Conversation avec Hélène Rioux

Michel Lord, pour Onuphrius Tu es venue à l’écriture par le biais de l’autofiction, puis tu as abordé le roman avant de publier tes premières nouvelles. Quelles sont les motivations derrière ce cheminement ?

Hélène Rioux – En fait, je n’ai pas commencé par l’autofiction. J’ai écrit des poèmes pendant toute mon enfance et mon adolescence.  Mon premier livre publié, Suite pour un visage, était un recueil de poèmes.  Le deuxième, Finitudes, des poèmes en prose. Les trois livres suivants n’avaient rien de fictionnel. C’est avec Une histoire gitane que j’ai abordé l’autofiction, si l’on veut. Plusieurs de mes autres livres, comme Les miroirs d’Éléonore, Le cimetière des éléphants, Dialogues intimes, les quatre tomes des Fragments du monde, sont à mi-chemin entre le roman et la nouvelle. Ni mes éditeurs ni les critiques n’ont su comment les définir. Romans ? Nouvelles ?  Romans par nouvelles ? Moi non plus, je ne le sais pas. Mes seuls « romans » sont Chambre avec baignoire, Traductrice de sentiments et L’amour des hommes. Quand on me pose la question, je réponds simplement que j’écris, sans chercher à définir ce que j’écris, à entrer dans un cadre. Les nouvelles sont venues parce que c’étaient des textes courts, une inspiration souvent fugace, comme un poème en prose. Puis des revues littéraires (XYZ, Moebius, entre autres) et Radio-Canada m’ont demandé de nouvelles… C’est venu comme ça. 

M. L. – C’est que la poésie a été inaugurale, mais elle a laissé peu de traces formelles dans la suite de l’œuvre, me semble-t-il, comme dans l’écriture d’Anne Hébert. Il est vrai aussi qu’à lire la plupart de tes romans, on pense à une suite de nouvelles intimement liées entre elles (d’où, d’ailleurs, ton goût du fragment narratif). Pourtant, ton premier recueil de nouvelles, L’homme de Hong Kong, est constitué de dix nouvelles relativement indépendantes, bien que des personnages, comme Éléonore par exemple, une traductrice comme toi, ou des lieux comme l’Espagne, où tu te retires souvent, reviennent de manière cyclique. De quelle manière ce premier recueil a-t-il pris forme et a été conçu ?

H. R. – Pour moi, la poésie est musique, et j’ai toujours essayé d’avoir une écriture « musicale », d’y intégrer une musique, un rythme. Des images. Poèmes, nouvelles, romans, c’est toujours l’écriture. Mes textes, je les appelle parfois finitudes, parfois miroirs, variations, dialogues ou fragments. Et parfois romans.

J’ai publié L’homme de Hong Kong il y a longtemps. Je me rappelle que je travaillais alors dans un cabinet de traduction, comme le personnage des « Fantasmes d’Éléonore », première nouvelle deL’homme de Hong Kong. C’est comme ça que j’ai écrit cette nouvelle. La dernière, la nouvelle éponyme, m’est venue après avoir entendu, à la radio, parler d’un tueur en série qui filmait l’agonie de ses victimes puis vendait les cassettes. On parlait peu de ces choses à l’époque, et j’ai été si horrifiée que j’ai écrit la nouvelle en quelques heures, d’un seul jet. D’une certaine façon, j’ai vite su qu’Éléonore et l’homme de Hong Kong étaient liés et je les ai repris dans mes livres suivants. En ce qui concerne les autres nouvelles du recueil, c’était, comme je l’ai dit, souvent en réponse à des demandes de revues. C’est dans Les miroirs d’Éléonore que s’est amorcé le mariage entre nouvelle et roman. Un personnage, à la fois le même et changeant, en six incarnations : Narcisse, Sisyphe, Perséphone, Pénélope, Éros, Thanatos. Éléonore revient dans Pense à mon rendez-vous (portraits de femmes de tous âges devant la mort), Traductrice de sentiments, Le cimetière des éléphants, L’amour des hommes. Parfois peintre, parfois traductrice, il s’agit toujours pour elle d’interpréter le monde. Ces liens entre mes livres sont essentiels. Un peu comme si je poursuivais toujours l’écriture de la même histoire. 

