N°18 – Un homme providentiel

Aurélien Scholl (1833 – 1902)

     « Il fut un temps où les bêtes parlaient ; aujourd’hui elles écrivent. » Aurélien Scholl, l’une des fortes têtes du Second Empire et de la IIIème République, est l’auteur de cet aphorisme. En voici un autre : « Une affaire superbe : achetez toutes les consciences au prix qu’elles valent et revendez-les pour ce qu’elles s’estiment. »

    Nous avons déjà rencontré la silhouette d’Aurélien Scholl au numéro 12 d’Onuphrius : il prenait une glace au Café Napolitain, boulevard des Capucines, en compagnie d’Albéric Second et d’Arsène Houssaye, et « éclatait en saillies ». Scholl, c’est l’esprit de Paris à la Belle Époque, les théâtres, la presse, les cafés, les duels, la gouaille et l’esprit, mais surtout « la manière de s’en servir ».

     Chroniqueur au Figaro, puis à la Justice, il fondera ses propres journaux : le Nain jaune en 1863, puis le Quotidien de Paris en 1884, titre qui, dans cette première incarnation, perdurera cinquante-quatre années. On lui doit de nombreuses comédies, qui firent la joie du Gymnase, de l’Odéon ou des Variétés ; des recueils de chroniques, de satires, de portraits et de « types » parisiens, des romans, des nouvelles. En voici une, tirée du recueil mal nommé Le Roman de Follette (1886), où l’on trouve des textes de genres très divers, du croquis animalier (Un drame dans une cage) au fait divers (Infanticide), traités l’un et l’autre sur le mode de l’ironie mordante, mais non sans compassion quant au second, du mélodrame pour jeunes personnes sages (L’Idiote, La Religieuse) au conte exotique, surréaliste avant l’heure (Rouge, blanc et noir).

     Un homme providentiel, où l’auteur souligne le relief que peut prendre, au milieu de la monotonie provinciale, un événement inhabituel, illustre bien sa verve et son goût de la farce : outre la chute, excellemment cocasse, on notera les patronymes bouffons dont sont affublés certains personnages, maître Rognonet, Mlle Prépotin de Jambenville. Maupassant peut bien aimer la farce dans le récit, le plus pittoresque des noms qu’il offre à un personnage ridicule est peut-être celui de Mme Oreille, dans Le Parapluie ; mais Oreille est un véritable patronyme français – la vraisemblance est sauvée – quand Jambenville ressortit tout entier au burlesque.

     Terminons cette présentation avec un dernier aphorisme d’Aurélien Scholl : « Non, je ne crains pas la mort. Seulement, je trouve que la providence a mal arrangé les choses. Ainsi je préférerais de beaucoup qu’on enterre mon âme et que ce soit mon corps qui soit immortel. » Souhaitons que l’on déterre bien vite « l’âme » de Scholl, en donnant à redécouvrir son œuvre.

  Zéphyrin Z. Zamaretto

 

UN HOMME PROVIDENTIEL

Type de province

     Une petite ville de l’Ouest, dont la population ne dépasse pas seize mille âmes, fut un matin mise en émoi par la disparition d’un des négociants les plus honorablement connus de la localité. Un homme de cinquante ans, riche, ayant longtemps occupé des fonctions municipales, M. Bourimel, attendu pour dîner par sa famille, n’était pas rentré chez lui. Trois jours se passèrent sans qu’il fût possible de savoir ce qu’il était devenu. Les conjectures allaient leur train. On parlait de ruine, de suicide ! mais le notaire prouva que jamais la situation de M. Bourimel n’avait été meilleure.

     Dans la ville habitait un jeune homme absolument insignifiant, M. Anténor Dujardin. C’était un petit gommeux, niais, poseur, qui portait des vestons trop courts et des petits chapeaux aux bords presque invisibles. Fils d’un ancien avoué, il avait dû renoncer, pour cause d’incapacité, à succéder à son père ; du produit de la vente de l’étude et des économies de l’officier ministériel décédé, un conseil de famille avait constitué à Anténor huit ou neuf mille francs de rente, qui suffisaient à entretenir son oisiveté. On le voyait, de midi à trois heures et de huit heures à minuit, faisant tranquillement sa partie de piquet dans le petit salon du café militaire. Il y prenait deux fois par jour sa demi-tasse, fumant sa pipe d’écume de mer, noire comme l’ébène, et n’élevant la voix de temps à autre que pour dire à son chien : Couchez là, Rambler !

