Conversation avec Beata Umubyeyi Mairesse

Onuphrius Beata Umubyeyi Mairesse, les recueils de nouvelles que vous avez publiés jusqu’ici, Ejo en  2015, et Lézardes en 2017, ont tous deux été récompensés – par le prix François Augiéras pour le premier, le prix de l’Estuaire et le prix du Livre Ailleurs pour le second. On ne peut être insensible à votre narration, non plus qu’à votre style. Pouvez-vous nous raconter – question que l’on ne peut vous poser sans trembler – votre chemin vers l’écriture ? Pourquoi écrire, et comment avez-vous découvert ce pouvoir en vous ?

Beata Umubyeyi Mairesse J’ai toujours beaucoup lu et les livres m’ont immensément aidée à traverser l’existence, depuis mon adolescence. L’écriture est arrivée tardivement, à plus de trente ans (j’avais bien sûr eu des petits carnets à griffonner durant toutes ces années). Aussi étrange que cela puisse paraître, je crois  que j’ai écrit pour qu’on ne soit pas obligé de m’écouter, parce que je m’étais heurtée à des regards gênés ou fuyants quand j’avais essayé de raconter. Je ne crois pas que l’expérience de la survivance soit indicible, les mots peuvent tout dire, et Semprun l’exprime bien dans L’écriture ou la vie ; le problème se pose plutôt du côté de l’écoute. Je trouve blessant (et cela est valable pour toute confidence) que la parole donnée ne soit pas suffisamment accueillie. J’ai fait le choix, dans mon premier livre1, d’écrire des nouvelles de fiction, racontant l’avant et l’après à ceux qui pensent, à propos du génocide des Tutsi, que c’est « trop dur, incompréhensible, décourageant, lointain », qui ne seraient pas prêts à lire des témoignages ou des essais. Mais, parce que j’aime cette idée que « la littérature est faite pour déranger les gens confortables et réconforter les gens dérangés », je voulais aussi écrire des histoires dans lesquelles les survivants comme moi puissent se retrouver, une mosaïque de voix au plus près de nos réalités, de notre façon de nous raconter entre nous.

Avant même qu’Ejo n’ait été édité, j’avais commencé l’écriture de Lézardes2 ; je savais que désormais l’écriture ferait partie de ma vie.

O. – Vos nouvelles sont, précisément, très écrites ; et pourtant vous ne reniez pas la tradition du conte rwandais. Quelle place donnez-vous, dans vos œuvres, à l’oralité, et comment parvenez-vous à articuler tradition orale et patient ciselage de l’écrit ?

B. U. M. La forme courte correspond bien à mon souhait de faire exister pleinement ma langue maternelle, le kinyarwanda, dans ma langue d’écriture, le français. L’écriture se nourrit de notre imaginaire, et le mien est pétri de cette oralité-là, du parler métaphorique rwandais de mon enfance. Dans Ejo, j’ai introduit chaque nouvelle par un proverbe ; pour Lézardes, j’ai glissé quelques contes traditionnels. Et même si mes nouvelles sonnent « très écrites », j’ai eu plusieurs occasions, à travers notamment une lecture exécutée en compagnie de l’artiste plasticienne Anne-Laure Boyer, de les raconter à l’oral. Pour cette possibilité de partage immédiat aussi, la forme brève est fantastique.

O. – Ces nouvelles – et Petite en est un poignant exemple – sont marquées, comme vous le rappeliez, par le souvenir bouleversant du génocide tutsi ; elles le sont aussi par la difficulté, quand on lui a survécu, de vivre avec un tel souvenir, et la nécessité, pourtant, de vivre. Dans Petite, ce défi est particulièrement difficile à relever, de la part d’enfants que leur mère, intérieurement détruite, est incapable d’élever, et quant à la benjamine, de reconnaître, de nommer même. Mais ce qui rend ces enfants capables de persévérer dans l’être, c’est l’entraide qui les relie. La bonté de la petite sœur consiste notamment à tenter de consoler son demi-frère aîné en le distrayant par ses devinettes ; et la bonté du frère, ce qui est extraordinaire, c’est de faire semblant de réfléchir à la solution de devinettes qu’il lui a lui-même enseignées. Est-ce cela, le secret de la survie : aider l’autre, quelque faibles que soient ses propres moyens ?

B. U. M. Je ne sais pas s’il y a un secret de la survie. Moi, j’ai eu énormément de chance pendant le génocide, et beaucoup de personnes m’ont aidée ensuite, celles qui m’ont fait venir en France, la famille d’accueil qui s’est généreusement occupée de moi, beaucoup de mains tendues. J’ignore si la survivance nous a rendus plus solidaires ou meilleurs (je ne m’autorise pas à parler au nom des autres) ; sans doute plus sensibles à certaines fêlures humaines. J’ai souvent constaté aussi que les survivants étaient capables de faire preuve d’une très grande délicatesse envers les autres, comme s’il fallait les protéger de cette connaissance (« inutile ») du pire dont l’être est capable.

Pour ma part je me suis dit très vite que je devais faire quelque chose d’utile de cette chance de deuxième vie ; je me suis engagée dans des ONG (Médecins Sans Frontières, Samu social International), dans la lutte contre le sida, pour les droits des femmes…

O. – Ce passage de Petite rappelle ce que rapportait Shlomo Carlebach : il rencontra un jour un survivant de la Choah, qui se trouvait être un ancien disciple de Rabbi Kalonymus Kalman Shapira, maître hassidique, lequel mourut assassiné par les nazis en 1943. Shlomo Carlebach demanda à ce hassidde lui livrer un enseignement de son maître, durant la déportation. La réponse fut : « Le Rabbi nous disait que l’essentiel, dans notre vie présente, était d’aider les autres Juifs autant que nous le pouvions. Et il y avait en effet beaucoup à faire, dans les camps, pour aider les autres. Aujourd’hui aussi, à Tel Aviv, il y a beaucoup à faire pour aider les autres. » Il vous arrive, Beata Umubyeyi Mairesse, d’intervenir dans des écoles pour parler, devant des enfants, de la catastrophe qui frappa votre ethnie, comme le font des survivants de la Choah ou du génocide arménien. Comment réagissent les enfants de Belgique ou de France réagissent-ils, et que retirez-vous de telles rencontres ?

B. U. M. Cette histoire que vous rapportez me fait penser à des choses très fortes que j’ai lues dans les livre d’Aaron Appelfeld sur l’immédiat après-génocide, et qui ont terriblement résonné en moi.

Les enfants sont capables d’une belle qualité d’écoute. Oui, parfois j’interviens auprès de jeunes, je les invite à interroger leurs représentations sur « l’autre », à faire preuve d’esprit critique. L’éducation à l’égalité, au respect des différences, à une culture de paix est indispensable dès le plus jeune âge. Je suis féministe, antiraciste, pacifiste et écologiste, et tout cela irrigue ma parole, nécessairement. Hutus et Tutsis avaient la même langue, la même religion, la même culture, la même couleur de peau ; le fait « ethnique » est une construction importée d’un 19ème siècle européen porteur de théories racistes. Un génocide se prépare politiquement par la propagande, la culture de la haine, la déshumanisation de l’autre. Il est nécessaire de l’expliquer aux jeunes, de leur dire que c’est arrivé aux Juifs, aux Arméniens, aux Tutsis, et que cela peut toujours recommencer si on n’y prend garde.