M. L. – Qu’en est-il du second recueil, Pense à mon rendez-vous, de sa genèse, de sa place dans ton œuvre, au milieu de tes romans ?

H. R. – J’ai écrit la nouvelle qui ouvre le recueil, « Anne… Celle qui ne voit rien venir », pour le numéro 13 d’XYZ, la revue de la nouvelle.  « Éléonore… Celle qui revient de voyage »a été publiée dans la revue Arcade, et d’autres, dans d’autres revues. Elles m’ont été inspirées par de petits événements de la vie quotidienne, des incidents, des rencontres fortuites : une dame âgée, que ma mère accompagnait, qui perdait des objets (ou bien les rangeait-elle ailleurs et ne s’en souvenait plus ?), une affiche avec les photos d’enfants disparus, une conversation avec une femme au rayon des tissus d’un grand magasin, une caisse de livres légués par une tante et dans laquelle je suis tombée sur un dictionnaire médical plutôt terrifiant. La lecture d’un poème de Cocteau, un écrivain que j’adule, m’a donné l’idée du recueil et du titre. Voici le passage qui m’a inspirée :

Voilà pourquoi la mort également m’effraye

Et me fait les yeux doux ; 

C’est qu’une grande voix murmure à mon oreille :

Pense à mon rendez-vous.

J’ai donc décidé de rassembler ces nouvelles, et d’en ajouter, sur le thème de la femme, à tous les âges de sa vie, devant différentes manifestations de la mort. L’héroïne de la première nouvelle est une adolescente, la dernière une nonagénaire.  Elles sont toutes, à un moment de leur vie, placées devant l’inéluctable : la Faucheuse se rappelle à leur souvenir.  Comme si elle leur disait : « Je suis là, je t’attends.  Ne m’oublie pas. »

M. L. – Nous savons que bon nombre de tes romans peuvent aussi être considérés comme des romans-recueils, compte tenu de leur fragmentation. Pourquoi avoir choisi cette vie formelle plutôt qu’une autre?

H. R. – Ça n’a pas été un choix. Prenons Dialogues intimes. J’ai écrit le premier texte pour un numéro d’une page de la revue XYZ, puis « Le souper au restaurant »pour un autre numéro de la même revue, « L’animal de compagnie »pour Le Sabord, en reprenant toujours les deux mêmes personnages un peu absurdes, elle et lui,  jamais nommés. Je me suis, comment dire, attachée à eux. J’ai donc écrit une suite de textes les mettant en scène dans ce que j’ai appelé des dialogues — bien qu’ils soient en style indirect.

Parfois, je crée un personnage qui vit le temps d’une nouvelle. Mais il arrive que d’autres aient encore quelque chose à me dire. Ainsi, des personnages qui ont vu le jour dans une nouvelle poursuivent leur vie dans d’autres nouvelles, ou dans des romans. C’est un peu ce qui s’est passé pour la tétralogie les Fragments du monde. J’ai d’abord écrit une nouvelle, « Mercredi soir au Bout du monde ».Je ne l’ai pas publiée, parce que j’ai eu l’impression que cette nouvelle était le début de quelque chose de plus ample. Tout se passait dans un petit restaurant de Montréal, un soir de solstice d’hiver. J’ai décidé de reprendre différents éléments de ce texte dans de nouveaux chapitres, dont l’action se situerait dans d’autres lieux du monde – à Mexico, à Vancouver, en Floride, au bord de la mer Noire, notamment. Tout serait lié. Par exemple, un film passe à la télé dans le premier chapitre. Dans un autre, il y a le compositeur de la chanson thème, dans un autre, une adolescente qui écoute cette chanson dans une autre langue, puis un réalisateur qui veut faire un remake du film, deux danseuses nues qui écoutent le film la nuit dans un motel, et ainsi de suite.  Quand le livre a été fini, j’ai eu envie de continuer, et d’écrire l’équinoxe de printemps avec les mêmes personnages, puis le solstice d’été et l’équinoxe d’automne (ce tome paraîtra en septembre).  « Mercredi soir au Bout du monde » a donc été le point de départ de quatre « romans ». 