     Rambler bâillait de toute la largeur de sa gueule, s’étirait lentement sur ses quatre pattes, poussait un gémissement comme pour dire qu’il s’embêtait ferme, et, finalement, allait se coucher sous la banquette.

     Peu après la disparition de M. Bourimel, Anténor Dujardin, muni de son permis de chasse, parcourait des terrains marécageux situés à proximité de la ville, quand, tout à coup, Rambler se mit à humer le vent et tomba en arrêt.

     – Ici, Rambler ! cria Anténor.

     Mais le chien lança un aboiement aigu et saccadé.

     – Quelle piste a-t-il éventée ? se demanda Dujardin.

     Rambler répondit avec des cris plaintifs.

     – Décidément, il y a quelque chose…

     Et Anténor s’avança avec précaution jusqu’à un bouquet de joncs qui poussait au bord d’un fossé. Il aperçut alors dans l’eau boueuse un cadavre, à moitié submergé, et, malgré une horrible blessure à la tête, il n’eut pas de peine à reconnaître M. Bourimel.

     Pareille émotion n’avait pas encore troublé l’existence monotone d’Anténor. Il prit sa course vers la ville, et arriva tout essoufflé chez le procureur impérial, auquel il fit part de sa découverte.

     Une heure après, toute la ville était en mouvement. La justice se transporta sur le lieu où se trouvait le cadavre de M. Bourimel, qui fut ramené dans une voiture. Une enquête fut ouverte.

     – Monsieur, dit le juge d’instruction à Anténor Dujardin, vous allez être premier et peut-être unique témoin dans cette affaire.

    – Je le sais, répondit Dujardin d’un ton qui, déjà, laissait percer une certaine importance.

     – La justice compte sur vous !

     – Elle peut y compter.

     À partir de ce jour, Anténor devint le héros de la ville. Tout le monde l’abordait pour le presser de questions.

     – Comment le cadavre était-il placé ?

     – La tête était presque sous l’eau, n’est-ce pas ?

     – Les habits étaient en désordre ?

     – Il y a eu une lutte sans doute entre M. Bourimel et l’assassin ?

     – Ils étaient peut-être plusieurs ?

     – Un si brave homme !

     – Un père de famille !

     Les questions et les exclamations se pressaient dru comme grêle. Anténor répétait du matin au soir la même histoire, sans jamais se lasser.

     – J’étais parti le matin pour tirer les bécassines… Arrivé au marais de la Poudrière, je me mis à côtoyer le Fossé-Renaud, quand, tout à coup, Rambler tomba en arrêt au bord de la mare… Je l’appelle ; il n’obéit pas. Je m’avance… et figurez-vous mon émotion…

     – Ah ! monsieur Anténor !

     – Ce pauvre M. Bourimel, les jambes raides, la tête fendue…

     – Quelle horreur !

     – Je suis revenu en courant à la ville.

     – Vous avez bien fait.

     – Et j’espère qu’on finira par découvrir les assassins.

     Depuis ce jour mémorable, on ne désigna plus Anténor Dujardin que comme « le monsieur qui a découvert le cadavre du Fossé-Renaud ».

     La police arrêta peu après, dans un cabaret borgne, deux matelots espagnols en état d’ivresse. On trouva sur l’un d’eux la montre de M. Bourimel. Se voyant pris, ils avouèrent que, ayant rencontré sur la route un bourgeois qui leur parut calé, ils l’avaient attaqué pour le dépouiller. Ils s’étaient partagé une somme de cent trente francs dont M. Bourimel était porteur, plus sa montre, sa chaîne et deux anneaux ; puis ils avaient traîné le corps de la victime jusqu’à la mare où Rambler l’avait dépisté sous les joncs.

     Les assassins comparurent devant la cour d’assises de X.

    Le journal de la ville fit un portrait soigné du témoin cité à la requête du ministère public.