O. – Revenons à Lézardes. Dans ce recueil, une nouvelle intitulée Volcano Express met en scène un enfant dont l’existence est presque plus difficile encore que celle de Petite, puisqu’il a perdu, après la catastrophe, le grand frère qui, avec lui, y avait survécu. Il prend alors un parti très périlleux : vivre à la place de son frère aîné, en imiter les attitudes, en adopter jusqu’au nom. Un tel phénomène a-t-il réellement existé, parmi les témoignages que vous avez recueillis, ou est-ce entièrement le fruit de votre imagination ?

B. U. M. Je n’écris pas à partir de témoignages récoltés, même si je m’inspire parfois de faits réels. Cette histoire est uniquement le fruit de mon imagination. Depuis 1994, de nombreux survivants sont morts de façon soudaine, et leur perte était d’une grande violence pour les autres survivants ; j’ai essayé de formuler une histoire qui raconte ce vertige absolu, quand on ne restait plus que deux, après la catastrophe, et que l’autre vous est arraché.

O. –  Prévoyez-vous de rester fidèle à la nouvelle, ou d’aborder un jour la « grande forme », le roman ? Et, seconde face de la même question : envisagez-vous d’aborder un jour des sujets qui ne soient pas liés au génocide et au jour d’après? Ou bien est-ce trop tôt, ou encore impossible ?

B. U. M. Je suis très attachée à la nouvelle, même si elle n’est pas très valorisée, en France notamment. Je viens d’écrire un recueil de poésie qui paraîtra à l’automne, à La Cheminante également. Je continue d’écrire des nouvelles, je commence à raconter des histoires qui ne sont pas liées au génocide (même si je réalise qu’il sera toujours là, tapi quelque part dans les interstices du jour d’après, quoique je fasse). Un roman ? Il ne faut jamais dire jamais, mais ça ne serait pas une fin en soi, juste un changement de rythme, de respiration.

O. – Merci beaucoup de ce passionnant entretien, et nous avons grand-hâte de découvrir vos poèmes.

Propos recueillis par Jean-David Herschel

1 Ejo, nouvelles (2015), éditions La Cheminante – prix François Augiéras 2016.

2 Lézardes, nouvelles (2017), éditions La Cheminante – prix de l’Estuaire 2017, prix du Livre Ailleurs 2017.

N°16 – Histoire de deux bassons de l’Opéra

Albéric Second (1817-1887)

 

     Les lecteurs fidèles d’Onuphrius ont déjà rencontré le nom d’Albéric Second : dans la nouvelle Le Violon voilé, publiée dans notre numéro 12, Arsène Houssaye en évoquait la silhouette : « Je prenais une glace au Café Napolitain, en compagnie d’Albéric Second et d’Aurélien Scholl, qui éclataient en saillies… » 

     Albéric Second était un homme de presse, qui collabora au Charivari, au Figaro, à l’Evénement, et cofonda le Grand journal. C’était un homme de théâtre, qui écrivit des vaudevilles et de nombreuses comédies, et les fit représenter au Français, au Palais-Royal, au Gymnase, au Vaudeville, à l’Odéon… Il était romancier, chroniqueur, mémorialiste, armé d’un humour corrosif, de belles dents acérées, d’un esprit parfaitement parisien, ce qui est tout dire. Il était surtout, pour ce qui nous intéresse ici, un prodigieux nouvelliste – le « Dumas de la nouvelle », diront certains.

     Les Contes sans prétention ont paru en 1854. Ce sont dix nouvelles, assez longues pour certaines, comme La Part du feu et Le Portrait de feu Duhamel. L’Histoire de deux bassons de l’Opéra, que nous avons choisie, est elle-même un récit d’assez grande ampleur, précédé d’une introduction qui tient de la chronique, sur la rareté des amitiés vraies dans la société moderne. L’action imaginée est une fiction, mais elle est tracée sur la toile d’événements réels. Les personnages, quoique l’on ne s’arrête pas à leur description physique, sont nettement caractérisés psychiquement. La construction est d’une rigueur implacable : chaque phrase est une pierre dans l’élaboration du drame ; chacune pèse son poids de gravité – ce n’est pas ici l’éclat pétillant d’un Houssaye ou d’un Banville – ; et chacune, en raison directe de cette gravité, est ciselée au fer d’une ravageuse ironie.

     Il nous reste à protester énergiquement contre ce que dit Albéric Second du basson (« un des instruments les plus disgracieux et les plus fatigants qui aient été imaginés… »). À l’appui de notre protestation, nous invoquerons les trésors que Telemann, Vivaldi, Mozart ou Weber consacrèrent à la moelleuse et profonde basse des bois. Mais le basson n’est pas capricieux : il se laisse plus volontiers brocarder que le violon ou le piano, ces vedettes du concert, triomphalement domptées par des virtuoses échevelés devant un public extasié.

     Nous avons maintenu l’orthographe originale de certains mots, poëte, contre-basse, ainsi que les traits d’union qui relient très à l’adjectif ou à l’adverbe qui le suit : très-viftrès-sérieusement. Les notes sont de notre main, qui n’a plus touché de basson depuis trente ans…

Jean-David Herschel

 

HISTOIRE DE DEUX BASSONS DE L’OPÉRA

 

I

     En France, où l’on ne sait plus guère aimer d’amour, on ne sait plus du tout aimer d’amitié. Il faut remonter jusqu’à Héro et Léandre, ou tout au moins jusqu’à Héloïse et Abailard, pour trouver des cœurs complètement sympathiques. En fait d’unions parfaitement heureuses, celle de Philémon et de Baucis est restée proverbiale. Aujourd’hui, l’intrigue, la politique et l’ambition ont tout envahi, tout subjugué. Il n’y a de place dans les cœurs que pour des idées incompatibles avec l’amour.

     Quant à l’amitié, la sainte amitié, comme disent ces perpétuels rêveurs qu’on appelle les poëtes, c’était jadis un sentiment en grand honneur parmi les hommes : nous en avons fait un mot dénué de signification morale, un substantif féminin qui n’a plus cours que dans les dictionnaires ; pour citer des exemples d’amitié réelle, il faut se reporter à des époques fabuleuses, invoquer le souvenir d’Oreste et de Pylade, de Nisus et d’Euryale, de Castor et de Pollux, de Pythias et de Damon. Les amitiés de notre temps sont comparables à ces bulles de savon que le souffle d’un enfant anéantit. Autrefois, elles se coulaient en bronze et défiaient l’éternité ; de nos jours, elles se coulent en verre et se brisent au moindre choc.