M. L. – Tu appartiens à une famille littéraire. Tu as au moins une tante, Yvette Naubert, romancière et nouvellière comme toi, qui a joué un rôle dans ta venue à l’écriture. Quelle influence directe ou indirecte a-t-elle pu avoir sur toi, sur ton œuvre ?

H. R. – Ma tante, la sœur de ma mère, était la seule qui écrivait. Mais plusieurs autres jouaient des instruments de musique, piano, clarinette, flûte, accordéon, chantaient. Et la plupart lisaient (j’ai des livres qui me viennent d’un arrière-grand-père !). Je viens d’un milieu très modeste ; pourtant, dans ma famille, musique et livres étaient vénérés. La lecture a été mon premier plaisir, ma première passion. J’aimais et j’admirais beaucoup ma tante ; elle écrivait, je voulais, d’une certaine façon, lui ressembler. Elle a donc été mon premier modèle. Nous ne vivions pas dans la même ville. Enfant, je lui envoyais mes poèmes. Le cœur battant, j’attendais ses réponses. Et elle me répondait fidèlement, m’encourageait à persévérer. Elle m’appuyait et cet appui était très important pour moi. Elle m’offrait toujours des livres. Je me souviens de La princesse de Clèves, des Lettres à un jeune poète, puis des recueils de Verlaine et d’Éluard. Elle m’en prêtait aussi, La bâtarde de Violette Leduc, par exemple, et beaucoup d’autres.  

M. L. – Quels sont tes projets à court et à moyen termes, et quels liens ont-ils avec la nouvelle ?

H. R. – J’ai entrepris l’écriture d’un roman « fragmenté », et Lola est un de mes personnages… J’ai aussi commencé un recueil de très courts textes inspirés par mon enfance imaginaire. À mi-chemin entre nouvelles et poèmes. 

Annexe : œuvres d’Hélène Rioux.

Suite pour un visage (1970)

Finitudes (1972)

Yes, monsieur (1973)

Un sens à ma vie, 1975

J’elle (1978)

Une histoire gitane, 1982

L’homme de Hong Kong. Nouvelles, 1986

Les miroirs d’Éléonore, 1990

Chambre avec baignoire, 1992

Pense à mon rendez-vous. Nouvelles, 1994

Traductrice de sentiments, 1995

Le cimetière des éléphants, 1998

Dialogues intimes, 2002.

Fragments du monde I. Mercredi soir au Bout du monde. Solstice d’hiver, 2007

Âmes en peine au paradis perdu. Équinoxe de printemps, 2009 (Fragments du monde II)

Nuit blanches et jours de gloire. Solstice d’été, 2011 (Fragments du monde III)

L’amour des hommes, 2014

N°31 – Les Bottes de Cendrillon ; Le Petit Chaperon Rouge

Jeanne Thilda (1833 – 1896)

Le Petit Chaperon Rouge

  Jeanne Thilda (née à Bruxelles en 1833, morte à Paris en 1896) est le pseudonyme de Mathilde Kindt, épouse, puis divorcée  d’Arthur Stevens (interdit en France, le divorce fut prononcé en Belgique !) – elle serait la Madame Forestier de Bel-Ami et Baudelaire fut un des familiers du couple.

  Critique d’art sous le nom de Jean (Gil Blas), de Thilda (La France), elle laisse un recueil de poésies (Les Froufrous, 1879) et deux romans : L’Amant de carton (1863), Madame  Sosie (1867). Nouvelliste, elle a publié deux recueils : Pour se damner (1883, 190 p., vingt-et-un textes, dont Les Bottes de Cendrillon), paru dans la collection « Contes Gaillards et Nouvelles Parisiennes » ; et Péchés capiteux (1884, 350 p., trente-et-un textes, dont Le Petit Chaperonrouge).