     Le rédacteur disait :

     « M. Anténor Dujardin, dont la déposition doit peser si lourdement sur les accusés, est un jeune homme d’une grande distinction. »

     À l’appel de son nom, un frémissement parcourt tout l’auditoire…

     Dujardin, entièrement vêtu de noir, prête serment avec une grande dignité et raconte les faits relatés dans l’acte d’accusation.

     Le président lui dit avec bonté :

     – La cour vous félicite, Monsieur, du sang-froid et de l’énergie dont vous avez fait preuve dans cette circonstance. Sans vous, sans votre intervention presque providentielle, nous aurions peut-être un chapitre de plus à ajouter à l’histoire des crimes impunis. Vous avez rendu service à la société, Monsieur, et la société vous remercie.

     Les deux matelots furent condamnés, l’un à mort, l’autre aux travaux forcés. À la sortie du palais, une foule sympathique et émue s’ouvrit respectueusement pour livrer passage à Anténor Dujardin.

     Il fut nommé vice-président du cercle de la ville et président honoraire de la Société des sauveteurs.

     Les dames et les demoiselles se l’arrachèrent ; et, un beau matin, maître Rognonet, notaire, le prit à part et lui fit entendre qu’il pouvait demander, sans encourir le risque d’un refus, la main de mademoiselle Prépotin de Jambenville ; trois cent mille francs de dot en terres !

     Quelques châtelains du voisinage s’émurent de voir une Jambenville devenir simplement madame Dujardin, mais le curé leur répondit en levant les yeux au ciel :

     – C’est lui qui a découvert le cadavre de M. Bourimel. La Providence l’a choisi pour son œuvre de justice.

     Et tout le monde s’inclina.

     Une fois riche et père de famille, Dujardin devint rapidement adjoint du maire ; il n’y eut pas de concours d’orphéons, pas de régates, pas de comice agricole, sans que Dujardin fût commissaire ou, au moins, membre du jury.

     Il se trouva enfin un préfet qui demanda la croix pour Anténor. Sa lettre se terminait ainsi :

     « M. Dujardin est une des hautes notabilités du département. Il jouit de l’estime de tous ses compatriotes et de la considération générale. C’est un de ces citoyens modestes et consciencieux qui honorent le pays où ils ont vu le jour. Dans une affaire qui eut jadis un grand retentissement, M. Anténor Dujardin a joué un rôle des plus honorables. C’est lui qui a découvert le cadavre du Fossé-Renaud ! »

     Chaque fois qu’un étranger traversait la ville, on lui montrait la cathédrale, la tour Saint-Firmin, le nouveau bassin – et Anténor Dujardin.

     – Vous voyez bien ce monsieur-là, qui se promène sur le cours ?

     – Oui.

     – Vous ne devinez pas qui cela peut être ?

     – Ma foi ! non.

     – Eh bien !… c’est M. Dujardin.

     – Qu’est-ce que c’est que cela, Dujardin ?

     – Vous ne vous rappelez pas l’affaire Bourimel ?… Cet homme assassiné par deux matelots espagnols… il y a une quinzaine d’années ?

     – Ah ! oui, je me rappelle vaguement…

     – Eh bien, c’est ce monsieur qui a découvert le cadavre !

     Anténor porte sa gloire avec dignité. Il se sait illustre et ne triomphe pas outre mesure de la situation. Madame Dujardin a toujours fait mettre sur ses cartes de visite : née de Jambenville. Ce rappel de médaille suffit à son juste orgueil. Elle adore son mari, qu’elle regarde comme un héros, et il la traite avec les plus grands égards.

     Elle va de temps en temps passer quelques jours à Nantes, chez une de ses tantes, et à Bordeaux, chez son beau-frère. Là, on peut l’entendre quelquefois dire à ce public nouveau : « Mon mari était parti pour aller tirer des bécassines. Tout à coup, son chien se mit à hurler… M. Dujardin s’avança résolument, et alors… les cheveux s’en dressent sur la tête, il aperçut un cadavre horriblement mutilé, la figure couverte de sang, les jambes raides… »

     – Ah ! Madame ! quel tableau !

     La bonne Jambenville est toujours fière de son petit effet.

     Anténor est chevalier de la Légion d’honneur, maire de X…, entouré des respects de la population, et le pauvre Rambler s’est éteint sur un peu de paille dans un coin de la remise.