     Mais c’est surtout parmi les artistes que les véritables amitiés sont rares. À peu d’exceptions près, ces hommes qu’une communauté d’idées paraît, au premier abord, confondre dans une fraternelle alliance, ces organisations que semble relier entre elles une même sympathie, n’ont, pour la plupart, ni point de contact ni cohésion. S’il est vrai de dire que le monde moral a ses affinités, comme le monde physique, ce n’est point chez les artistes qu’on doit en chercher la preuve. La Jalousie, cette fille dégénérée de l’Émulation, y jette dans les cœurs ses ferments de discorde et de haine. Règle générale, on pourrait dire absolue : le peintre est malheureux des succès du peintre son voisin ; l’acteur proclame salariés tous les applaudissements qui ne s’adressent pas à lui ; le musicien n’a d’estime que pour sa propre musique, et l’homme de lettres se dresse dans son cœur un temple dont il est, à la fois, le pontife et la divinité.

    À présent que toutes les vertus, tous les dévouements sont officiellement couronnés, une fois l’an, en pleine Académie, il faudrait, pour compléter l’œuvre méritoire de M. de Montyon1, récompenser aussi l’amitié, qui n’est ni la moindre des vertus, ni la moins difficile à exercer. Seulement, les candidats seraient tenus de justifier de trente ans d’amitié non interrompue. On comprend, en effet, que nous n’entendons point parler ici de ces mille liaisons du monde qui traversent la vie comme les étoiles filantes traversent le ciel, sans y laisser aucune trace. De telles liaisons ne sont, à tout prendre, que de simples sociétés en commandite, qui durent un temps plus ou moins long, et qu’on finit toujours par liquider aussitôt que l’occasion s’en présente, le plus souvent même sans que l’occasion s’en présente ; – associations hypocrites, toutes pleines de calculs et d’arrière-pensées, qui se prolongent aussi longtemps que l’un des associés y trouve son intérêt, et dans lesquelles la pensée fixe d’Oreste est presque toujours d’exploiter Pylade à son profit.

     Or, il y a quelques années, s’il avait été d’usage de rechercher les beaux exemples d’amitié et d’en perpétuer le souvenir par une médaille d’or, jointe à l’insertion au Moniteur, nul doute que, par extraordinaire, le choix de l’Académie ne fût tombé sur deux musiciens de l’Opéra. Ils s’appelaient Jolliet et Laroche et jouaient du basson, un des instruments les plus disgracieux et les plus fatigants qui aient été imaginés. Il n’est guère que les gens du métier qui sachent au juste tout ce que le basson exige d’études préliminaires et d’aptitude musicale. Pour les gens du monde, ce n’est qu’un instrument fort laid, dépourvu de charme et d’une utilité contestable. Les gens du monde ont tort. Mais le joueur de basson ne figure point au nombre de ces musiciens favorisés qui courent rapidement à la fortune et qui accrochent la gloire en passant ; il n’est pas né sous l’étoile de ces instrumentistes privilégiés qui, après dix ans de gammes chromatiques, se retirent dans leurs terres, où ils vivent en princes. Hélas ! non ; le basson ne nourrit aucune prétention de gloire ni de fortune. Il vit à l’ombre des pupitres, évite avec soin les soli ambitieux, et n’élève la voix que durant les rinforzando, les forte et autres tapages mélodiques. Jusqu’à ce que l’heure de l’émancipation ait sonné, le basson restera le paria de l’orchestre.

     Jolliet et Laroche formaient donc le type le plus parfait de la véritable amitié sur cette terre. C’étaient, en 1836, deux vieux amis de vingt-cinq ans. Depuis un quart de siècle, ces deux hommes, par un pacte tacite, s’étaient soudés l’un à l’autre. Ils demeuraient dans la même maison, sur le même palier, et une porte de communication existait entre les deux appartements ; ils se voyaient tous les jours, ils prenaient leurs repas ensemble, ils mettaient en commun leurs peines, leurs plaisirs, leur bourse, leurs dièses, leurs bémols et leurs espérances ; Laroche lisait à livre ouvert dans le cœur de Jolliet, et Jolliet déchiffrait à première vue les plus secrètes pensées de Laroche. Leur amitié s’était faite par hasard, comme se font la plupart des choses d’ici-bas, dans un temps où ils n’avaient pour patrimoine que fort peu d’argent et beaucoup d’illusions. L’argent avait disparu, seules les illusions duraient encore, et un beau jour, ils se rencontrèrent sur le pavé de Paris sans un sou et ne possédant que leurs bassons pour se tirer d’affaire.

     Ce jour-là, ils parlèrent longtemps de l’art, de la grandeur de l’art, de la sainteté de l’art, de la noble mission des artistes, – et ils se couchèrent sans souper. La journée du lendemain se passa en courses, en visites, en sollicitations qui furent vaines, Ils frappèrent à la porte des théâtres, mais partout les places étaient prises ; ils visitèrent les guinguettes, on leur répondit que les orchestres de danse étaient au grand complet. Cependant, le soir venu, comme ils n’avaient rien mangé depuis trente heures, ils se dirigèrent vers les Champs-Elysées. C’était le moment de la promenade : sous prétexte de respirer l’air pur du soir, les Parisiens s’y étaient rendus en foule, en sorte que l’on y respirait un peu moins que dans la plus étroite arrière-boutique du quartier Saint-Denis. Les deux amis se glissèrent dans un massif, apprêtèrent leurs instruments et commencèrent l’ouverture de la Caravane, ce pont aux ânes des artistes en plein vent. Par malheur, la place n’était pas bien choisie. Non loin de Jolliet et de Laroche, un physicien et un théâtre de polichinelles captivaient l’attention de la foule. Ce fut à peine si de rares spectateurs s’approchèrent des virtuoses, qui plièrent bagage sans avoir reçu une seule pièce de monnaie. Mais le Dieu qui donne la pâture aux petits bassons prit en pitié la misère des deux pauvres diables, et, comme ils allaient recommencer pour la cinquième fois l’immuable ouverture, vint à passer un honnête mélomane qui jeta cinq francs dans le chapeau de Jolliet, au moment où celui-ci, défaillant, se laissait tomber sur un banc de pierre.

     Il est des souvenirs qui ne sortent jamais du cœur. Le marin se complaît dans le récit des tempêtes qu’il a essuyées. Le vieux soldat se remémore avec délices les dangers de la bataille ; ceux qui ont été pauvres éprouvent un charme très-vif à s’entretenir de leur ancienne pauvreté. Jolliet et Laroche n’avaient pas de plaisir plus grand que de se raconter leur temps d’épreuves et leurs journées d’angoisses ; non pas qu’ils fussent devenus millionnaires dans l’intervalle, mais du moins ils étaient à l’abri du besoin, les appointements de l’Opéra, joints au produit de quelques leçons qu’ils donnaient en ville et dans des pensionnats de jeunes gens, leur assurant une aisance médiocre, mais honnête.