  Tout au long  de ses  nouvelles, qu’on qualifiera de sentimentales, les rapports hommes-femmes apparaissent souvent bien troubles ; la femme se montre très libre dans sa conduite, les diktats de la morale chrétienne qui prévalent dans les récits de la fin du XIX° siècle sont mis à mal au travers d’une liberté de sujets et de ton tout à fait réjouissante. Qu’on en juge par ces sujets de nouvelles, qui plaisantes, qui dramatiques : une femme accepte d’être la maîtresse d’un homme parce qu’il l’a cravachée ; une femme avoue à son amant qu’elle ne peut lui donner plus grande preuve d’amour que de la tromper ; un homme découvre que sa femme… aboie ! Qu’on en juge encore par ces extraits : « Je t’ai dit que je t’aimais parce que tu es jeune, j’ai oublié d’ajouter que je t’adore parce que tu es bête. » « Elle avait laissé tomber à ses pieds son grand  manteau de fourrures, et restait devant lui, complètement nue dans son  impudeur suspecte. – Viens, dit-il d’une voix rauque, viens vite… – Non… je suis venue te dire adieu. »

Les Bottes de Cendrillon, Le Petit Chaperon rouge : nul doute que les textes interpelleront par un  titre qui fait référence à des contes des plus célèbres – avec  en outre, pour le premier, une collusion entre  deux contes qui n’ont aucun rapport entre eux.

  Le fait n’a rien d’étonnant, quand on connaît l’histoire de la nouvelle.

  Dès  le début du XIX° siècle en effet, et encore pendant  tout le XX°, se manifeste l’intention chez un grand nombre de nouvellistes (comme chez  beaucoup de romanciers) de reprendre les sujets ou les personnages des textes connus de tous,  qui  ont traversé les siècles, en leur donnant une tout autre signification, soit en restant fidèle à l’esprit de l’œuvre, soit en s’en écartant. Une telle pratique, dont on ne parle jamais quand on aborde la question de la nouvelle, se révèle être un hommage évident au passé, et indiscutablement une manière originale  de susciter la curiosité du lecteur.  Dans l’histoire du genre des deux siècles, les exemples abondent : Le Plus bel amour de Don Juan, Don Juan vieux, Le Fils de Don Juan, Don Juan au Paradis, Don Juan aux Enfers, La Misanthropie de Don Juan, Monsieur Cendrillon, Cendrillon dans son ménage, Le Tombeau de Madame Barbe-Bleue, Le Sixième mariage de Barbe-Bleue, Madame Veuve Barbe-Bleue, Le Petit-fils du Petit Poucet, Le Cousin de Petit-Poucet, Monsieur Paul et Mademoiselle Virginie…, Le Petit Chaperon bleu, La Veuve du Prince charmant, Pierre Robinson et Alfred Vendredi, Robinson Freddy Crusoé, La Fille du Chat Botté…

  Thème et variations : nous sommes là en pleine  fantaisie littéraire. Habituellement plaisante, celle-ci  prend,  chez Jeanne Thilda, une coloration des plus noires : deux histoires d‘amour, cruelles, qui finissent bien mal.

  Mais laissons au lecteur le plaisir de les découvrir…

                                                                             René Godenne

LES BOTTES DE CENDRILLON

C’était en plein été. Une volupté chaude palpitait au milieu d’un cadre de fleurs follement étalées ; les alouettes sortaient des blés avec des cris d’allégresse, et les roses s’en donnaient à cœur joie, remplissant les chemins et les parterres de leur parfum troublant.

La villa tout entière se blottissait dans les fleurs comme pour s’y enfouir et se faire oublier.

Pourtant, chaque matin apparaissait à une fenêtre l’adorable tête d’une femme blonde à cheveux courts, très frisés. Ses yeux de bleuet pâle luttaient encore contre le sommeil ; elle riait aux mille roses qui venaient effleurer son charmant visage et lui souhaiter la bienvenue ; elle les cueillait, et les jetait, avec des cris d’oiseau heureux, à quelqu’un qu’on ne pouvait voir.

Peu de temps après, deux jeunes gens sortaient, se tenant par le bras ; le plus âgé des deux, un homme de vingt-six ans, brun, avec des yeux de velours roux, avait pour son compagnon des attentions passionnées, pleines d’enfantillages exquis ; le plus jeune, qui ressemblait furieusement à la jolie femme aux roses, marchait avec un air crâne, tout à fait drôle dans son costume de gamin, sa casquette d’où sortaient des cheveux d’or, et ses bottes qui lui montaient jusqu’aux genoux.


La villa tout entière se blottissait dans les fleurs comme pour s’y enfouir et se faire oublier.