     C’est pourtant lui qui avait découvert le cadavre !

Aurélien Scholl

 

 

N°17 – Petite

Beata Umubyeyi Mairesse

     Comme Avrom Sutzkever, Elie Wiesel, Primo Levi ou Aharon Appelfeld, Beata Umubyeyi Mairesse a survécu à un génocide. Comme eux, elle écrit : des nouvelles, surtout, publiées aux éditions La Cheminante dans deux remarquables recueils, tous deux primés, Ejo (2015) et Lézardes (2017), et des poèmes à paraître cette année. Comme Révérien Rurangwa, elle réchappa de la grande catastrophe qui survint il y a vingt-quatre ans, d’avril à juillet 1994, et qui frappa les Tutsis du Rwanda – ainsi que ceux des Hutus qui s’opposaient à la barbarie du pouvoir. Dire que son œuvre est marquée par cette expérience est une évidence, le contraire serait difficilement concevable. Les nouvelles qu’elle écrit ne sont pourtant pas des témoignages directs : pour être inspirés de faits réels, ce sont des œuvres d’imagination.

     C’est à la revue Brèves qu’il nous faut, une nouvelle fois, rendre hommage : c’est grâce à elle que nous avons découvert Beata Umubyeyi Mairesse, dont elle publiait deux courtes nouvelles dans son numéro 109, voici deux ans : Igicucu, et Noir et blanc. Sa force d’expression, la clarté de son style – fait d’autant plus remarquable que le français n’est pas sa langue maternelle –, son talent de conteuse, l’humanité de sa prose, qui s’appuie sur l’expérience d’un peuple pour toucher à l’universel, nous ont impressionnés et émus.

     Petite est une nouvelle extraite de Lézardes – et nous remercions l’éditrice, Sylvie Darreau, de nous permettre de la reproduire ici. Dans cette histoire, qui pourrait être l’expression d’une tristesse absolue, surgissent pourtant l’amour comme élan naturel et comme devoir transcendant, et l’espoir comme nécessité vitale. Cet espoir est porté par deux enfants, que beaucoup, sinon tout, aurait pu opposer, mais que rassemble un sentiment inné de solidarité : le fait d’être abavandimwe, issus du même ventre, quelles que fussent les circonstances de leur conception. Peut-être trouvera-t-on jusque dans le personnage, si totalement brisé, de la mère, une part d’espoir aussi, quelque amer qu’il soit : celui de « quitter l’enfer et rejoindre ses parents au ciel ».

     On admirera, outre la strette finale composée de devinettes, le sens de la formule. Celle-ci est sublime : « Ils n’auront finalement rien d’autre que la nostalgie de l’affection qu’elle n’a pas su leur donner. » Cette autre pourrait résumer la nouvelle : « Même le ventre de l’amertume peut abriter de la beauté. »

Après avoir lu Petite, brillamment illustrée ici par Rivka Tsinman, ne manquez pas le remarquable entretien avec l’auteur, qui lui fait suite.

Evariste Couy-Neveu

 

PETITE

     L ’Aîné a reçu un coup sur la tête. La mère l’a frappé avec le bâton dont elle s’aide désormais pour marcher. Il est allé pleurer derrière la maison, à côté de la fosse à compost. En silence. Car il n’y a jamais eu de cris entre eux. Petite est venue se coller contre lui juste après. Elle sait déjà poser doucement la main là où poussera une bosse. Elle l’a tant vu faire, essayer d’apaiser. Leur silence est un amas de tendresse malhabile. Il abrite des murmures sporadiques, heurtés, clandestins. Il oppose depuis toujours une résistance obstinée à l’immense silence rêche de la mère.

     Dans ce trio qu’il faudrait appeler famille, les sentiments sont muets, l’air est si sec que toutes les larmes du monde s’évaporent avant d’atteindre le sommet. À la base du triangle, Petite et son grand frère tentent de rester debout, à bonne distance du bâton de la mère, du charbon ardent de ses yeux qui a tout brûlé aux alentours. Ces jeunes pousses font tenir la structure familiale fragile coûte que coûte, balaient le sol, vont chercher l’eau, lavent le linge et ne perdent jamais trop longtemps la mère de vue. Depuis qu’elle est tombée malade, elle ne va plus aux champs et le temps passé avec son regard s’étire indéfiniment. L’esprit des enfants devient poisseux, incapable de sauver quelques mots d’encouragement à s’échanger une fois le soir venu. Le jour est le royaume des reproches taciturnes qui claquemurent leurs vies.