     Cette existence coulait calme et limpide comme un ruisseau sur un lit de sable doré. Le matin, ils se levaient à la même heure et déjeunaient en tête-à-tête ; dans l’après-midi, on donnait les leçons : l’heure du dîner les ramenait au logis, et les soirs où l’Opéra faisait relâche, ils se rendaient dans un petit café du boulevard, lisaient les journaux et buvaient une bouteille de bière, après l’avoir jouée en partie liée aux dominos. Tout cela réglé à la façon d’une montre de Genève.

     Un matin, au mépris des saintes lois de l’habitude, Jolliet entra chez Laroche deux heures plus tôt qu’il n’en avait la coutume. À cette infraction, Laroche n’hésita pas à penser qu’il se préparait quelque chose de grave. Quant à Jolliet, on reconnaissait facilement à la pâleur de ses joues et à la rougeur de ses yeux qu’il avait passé une nuit sans sommeil. Il fit deux ou trois tours dans la chambre, épousseta machinalement le marbre de la cheminée, vint s’asseoir sur le bord du lit, et dit enfin à Laroche :

     – Je n’y tiens plus !

     – Hein ? quoi ? qu’y a-t-il ? demanda Laroche intrigué au plus haut point par cet exorde ex abrupto.

     – Il y a, dit Jolliet en baissant les yeux comme une pensionnaire prise en faute, il y a que je suis un monstre…

     – Toi ?

     – Moi-même. J’ai un secret, un secret à moi tout seul, depuis trois mois, et tu n’en sais pas le premier mot.

     – C’est donc bien grave ?

     – Si c’est grave ! Dans ce que je vais te dire, il y a une question de vie ou de mort pour notre vieille amitié !

     – Parle donc vite, interrompit Laroche ; tu as un diable d’air lugubre qui me donne la chair de poule. Tu me rappelles M. Levasseur dans son rôle de Bertram2.

     – Tu sais, dit Jolliet, si je t’aime sincèrement ?

     – Tu ne m’as pas encore donné le droit d’en douter.

     – Pas plus tard qu’hier soir, dans un entr’acte de la Muette3, nous causions de l’avenir et je disais que notre amitié suffisait à mon bonheur.

     – C’est vrai ; eh bien ?

     – Eh bien ! je mentais, mon bon Laroche, je mentais effrontément. Je suis un faux ami : ton amitié ne me suffit plus ! Depuis longtemps il me manque quelque chose.

     – Bon ! s’écria Laroche, je te vois venir : tu rêves le mariage ?

     Jolliet rougit et ne répondit pas.

     – As-tu bien songé, continua Laroche, à tout ce que l’intervention d’une jeune femme apportera dans notre intimité de trouble et de désordre ? Toi marié, quelle place occuperai-je dans ton affection ? Et je suppose qu’il te vienne des enfants, car enfin il faut tout prévoir, dans quel recoin obscur de ton cœur le vieil ami Laroche sera-t-il relégué ?

     – À toi la première place ; demain, comme hier, comme toujours. Et d’abord, ce mariage n’est pas encore fait ; bien plus, il ne se fera qu’avec ton consentement. Et puis, la femme que j’ai choisie ne changera rien à nos habitudes. Ce n’est point une jeune fille, comme tu parais le croire ; c’est une femme raisonnable qui nous aimera tous les deux, qui nous soignera tous les deux ; car nous ne sommes plus jeunes, Laroche ; avec l’âge viendront les infirmités, et ne sera-t-il pas bien doux de trouver chez nous, à poste fixe, une compagne toujours bonne et dévouée ?

     Ainsi parla Jolliet ; il dit ces choses et de bien plus éloquentes encore ; Laroche, à demi ébranlé, consentit à voir la future de son ami. C’était véritablement une bonne femme qui, à force de douceur et de vertus civiles, acheva de gagner la cause du mariage. Trois semaines après, Jolliet était donc marié, et, au grand étonnement de Laroche, il n’y eut rien de changé dans la maison, il ne vit qu’une amie de plus.

    Ce fut là, jusqu’en 1836, le seul épisode qui vint troubler leur profonde tranquillité. Cette noce impromptue jeta bien, dès l’abord, un certain émoi dans l’association, mais peu à peu tout rentra dans l’ordre habituel. Quant à Jolliet, pour convaincre son ami que le mariage ne lui portait aucun préjudice, il redoubla de prévenances, de soins affectueux et d’amitié, si bien que Laroche ne tarda pas à convenir qu’il n’avait jamais été plus heureux de sa vie.

     L’intérieur des deux bassons de l’Opéra offrait au regard charmé un spectacle calme, reposé, à la manière des intérieurs de l’école flamande. L’appartement était carrelé, mais les carreaux reluisaient mieux qu’un plancher d’acajou ; on se serait miré dans les meubles de noyer ; les rideaux étaient tout simplement en calicot blanc, avec des bordures rouges, mais tout cela si propre et d’un si joli arrangement, qu’on oubliait volontiers la mesquinerie du fond pour ne songer qu’aux charmantes coquetteries de la forme. Mme Jolliet, instituée surintendante générale des deux appartements, avait la haute main dans la maison ; depuis l’armoire au linge, ce luxe des petits ménages, jusqu’aux caisses de fleurs qui égayaient le bord des fenêtres, elle surveillait tout, elle dirigeait tout. Jolliet et Laroche n’avaient donc plus qu’à se laisser vivre, et ils vivaient le plus doucement du monde.

     Sur ces entrefaites, un grand malheur vint affliger la communauté. Un jour, Laroche fut rapporté sur un brancard, souillé de sang et privé de connaissance. Le malheureux avait été renversé par une voiture et foulé aux pieds par les chevaux. Laroche resta couché trois longs mois ; trois mois durant lesquels ses appointements furent suspendus, et où il perdit la plupart de ses élèves. Pour subvenir à tant de dépenses imprévues, Mme Jolliet improvisa une foule d’économies auxquelles son mari applaudit de grand cœur : on supprima un plat au modeste dîner, et le café fondamental du matin fut remplacé par ces fantastiques bouillons que débitent sans pudeur certains restaurants à prix fixe. Jolliet, qui comptait acheter un habit noir, fit retourner une vieille redingote bleue, aimant mieux payer le médecin de son ami que son propre tailleur.

     Nous n’essayerons pas de dire tout ce que souffrit Laroche pendant sa maladie. Aux souffrances physiques, qui ne furent rien moins que supportables, il faut joindre les souffrances morales, et celles-là sont les plus affreuses. Laroche voyait la gêne de ses amis, et ce spectacle le désespérait. Chaque visite du médecin, chaque potion nouvelle envoyée par le pharmacien, lui faisait pleurer des larmes amères.

     – Ô mon Dieu ! s’écriait-il, faites que je guérisse promptement ! rendez-moi ma santé et mon basson, afin que je m’acquitte envers eux.