Pourtant, chaque matin apparaissait à une fenêtre l’adorable tête d’une femme blonde à cheveux courts, très frisés. Ses yeux de bleuet pâle luttaient encore contre le sommeil ; elle riait aux mille roses qui venaient effleurer son charmant visage et lui souhaiter la bienvenue ; elle les cueillait, et les jetait, avec des cris d’oiseau heureux, à quelqu’un qu’on ne pouvait voir.

Peu de temps après, deux jeunes gens sortaient, se tenant par le bras ; le plus âgé des deux, un homme de vingt-six ans, brun, avec des yeux de velours roux, avait pour son compagnon des attentions passionnées, pleines d’enfantillages exquis ; le plus jeune, qui ressemblait furieusement à la jolie femme aux roses, marchait avec un air crâne, tout à fait drôle dans son costume de gamin, sa casquette d’où sortaient des cheveux d’or, et ses bottes qui lui montaient jusqu’aux genoux.

***


Oh ! ces bottes ! elles étaient si petites et si mignonnes qu’elles eussent chaussé un enfant de dix ans ; elles couraient côte à côté, heureuses de se sentir libres dans cette campagne verte ; elles sautaient, bondissaient sans crainte des cailloux et des branches ; elles se trouvaient si fières d’emprisonner délicatement les tendres pieds qui, eux aussi, semblaient des pétales de rose !

Et le bonheur, un bonheur envié par les anges et par les hommes, planait sur ces deux têtes d’amoureux ; ils se pendaient l’un à l’autre avec des appellations passionnées, se regardant  dans les yeux avec extase ; et tout cela finissait par des baisers, des baisers toujours, un chapelet d’ivresses égrenées sans fin ; les caresses succédaient aux caresses, comme si ces affamés d’amour eussent eu à se dépêcher de s’aimer en prévision d’un malheur prévu.

Parfois, à l’approche d’une voiture, à l’arrivée d’un passant, ils pâlissaient, se serraient l’un contre l’autre, se reprenant d’une étreinte plus folle, presque douloureuse ; puis ils riaient, tout émus, et se regardaient longtemps, des larmes plein les yeux.

À ce moment-là, les petites bottes se tenaient très tranquilles ; il fallait les tendres discours du jeune homme brun pour qu’elles se décidassent à retrottiner avec confiance.

***

Un jour, tout s’écroula ; une chaise de poste vint s’arrêter devant la grille ; un monsieur, l’air dur, avec les cheveux grisonnants, en descendit, accompagné d’un commissaire de police, ceint de son écharpe.

Alors, on entendit dans l’intérieur des cris et des sanglots déchirants. Une voix faible s’élevait suppliante, des accents de colère tombaient dans le silence comme des coups de marteau frappant sans relâche ; puis le monsieur reparut, traînant une femme échevelée qui se tordait les mains en accusant le ciel.

Ce matin-là, elle avait un peignoir flottant, des fleurs de pourpre restaient piquées dans ses cheveux fauves ; des mules de satin, deux ailes de cygne, remplaçaient les petites bottes ; on eût dit une rose blanche arrachée de sa tige par une main furieuse.

Le commissaire contenait le jeune homme ivre de fureur et poussant des cris de rage impuissante ; tout à coup il se tut, haletant, dompté ! Dans le jardin, elle lui parlait, elle l’appelait, le nommant sa vie et son espérance, lui disant adieu en ce monde, le suppliant de ne pas chercher à la venger ; puis, bientôt la voix de l’amoureuse désolée se perdit dans le bruit des roues, s’éteignit tout à fait.

Alors l’amant resté seul ne pleura plus. Il sortit de la maison, pressant fiévreusement contre lui les bottes de sa chère Cendrillon, le seul objet qu’il emportât dans sa fuite ; il referma la grille avec un gémissement sourd, et, après avoir collé ses lèvres sur la serrure qui avait gardé son bonheur, il disparut dans le chemin.

…………………………………………………………………………………………………………………………………

Il y a quelques jours, à la salle des Ventes de la rue Drouot, en visitant les objets d’art, les tableaux de maître, les riches épaves des cocottes tombées, les ustensiles des pauvres arrivés à l’extrémité dernière, on découvrait un sombre coin où l’on avait jeté une paire de bottes froissées et meurtries.