     Il y a quelques jours, la mère a dit qu’elle n’en avait plus pour très longtemps, qu’elle allait enfin pouvoir quitter l’enfer et rejoindre ses parents au ciel. Un vertige s’est depuis saisi de l’Aîné. Demain pourra-t-il être plus léger ? Il n’ose croire qu’elle emportera avec elle toute la peine de l’existence, les laissant libres et orphelins. Son cœur s’affole à l’idée qu’ils pourraient enfin laisser éclater un deuil, que les autres interpréteront comme celui de cette femme, alors qu’eux savent bien qu’ils ont depuis longtemps perdu l’amour et la tendresse que leur envient à tort ceux qui vivent seuls depuis la catastrophe.

     Il y a un an ou deux, quand la mère achetait encore des piles pour la radio, l’Aîné avait entendu une histoire similaire à la leur. Une jeune fille racontait que sa mère n’était plus la même qu’avant, c’était un fantôme bien vivant qui les nourrissait et assumait ses tâches de parent, mais avait cessé de manifester toute tendresse maternelle envers ses enfants. « Est-ce donc cela qu’ils ont réussi à faire d’elle, une ombre insensible ? » demandait- elle d’une voix éteinte. À l’école, l’Aîné s’assied toujours à côté de son ami Nino, qui vit seul avec des cousines. Nino cultive religieusement le souvenir de sa mère dont il parle parfois, regrettant son rire clair comme de l’eau de pluie et les soins qu’elle lui prodiguait autrefois. Il s’imagine que son camarade bénéficie encore de tout cela auprès de la sienne, puisqu’elle n’est ni folle ni morte. Comment lui dire ?

     Pourtant, si demain la mère disparaît, se demande l’Aîné, ne va-t-elle pas leur manquer, douloureusement ? Ils n’auront finalement rien d’autre que la nostalgie de l’affection qu’elle n’a pas su leur donner.

     Un jour, l’Aîné s’est demandé pourquoi il avait tout effacé, les souvenirs d’avant, le frère et le père dont on n’a jamais retrouvé les restes, la mère telle qu’elle avait été. Il pense que c’est à cause des coups sur la tête, des cicatrices qui zèbrent ses tempes. Il ne s’avoue pas que c’est par solidarité avec Petite qui est née après. Aurait-il tant aimé sa petite sœur s’il avait accepté de voir en elle le fruit de la catastrophe ? Certaines nuits, des bruits très distincts lui reviennent, la voix de sa mère chutant lentement et la cacophonie tenace de l’assaut des hommes qui l’avaient étouffée. Ce sont des nuits infâmes dont l’Aîné sort courbaturé, le regard brûlant. Il a fini par réaliser que sa petite sœur venait de ce moment chiffonné dans les recoins de sa mémoire, le son inavouable d’une horde balayant un corps atone, autrefois doux et aimant. Le ventre de sa mère.

     Elle avait essayé de ne pas avoir Petite. C’est plus tard qu’il comprendrait les coups qu’elle s’infligeait alors qu’il ignorait encore ce qui se tramait dans son corps. Puis elle s’était mise à lui dire des gens qu’ils étaient méchants, comme s’il avait pu l’ignorer. Il pensait à ceux qui avaient tué les leurs, tandis qu’elle parlait du monde entier et même de ceux qui les avaient accueillis juste après. « Tu verras quand ils sauront que je porte l’enfant des monstres en mon sein, ils me rejetteront. » Elle maugréait jour et nuit. Elle vomissait en cachette. Alors, avant que son ventre ne devienne trop lourd, elle avait fui les réactions, emportant sa famille en lambeaux loin, sur une colline inconnue où un oncle avait autrefois possédé une parcelle. Ici, ils ne connaissaient personne. Ni passé, ni horizon.

     Quand Petite est arrivée, l’Aîné est devenu bien plus qu’un grand frère. La mère avait tout juste la force de l’allaiter. Le reste lui était impossible. Laver, cajoler, porter. Un garçon ne s’occupe généralement pas des bébés, mais il avait fallu.