     Un jour, Laroche prit à part le médecin et lui demanda s’il répondait de sa guérison. Dans le cas où l’amputation eût été nécessaire, il avait résolu de se laisser mourir plutôt que de continuer à ruiner inutilement ses amis. Fort heureusement, l’Esculape répondit des deux jambes de son malade, et l’événement justifia sa prédiction. Mais que de soins et surtout de dépenses n’exigeait pas encore l’état du pauvre Laroche ! Or, les privations de toute nature que s’imposaient les Jolliet ne suffisaient déjà plus. Des bains avaient été prescrits, des bains très-chers, mais d’un effet sûr, selon le docteur, et il ne restait pas d’argent à la maison.

     – Adélaïde, dit Jolliet à sa femme, tu l’as entendu : la santé de Laroche est entre nos mains.

     Mme Jolliet poussa un soupir et garda le silence.

     – Comment ! reprit le vieux basson, tu parais triste ? tu ne partages pas ma joie quand je te dis…

     – Je sais bien ce que tu m’as dit, interrompit Mme Jolliet. Sa santé est entre nos mains ; mais le remède indiqué ne se donne pas, il se vend ; et, qui pis est, il se vend cher.

     – Eh bien ?

     – Eh bien ! nous ne possédons pas de quoi en faire l’acquisition.

     Jolliet ressentit une grande douleur ; un nuage passa devant ses yeux et il eut besoin de s’appuyer contre la muraille.

    – Comment ! dit-il, faute de quelques misérables pièces de cinq francs, je laisserais mourir mon ami ! c’est impossible !

     – Comprends-tu ma tristesse à présent ? Je t’aurais bien conseillé de demander une avance à l’Opéra ; mais, le mois prochain est le mois du terme, et c’est tout au plus si nous pourrons satisfaire le propriétaire.

     Ce fut au tour de Jolliet à soupirer et à ne rien répondre. Oh ! comme il maudit sa pauvreté ! comme il envia le sort des riches ! Il y a dans la vie de tout homme, si probe et si honnête qu’il soit d’ailleurs, un jour, une heure, une minute, où l’ange des mauvaises pensées parle en maître, en vainqueur. Cette heure était sonnée pour Jolliet. Un grand orage grondait dans sa tête et dans son cœur. Il blasphéma Dieu, qui lui avait fait une existence toute pleine de sacrifices et de privations ; il se demanda à quoi sert la vertu, s’il n’est pour elle aucune récompense sur cette terre. Il sortit et marcha droit devant lui ; le hasard le poussa dans le passage des Panoramas, et il s’arrêta cloué devant les carreaux de ces changeurs qui étalent leurs richesses derrière une mince cloison de verre. La vue de l’or lui brûlait les yeux, et il ne tarda pas à prendre la fuite, craignant de commettre un crime. Il courut tout d’une haleine jusqu’à la porte de Frascati4, monta rapidement l’escalier, jeta son chapeau aux laquais galonnés de M. Benazet et fouilla avec angoisse dans sa poche. Ô joie inespérée ! il y trouva cinq francs, cinq francs qui devaient alimenter le ménage pendant trois jours, et qu’il lança sur le tapis vert. Peu fait aux mystères du trente-et-quarante, Jolliet attendait encore l’arrêt du sort, que sa pièce avait déjà disparu dans la caisse de la banque, attirée par l’inflexible râteau, et cependant il voulait de l’argent, il lui fallait de l’argent ! Son imagination en délire lui montrait Laroche près de succomber, lui tendant les bras et criant de sa voix mourante : «  Sauve-moi, sauve-moi !  » Tout à coup, Jolliet ralentit sa course vagabonde. Il venait de songer au mont-de-piété, cette ressource désespérée qui est aux pères de famille ce que les usuriers sont aux fils de famille. Il tira de son gousset sa montre, le seul bijou qu’il eût jamais possédé, et se dirigea en toute hâte vers la rue des Blancs-Manteaux. – Le lendemain, Laroche commençait à prendre les bains prescrits par le docteur.

     Une des distractions les plus douces du malade consistait à s’entretenir de l’Opéra et de tout ce qui se passait au théâtre. Or, si l’on s’en souvient, il se préparait de grandes choses rue Le Pelletier. On disait que le directeur ne renouvelait pas l’engagement de Nourrit5, et cette nouvelle excitait une vive rumeur dans le public et parmi les artistes. L’orchestre surtout était dans un émoi profond. Tous ces musiciens, pour la plupart blanchis sous le harnais, tous ces hommes qui avaient vu Nourrit débuter, qui avaient assisté à ses progrès de chaque jour et qui savaient combien cet excellent chanteur était capable de grandir encore, se demandaient comment une administration intelligente pourrait jamais commettre une faute si grave. Quant à Jolliet et à Laroche, ils refusaient d’y croire et c’était pour eux le sujet d’interminables causeries.

     – Eh bien ! demandait tous les soirs Laroche à Jolliet, lorsque celui-ci revenait du théâtre, quoi de nouveau ?

    – Ah ! mon cher, répondait Jolliet, quelle belle soirée ! Les Huguenots ont été exécutés d’une façon foudroyante. Nous nous sommes surpassés à l’orchestre, et M. Habeneck6 nous a adressé des félicitations. Je me suis senti tout attendri en écoutant Urhan7 préluder sur sa viole d’amour à la délicieuse romance du premier acte. Nourrit et Falcon8 ont été admirables ; M. Levasseur n’a presque pas chanté faux, et les chœurs eux-mêmes ont presque chanté juste. Quelle représentation ! Un second-violon a cru apercevoir M. Meyerbeer caché dans une loge du cintre et applaudissant comme deux spectateurs.

     – Et le quatrième acte ?

     – Interrompu vingt fois par des bravos frénétiques. Raoul et Valentine ont trouvé des effets inouïs. Nourrit a été redemandé trois fois.

     – Et c’est ce moment-là qu’on choisirait pour le renvoyer9  !… Allons donc, c’est impossible !

     – Cependant la nouvelle prend une certaine consistance. J’en ai entendu parler, ce soir, par une clarinette, qui le tenait d’un cornet à pistons, qui le tenait d’un chef du chant. On allait même jusqu’à désigner le remplaçant de notre cher artiste.

    – Son successeur, veux-tu dire, interrompit Laroche. On pourra succéder à Nourrit, mais le remplacer, jamais ! Et comment s’appelle cet audacieux personnage ?

     – Il s’appelle  ?… attends donc… ma foi, je crois qu’il s’appelle Duprez… Oui, c’est bien Duprez10 qu’on le nomme.

   – Duprez ? fit Laroche en interrogeant ses souvenirs. Au fait, j’ai connu un chanteur de ce nom ; un petit, maigre, doué d’une petite voix désagréable ; il chantait les quatrièmes ténors à l’Odéon.

    – Je me le rappelle aussi, dit Jolliet. Je l’ai vu dans la Pie voleuse, ou, par parenthèse, on l’a un peu travaillé. Mais ce n’est pas celui dont on parle. Il a quitté Paris depuis longtemps, et doit cabotiner, à cette heure, du côté de Niort ou d’Aurillac.

     – C’est égal, il faut convenir que voilà une horrible injustice. Ne pas conserver un homme qui a eu et qui a encore de si magnifiques succès ; se priver d’un artiste qui a fait faire de si belles recettes ! Oh ! les directeurs de théâtre ! si l’ingratitude n’existait pas, ils l’auraient inventée !