Elles se tenaient serrées l’une contre l’autre, honteuses et tristes. Couvertes de poussière, les jolis talons presque déformés, elles gisaient là, toutes mignonnes, dans ce lamentable cimetière d’objets sans nom, de loques dépareillées, de friperies bizarres ! elles n’attendaient plus rien du sort. Quel pied eût pu s’y glisser ?

Si le marquis de L… fût entré dans cette salle, peut-être eût-il reconnu la chaussure de conte de fées ; mais il est sombre et sévère, et ne va plus aux ventes depuis qu’il dit partout que sa femme est malade, en Italie.

Vous vous souvenez de la marquise, n’est-ce pas ? L’an dernier, tout Paris lui faisait la cour, et le chroniqueur mondain d’un grand journal parlait chaque jour de ses toilettes merveilleuses et de son sourire enchanteur.

À la prison Saint-Lazare, dans ce lieu résumant à lui seul tous les cercles de l’enfer du Dante, il y a une jeune femme pâle qui lui ressemble ; si vous la rencontrez, détournez les yeux de cette ombre désespérée à laquelle les vivants n’ont plus rien à dire ; gardez-vous de chercher à savoir si c’est là l’amoureuse adorable de la fenêtre des roses, le gamin rieur qui courait après les papillons et après l’amour, de toutes les forces de ses petites bottes.

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Requiescat in pace pour Cendrillon !

Jeanne Thilda



LE PETIT CHAPERON ROUGE

Il était une fois une fille de paysans qui se trouvait être la plus jolie pucelle que l’on pût voir ; elle avait la tournure d’une princesse avec de petits pieds tout mignons et des yeux de velours noisette qui riaient derrière un voile de cheveux d’or crêpelés ; elle courait dans les bois, les grands bois entourant la maisonnette d’une ceinture de feuilles ; et comme elle portait d’habitude un ruban ponceau tressé dans ses cheveux, on l’appelait le petit Chaperon Rouge.

Elle adorait le grand air et la liberté, la belle fille à chansons d’oiseaux, s’enivrait, les longs soirs d’été, des fleurs mourantes et des couchers de soleil de cuivre ; elle marchait comme si ses pieds ne pussent toucher à la terre, elle courait la prétentaine par tous les chemins offerts à sa fantaisie, sans se soucier du loup, du méchant loup qui croque les exquises promeneuses.

Des cortèges d’amoureux la poursuivaient dans la forêt, mais elle s’enfuyait à tire-d’aile et imitait les sifflets du merle sauvage pour dépister les dénicheurs de fille ; ses seize ans paraissaient sans trouble, et à ceux qui disaient : je vous aime, elle envoyait des roulades de rire, se souciant des vieux et des jeunes, des bancroches et des forts comme des moineaux de l’an dernier.

***

À côté de la ferme, il y avait un château où une vieille tante élevait, du mieux qu’elle pouvait, deux garçonnets, ses neveux, deux cousins, minces et fins comme des lames d’acier, avec une moustache naissante, des cheveux bouclés, une mine déjà fière et un cœur très tendre.

Gaston et Paul rencontraient souvent le chaperon rouge dans leur course folle après les lapins et les perdrix, et ils la suivaient aussi, se cachant un peu l’un de l’autre, rougissant fort quand ils se surprenaient embrassant une fleur que Claudine avait laissée tomber de son bouquet.

Comme ils étaient ainsi que deux frères, ils s’embrassaient en s’avouant qu’elle leur plaisait à tous deux, cette paysanne d’opéra-comique, coquette et délurée ; mais leur amitié avait le pas sur toutes es amourettes de ce monde.

– Bah ! disait Gaston, dont les dix-neuf ans avaient les belles certitudes de toutes les puissances, elle ne peut aimer qu’un de nous ; si c’est moi qui suis l’heureux, je te la cède.

– Et moi, répondait vivement Paul, plus raisonnable parce qu’il avait déjà vingt ans, si c’est toi qu’elle aime, je partirai chez mon oncle le chanoine, là-bas, bien loin, et j’y resterai tout un mois, puis je reviendrai guéri !