     Les langues forgent un tas de maximes sur les enfants, la méchanceté dont ils peuvent faire preuve entre eux, la vérité qu’abritent leurs bouches, ceux qui sont rois, ceux qui écoutent les cigales au lieu des parents, mais si peu pour dire l’amour inconditionnel dont est capable un frère. Abavandimwe : ceux qui sont issus du même ventre. Même le ventre de l’amertume peut abriter de la beauté.

     L’Aîné s’est découvert un trésor d’attentions dans les mains. Il observait les femmes et les filles pour apprendre les gestes et les reproduire maladroitement d’abord puis avec de plus en plus d’assurance sur sa petite sœur. La mère ne lui avait pas donné de nom, c’était une chose qui devait l’horrifier. L’Aîné l’a appelée « Petite » très vite, très doucement. Il a pris son parti. La mère, voyant l’affection de l’Aîné lui a dit : « Tu ne sais donc pas que c’est le cadeau de ceux qui t’ont volé ton enfance ? »

     L’Aîné ne comprendrait que plus tard. Parce que les gens sont méchants et qu’un jour, il a entendu ce qu’ils disaient sur l’origine de Petite. Cela l’avait-il soulagé de comprendre la colère de la mère ? Il y a des chagrins que nulle histoire ne peut atténuer.

     La mère a dû se sentir trahie. Elle contre eux et contre le reste du monde. Sans doute n’avait-elle plus le désir de s’aimer.

     La mère travaillait beaucoup, dans les champs des autres, pour les nourrir, les habiller. La pauvreté a ajouté une couche supplémentaire au silence assourdissant. Petite a appris à marcher, à parler et l’Aîné a souvent manqué l’école. Elle est sa raison de rire.

     « Sakwe sakwe ? »

     Ils sont toujours assis derrière la maison, et la petite sœur tente de le tirer de ses pensées.

     Elle répète « sakwe sakwe ? », la formule pour poser une devinette, igisakuzo. L’Aîné lui en a enseigné des dizaines et elle les connaît par cœur sans toujours en saisir tout le sens. Il répond par la formule usuelle « soma ! », tente de mettre de l’entrain dans sa voix.

     Petite est accroupie, le dos collé au mur de la maison.

     Sa longue robe qui a autrefois été jaune lui recouvre entièrement les jambes. Elle jette un regard inquiet au champ de sorgho avoisinant pour s’assurer que personne ne les écoute. Il n’y a qu’un vent muet et quelques bourdons en équilibre sur les épis rouges. Elle tapote sa tête doucement avec son index, met les devinettes en rang, prêtes à fuser.

     Elle sourit, l’Aîné oublie un instant ce que les hommes lui ont pris.

     « Qui suis-je ? Je fais pararaparara et pa !

     Les mains de Petite accompagnent le son qui tourbillonne et chute.

     Il fait semblant de réfléchir longuement.

     – Une pièce d’argent qui tombe sur la table. »

     « Je peux traverser une rivière sans la voir ni y mettre les pieds.

     – Un enfant dans le ventre de sa mère. »

     « Nous sommes deux frères voisins mais jamais ne nous faisons d’accolade.

     – Les flancs d’une rivière. »

     « Je reviens au moment où tu pars.

     – Le vieil homme à l’enfant. »

     « Un tambour qui ne résonne pas vient de passer.

     – Une femme enceinte. »

     « Je suis une viande dans la bouche mais elle ne m’avale jamais.

     – La langue. »

     « Je suis une vache qui broute toute seule dans sa forêt.

     – Le chagrin sur le cœur. »

     « Mes deux enfants passent la nuit debout et au petit matin je les couche.

     – Les portes d’une maison. »

     « Si tu te tiens loin de moi, ce que nous nous lançons ne peut nous atteindre.

     – Les coups de poings. »

     Petite, à court d’idées, se lève et applaudit. Si elle n’avait pas survécu aux coups dans le ventre de la mère, l’Aîné aurait su l’inventer, pour ne pas être seul avec le silence du vent et le vol des bourdons.

Beata Umubyeyi Mairesse

© Beata Umubyeyi Mairesse, extrait de Lézardes, 2017, éd. La Cheminante.