– A fait quelques séjours en prison, il fallait s’y attendre. S’est acoquinée avec un escroc sans envergure à la fin des années soixante. Et puis… 

Silence. J’ai insisté :

– Et puis ?

– Et puis elle a fini aplatie comme une crêpe sous les roues d’un camion. »

Eh bien, voilà.  La réalité n’est jamais à la hauteur de la fiction. 

Hélène Rioux