En attendant, l’amour chantait son antienne éternelle dans ces cœurs qu’envahissaient chaque jour l’amertume et la jalousie ; ils se précipitaient, les deux jeunes gens, dans les abîmes de passion dont parle le père Senant, quatrième supérieur général de l’Oratoire ; et que Dieu vous garde de sourire du père Senant, il a traité l’amour avec tous les respects qui lui sont dus.

Claudine écoutait plus volontiers les messieurs du château que ses autres galants : elle restait les yeux baissés, un sourire un peu narquois sur ses lèvres rouges, mais elle ne les rebutait point et acceptait volontiers le gibier que lui apportaient les deux cousins.

– C’est le corbillon que je vais porter à ma mère-grand, disait-elle en riant, et je vous assurer qu’elle préfère les lièvres et les perdrix à la galette et au pot de beurre.

Alors ce fut un massacre de toutes les bêtes de la terre et de tous les oiseaux du ciel ; on tuait les grives, les bécasses, les canards, les lapins, les lièvres, les chevreuils, les cerfs même, pour plaire à la rusée fillette ; la caille, l’alouette et le ramier sauvage tombaient dru comme grêle sous les infatigables fusils ; ils mettaient aux pieds de Claudine les oies, les pluviers dorés et les faisans, ces flammes volantes ; on dépouillait la forêt dans une tuerie qui commençait à l’aube pour finir à la nuit.

Ils rentraient au château, les deux enfants, harassés, farouches, les yeux rouges, sans se parler ; les fauvettes et les pinsons, éperdus au bruit de tant de poudre, entendaient aussi les sanglots qui sortaient des fourrés et les plaintes s’échappant de ces poitrines d’adolescents.

***

Un soir d’automne, alors que le crépuscule descendait lentement comme un voile de fines cendres, les deux cousins se trouvèrent tout à coup en face l’un de l’autre. Les chiens s’étaient élancés à la poursuite d’un chevreuil, et dans le grand silence du soir ils s’arrêtèrent appuyés sur leurs fusils, se regardant, le cœur éperdu de haine et pourtant traversé par l’amollissante amitié d’autrefois.

– J’aime Claudine, dit le doux Gaston, je l’aime et j’en veux faire ma femme.

– J’aime Claudine, répondit Paul vivement, et j’en veux faire ma femme ; c’est moi qu’elle préfère, elle me l’a avoué de matin.

– Cela ne peut être, reprit Gaston très pâle, car hier Claudine m’a juré qu’elle m’aimait.

Paul poussa un rugissement de fureur :

– Vous en avez menti, cria-t-il, vous êtes un lâche et un misérable.

Et violemment, avec des gestes de fou, chacun mit l’autre en joue, et les deux coups partirent à la fois.

Gaston, frappé à la temps, tomba sans pousser un cri ; un filet de sang coulait déjà sur le gazon.

Paul se jeta sur son cousin et lui arracha sa veste en cherchant le cœur de l’enfant ; le cœur ne battait plus. Alors il souleva dans ses bras le cher compagnon avec lequel il avait grandi, mit sur son épaule cette tête sanglante, afin qu’elle ne ballotât point, et prit sa course à travers bois, s’arrêtant pour essuyer le trou béant qu’il ne voyait plus dans l’aveuglement de ses larmes.

***

Le soleil se fondait dans l’horizon empourpré, les oiseaux se taisaient, pris par la langueur du soir, et sous  le velours des mousses qui tapissaient la clairière, une femme et un homme dormaient aux bras l’un de l’autre.

La fille, les cheveux d’or détachés, serrait encore contre elle la tête de l’amant qui avait jeté sa blouse sur les genêts du sol ; sous la grosse toile de la chemise, on voyait son cou de taureau, sa poitrine velue et ses bras où couraient de grosses veines pareilles à des cordes ; il ronflait, d’un ronflement inégal et sonore, et elle, la délicieuse et l’adorable, les yeux de velours fermés dans une volupté nerveuse, elle se soulevait par instants pour coller ses lèvres en fleurs sur la bouche ouverte du rustre.

Paul regardait, les cheveux dressés droits sur sa tête, il regardait éperdu, sas comprendre, puis tout à coup, avec un rire éclatant, épouvantable, il jeta le cadavre de Gaston sur les genoux du petit Chaperon-Ruge, dont tout l’être se tendait pour donner encore des baisers.

Jeanne Thilda