    – Ma foi ! dit Jolliet, je suis ravi de t’entendre raisonner de la sorte. Figure-toi que j’ai vu à l’orchestre cinq ou six de ces messieurs qui ne partagent pas l’indignation générale. Ils ne rougissent pas de dire que Nourrit se fatigue et qu’il a fait son temps.

     – Ce sont des Athéniens qui sont ennuyés d’entendre chanter juste, ou plutôt ce sont des complaisants qui veulent faire leur cour à l’administration. Quant à moi, je le proclame hautement : je ne connais point le Duprez qu’on nous destine, mais je déclare à l’avance qu’il ne vaudra pas le Nourrit que nous perdons. L’unique vœu que j’adresse au ciel, c’est de pouvoir assister à ses débuts, afin de protester de toutes mes forces.

    Quelques mois après, Laroche était remis sur ses jambes, Nourrit avait quitté l’Opéra, et les débuts de Duprez étaient annoncés dans Guillaume Tell. On n’a pas oublié la grande rumeur que produisit cet événement. Tout Paris attendait avec anxiété le résultat de l’épreuve décisive. Les uns saluaient l’aurore de cette royauté naissante de mille panégyriques anticipés ; les autres, fidèles à la royauté déchue, n’accordaient pas le moindre talent au nouveau venu. Les esprits étaient vivement préoccupés ; cette révolution de coulisses prenait toutes les apparences d’une révolution politique.

     La solennité des débuts, si féconde pour un artiste en émotions de toute nature, est précédée d’une cérémonie bien plus redoutable encore, c’est la répétition générale que je veux dire. Il ne s’agit pas là, en effet, de désarmer le public, ce juge qui, après tout, n’est pas aussi méchant qu’on se plaît à le dire : il faut séduire une centaine d’hommes, lesquels, par position, ne sont nullement accessibles à l’enthousiasme, à cette électricité merveilleuse qui réside dans les foules. La lampe ne vous éblouit pas de ses gerbes fulgurantes ; le lustre, avec ses flots de lumière, a fait place à des quinquets fumeux, disséminés de loin en loin ; plus de ces murmures approbateurs qui soutiennent et encouragent ; plus de ces longs applaudissements qui montent à la tête et qui dilatent le cœur ; partout le vide, l’obscurité, le silence.

     La répétition générale de Guillaume Tell fera époque dans les annales du théâtre. Jamais la curiosité ne fut excitée à un si haut point. Longtemps avant l’heure indiquée, tous ceux qui avaient droit à y assister attendaient dans la cour de l’Opéra. Jolliet et Laroche se faisaient surtout remarquer parmi les agitateurs les plus violents ; ils allaient et venaient dans tous les sens, se mêlant à tous les groupes, exécutant une croisade désespérée en faveur de Nourrit, pulvérisant de leurs épigrammes les prétentions de l’infortuné débutant.

     Vers midi, la répétition commença. L’entrée en scène de Duprez ne lui fut pas favorable. On se rappela le port si noble et si majestueux de Nourrit, et cette comparaison fut loin d’être à l’avantage de l’artiste inconnu.

     En ce moment, Laroche, qui comptait des pauses, interpella son voisin :

     – Jolliet, lui dit-il, tu ne sais pas une chose ?

     – Quoi donc ? demanda Jolliet, qui ne perdait pas de vue le débutant.

     – Je le reconnais : c’est le petit Duprez de la Pie voleuse, le quatrième ténor de l’Odéon.

     – C’est, ma foi, vrai ! Ah bien ! nous allons rire. Je parie une glace de chez Tortoni que sa voix ne dépasse pas le trou du souffleur.

     Pendant ce colloque, Duprez, visiblement ému, entonnait ce superbe récitatif qui pose d’une façon si poétique l’amour et les remords du fils de Melchtal. Sa voix était altérée, son geste contraint et toute sa contenance embarrassée. Duprez avait peur.

     – Son organe a tant soit peu gagné en volume, dit Laroche, mais c’est toujours le détestable comédien de l’Odéon.

     Le second acte changea complètement la face des choses. Le débutant, plus maître de lui-même, déploya dans son duo avec Mathilde tous les trésors de sa voix enchanteresse. Dès lors, il marcha de succès en triomphes, et son grand air du troisième acte lui valut une magnifique ovation. Laroche, entraîné, mêla ses applaudissements aux bravos de l’orchestre.

     – Eh bien ! que fais-tu donc ? demanda Jolliet, tu applaudis !

     – Que veux-tu, je suis converti !

     – Converti à quoi ?

     – À son talent.

     – Mais il n’en a pas !

     – Tu es fou.

     – Je suis fou ! je te dis, moi, que ton Duprez ne vient pas à la cheville de mon Nourrit !

     – Physiquement, c’est possible ; mais comme chanteur, Duprez a deux coudées de plus que lui.

     – Tu parles sérieusement ?

     – Très-sérieusement.

     – Oh ! les hommes ! cria Jolliet en frappant du pied. Mais tu oublies donc ce que tu disais il y a deux heures ?

     – Il y a deux heures j’étais injuste.

     – Et maintenant ?

     – Je rends hommage à la vérité. Duprez est le plus grand artiste que j’aie entendu chanter.

     – C’est donc à dire que je suis un âne, moi, qui ne pense pas de même ?

     – Tant s’en faut ; tu n’es qu’un entêté. Demain tu partageras mon avis.

     – Jamais ! cria Jolliet.

     Et il tourna le dos à Laroche.

     Ce jour-là les deux amis ne dînèrent pas ensemble, et, pour la première, fois, ils se couchèrent sans s’être pressé la main, sans s’être dit bonsoir.

II

     Laroche ne s’était point trompé. Le public adopta le nouveau chanteur avec un enthousiasme qui ressemblait à du délire ; on se battait aux portes du théâtre chaque fois que le nom de Duprez paraissait sur l’affiche, et Guillaume Tell, dont Nourrit n’avait pas réussi à faire une œuvre populaire, était devenu, grâce à son successeur, l’opéra à la mode. Le Sacramento coulait à pleins bords dans la caisse du directeur.

     Ce succès inouï faisait le désespoir de Jolliet. Faute de pouvoir s’élever contre l’évidence du fait matériel, il s’efforçait d’en atténuer les conséquences ; et, loin de s’avouer vaincu dans ses duels quotidiens contre Laroche, loin de déposer les armes et de demander merci, il se contentait de rompre de temps à autre, mais pour revenir à la charge, plus ardent que jamais.

     – Voyons, disait Laroche poussé à bout par l’opiniâtre ténacité de son adversaire, tu veux que j’aie tort, j’y consens. Mais comment expliques-tu l’aveuglement du public, qui s’obstine à partager mon erreur et à envahir la salle ?

     – Voilà, parbleu ! une belle raison, et bien digne de votre cerveau fêlé ! Ignorez-vous donc de quels éléments se compose un public de théâtre en général, et celui de l’Opéra en particulier ? Au parterre, l’escouade des claqueurs et plusieurs centaines de provinciaux célibataires, qui viennent voir l’Opéra comme ils iront voir le Chodruc du Palais-Royal et la marmite des Invalides ; à l’orchestre, de vieux habitués qui n’ont d’yeux et d’oreilles que pour les jambes des danseuses, et quelques journalistes beaucoup moins préoccupés du spectacle que de l’anecdote du jour ; à l’amphithéâtre, les billets donnés et les provinciaux mariés ; dans les loges enfin, les abonnées qui viennent parce que c’est le jour du coupon, ou parce qu’elles ont une robe nouvelle à étaler et des diamants inédits à montrer. On afficherait un acte de Gustave11 et le ballet de la Fille mal gardée12, que votre public ne mettrait pas un moindre empressement à venir.

     – Et la morale de cette longue et savante définition, quelle est-elle ?

     – C’est que les seuls juges compétents résident à l’orchestre des musiciens.

     – Je pensais en faire partie.

     – Vous n’en êtes plus digne. Vous avez sacrifié à Baal.

    – C’est-à-dire que tu es le seul à l’Opéra qui raisonnes sensément. Tu ferais mieux de t’écrier tout de suite : «  Le public, c’est moi !  » Ce serait plus concis et tout aussi raisonnable.

     Ces discussions, souvent répétées, n’avaient pas encore porté atteinte aux sentiments d’amitié qui unissaient les deux vieux bassons, mais déjà leurs bonnes relations étaient altérées. Amoureux de la paix intérieure, jaloux de prévenir les querelles, Laroche paraissait rarement aux dîners de Mme Jolliet ; il prétextait des invitations en ville et préférait se condamner au régime cellulaire du restaurant à la carte. C’était sans contredit la plus dure privation qu’il pût s’imposer  ; accoutumé aux soins quasi maternels de son hôtesse, n’ayant d’autre souci que de savourer les mets qu’elle avait préparés à l’avance, Laroche, livré à ses propres ressources culinaires, ne savait où donner de l’appétit. Il s’embarrassait dans les entrées et se perdait au milieu des entremets. Thésée privé du fil protecteur d’Ariane vous donnera une idée assez juste du suprême embarras où Laroche se trouvait, tous les jours, à l’heure de son dîner.

    – Mais enfin, demandait Mme Jolliet à son mari, que se passe-t-il d’extraordinaire ?

     – Parbleu ! répliquait Jolliet avec un sourire plein d’amertume, mon ami, M. Laroche, fait des siennes. Lui, un homme que j’ai honoré si longtemps de mon affection, me trahir de la sorte !

     – Laroche ! te trahir… Est-ce possible ?

     – Certainement. Il connaît mes sympathies pour Nourrit, et, Dieu merci, je ne lui ai pas caché ma manière de voir à l’égard de son M. Duprez. Eh bien ! rien n’y fait : sans songer qu’une telle conduite me blesse profondément, il ne rougit pas de s’associer à un tas d’imbéciles qui vont criant par-dessus les toits que ce Duprez est le Luther du chant et le Messie de la musique. Pour l’instant, Laroche triomphe, et il a toute l’insolence de la victoire ; le public semble lui donner gain de cause ; le public, ce stupide troupeau dont Panurge n’eût certes pas voulu se faire le berger, et qui va toujours là où on le pousse. Mais, patience ! les saines doctrines finiront par l’emporter, et le nom de Duprez sera obscur depuis longtemps, que celui de Nourrit resplendira encore des vives clartés de la gloire et du génie !

     – En attendant, ton cœur ne souffre-t-il pas de la position toute nouvelle que vos discussions vous ont faite à l’un et à l’autre ?

     – Hélas ! oui, je souffre ! Mais si j’ai cette faiblesse, j’ai, en revanche, la force de ne lui rien montrer de ce que j’éprouve.

     – Beau courage, qui consiste à se rendre martyr de son propre entêtement !

     – Adélaïde, il ne s’agit point ici d’entêtement : respecte ma conviction, elle est honorable.

     – Mais Laroche aussi obéit à une conviction ; est-elle donc moins honorable que la tienne ?

     Étourdi par la vigueur de cet argument à brûle-pourpoint, Jolliet changea subitement le terrain de la discussion et s’écria :

     – Au fait, où veux-tu en venir ? à quoi bon ces reproches et ces lamentations ? Moi, ton époux, j’aurais déserté le toit conjugal, que tu ne paraîtrais pas plus offensée. Que diable ! Laroche n’était pas marié avec nous ; il est parfaitement libre de porter sa tente autre part ; il l’a fait, et je ne trouve pas qu’il y ait là de quoi pleurer toutes les larmes de son corps ni se couvrir la tête de cendres.

     Mme Jolliet garda le silence ; mais elle se promit de faire cesser cet état de choses qui l’affligeait sincèrement. Un matin que son mari était sorti, elle frappa trois légers coups à la porte de communication ; Laroche vint ouvrir en personne ; à la vue de sa voisine, il rougit beaucoup et laissa échapper une exclamation de surprise.

     – Ah ! c’est vous, madame ! dit-il ; que me vaut l’honneur de votre visite ?

    – Mon cher Laroche, répondit Mme Jolliet, je viens tout simplement pour vous voir et aussi pour vous demander si vous comptez nous bouder ainsi jusqu’au jour du jugement dernier ?

    – Tenez, madame, dit Laroche, je serai franc avec vous ; votre démarche me donne la mesure de votre amitié, et je ne vous cacherai rien de ce que j’éprouve.

     – Parlez, je vous écoute.

    – Votre mari abrégera mon existence ; il s’est constitué mon tyran et mon bourreau. Depuis tantôt six semaines, son unique distraction est de me martyriser. Si c’est ma mort qu’il désire, si je le gêne sur cette terre, eh ! mon Dieu ! qu’il le dise, je me tuerai ; car, trépas pour trépas, je préfère me suicider : au moins lui épargnerai-je le remords d’un forfait.

     La douleur de Laroche était une douleur si réellement sentie, son désespoir était de si bonne foi, que Mme Jolliet fut attendrie.

     – Mon cher voisin, répondit-elle en lui prenant la main, je ne dis pas que vous ayez tout à fait tort de vous plaindre, mais il me semble que vous exagérez singulièrement les peccadilles de mon mari. Comment, vous qui le connaissez mieux que personne, pouvez-vous lui supposer les mœurs d’un anthropophage ?

     – Et voilà précisément où est l’erreur ! s’écria Laroche. Je ne connaissais point Jolliet, je croyais le connaître. Ce n’est que d’aujourd’hui que je commence à pénétrer son affreux caractère. Plus je l’étudie, et plus…

    – Permettez, interrompit Mme Jolliet, le meilleur moyen de vous livrer à des études consciencieuses serait de recommencer à vivre avec nous, comme par le passé. Ce n’est pas à travers les murailles que vous pouvez l’étudier, je pense ?

   – Et l’Opéra, madame ! l’Opéra ! s’écria Laroche. Comptez-vous pour rien l’obligation où nous sommes de nous rencontrer tous les jours à l’orchestre, soit pour les représentations, soit pour les répétitions ! Mais savez-vous bien que c’est là un horrible supplice, une torture incessante durant laquelle j’ai tout le loisir d’étudier votre Jolliet et de disséquer son caractère… On parle de la chaîne qui soude deux galériens ensemble ; mais cette chaîne n’est qu’une guirlande de roses, comparée à celle qui nous lie au même pupitre. Il tourne les pages quand il ne le faut pas ; il me fait manquer mes rentrées… Oui, madame, il me fait manquer mes rentrées ! J’ai le regret de vous le dire, chère dame : votre mari est un être insociable, sacrifiant ses amitiés à ses passions tyranniques, et haineux comme un Corse.

     Comme il parlait ainsi, un léger bruit se fit entendre dans la pièce voisine, et une odeur suffocante se répandit aussitôt.

     – Ah ! mon Dieu ! s’écria Laroche, et mon déjeuner que j’oubliais !

     Il s’élança ; Mme Jolliet le suivit, et un spectacle lamentable s’offrit à ses regards : l’appartement de Laroche était méconnaissable ; on ne retrouvait plus la petite oasis riante et parfumée des anciens jours, alors qu’une ménagère prévoyante et industrieuse exerçait sa douce influence sur la communauté. Les meubles n’occupaient pas leurs places habituelles ; la garde-robe du locataire était éparpillée dans tous les sens ; le lit paraissait n’avoir pas été fait depuis une semaine, et la plupart des objets avaient perdu leur apparence primitive sous une triple couche de poussière. Au milieu de la chambre, et comme pour couronner l’œuvre, un réchaud était renversé et une apparence de bifteck se consumait dans les charbons et dans la cendre.

     L’aspect de ce triste intérieur en dit plus au cœur de Mme Jolliet que toutes les plaintes de Laroche.

     – Pauvre homme ! pensa-t-elle, il est malheureux, il souffre ; de son côté, mon mari a perdu son repos et sa tranquillité… je les réconcilierai, il le faut, je le dois.

     Laroche s’était agenouillé et contemplait d’un air consterné les débris de son déjeuner ; Mme Jolliet lui frappa sur l’épaule.

     – Voilà un malheur, dit-elle.

     – Un grand malheur, madame, fit le vieux basson… un si beau bifteck, que j’avais soigné comme la prunelle de mes yeux !

     – C’est ma faute, et il est juste que je la répare. Mon mari ne déjeune pas à la maison ; venez prendre sa place.

     – Moi ! dit Laroche.

     – Vous-même.

     – Et si Jolliet rentrait à l’improviste ?…

     – Il ne rentrera pas ; et d’ailleurs je prends tout sur moi.

     Laroche, que la faim talonnait, accepta l’invitation sans se faire prier davantage. La table était dressée. Sur cette table, couverte d’un napperon qui réjouissait les yeux par sa blancheur, Mme Jolliet ne tarda pas à disposer un déjeuner dont la vue et l’odorat étaient flattés également. Laroche soupira au souvenir de tous les biens dont la mauvaise humeur de son ami l’avait gratuitement privé.

     En ce moment, on entendit un bruit de pas dans l’escalier, la porte s’ouvrit, et Jolliet fit une de ces entrées qui ne sont guère en usage qu’au boulevard, dans les théâtres de mélodrame.

     – Ô ciel ! s’écria-t-il, Laroche, chez moi, à ma table ! Les dieux m’auraient-ils rendu l’ami que j’ai perdu !

     Quant à Laroche, il était stupéfait ; à le voir avec sa bouche béante et sa fourchette à la main, on l’eût pris pour la statue de l’Appétit. À la fin, il se leva, et, s’approchant de son amphitryon, il lui dit, sans se douter qu’il parodiait Corneille :

     – Soyons amis, Jolliet, c’est moi qui t’en convie !

     Et il lui tendit la main.

     Le premier mouvement de Jolliet fut de serrer cette main dans la sienne. Une réflexion traversa son esprit, il se contint.

     – Je suis tout disposé à te rendre mon affection, dit-il ; je sens qu’elle m’est, plus qu’à toi, nécessaire. J’y mets pourtant une condition.

     – Une condition ! et laquelle ?

     – Tu feras amende honorable pour tes hérésies passées et reconnaîtras, en plein orchestre de l’Opéra, que c’est moi qui ai raison et que Duprez n’est pas digne de délier les cordons des souliers de Nourrit.

     – Je ne le ferai pas ! cria Laroche, qui sentit le rouge de la colère enflammer son visage.

     – Soit, dit Jolliet. Mais alors avouez que c’est une rupture éternelle que vous désirez entre nous.

     – Je n’avouerai rien, sinon que vous êtes un despote et un méchant homme.

     – Monsieur, je vous ferai observer que vous êtes chez moi.

     – Je le sais, monsieur, et si j’ai un regret, c’est de vous avoir mis dans la nécessité de me faire cette observation.

     Laroche salua poliment Mme Jolliet, lança un regard courroucé à son ancien ami et fit une sortie noble, une de ces sorties où Mlle Rachel obtient tant de succès.

     Une heure après la scène que nous venons de raconter, l’appartement de Laroche était envahi par des maçons, qui ne s’en allèrent qu’après avoir muré la porte de communication. Pendant ce temps, et tout en surveillant les ouvriers, Laroche écrivit la lettre suivante, qu’il jeta le soir même à la poste :

     «  Monsieur,

Il ne peut plus exister rien de commun entre nous : vous avez brisé notre amitié sans vous inquiéter de savoir si du même coup vous ne brisiez pas mon cœur ; vous m’avez mis à la porte, moi, votre vieux camarade, votre frère depuis vingt-cinq ans ; vous n’avez pas eu pitié de mes regards suppliants… c’est un triste courage que celui-là, monsieur. Allez, je n’ai pas même la force de vous maudire ; je vous laisse à vos remords, ils me vengeront suffisamment.

     J’ai bien pu autrefois accepter les secours d’un ami ; loin d’en rougir j’en tirais vanité, et la reconnaissance était un lien de plus qui m’enchaînait à lui. Mais à cette heure que mon ami est mort et qu’il a été remplacé par un homme qui porte bien son nom, mais qui n’a pas son cœur, ma dette me pèse et j’ai hâte de la payer.

     Veuillez donc, je vous prie, monsieur, me faire savoir de quelle somme je suis, au juste, votre débiteur. Je ne vous dissimule pas que cet argent me coûtera beaucoup à rembourser ; d’abord parce que j’en regrette infiniment l’emploi ; on aurait dû me laisser mourir ; je serais mort avec une illusion. El puis, monsieur, je ne suis pas riche. Néanmoins, je vous promets de m’acquitter avec toute l’ardeur imaginable. Dieu m’enverra du travail ; je me lèverai deux heures plus tôt, je copierai de la musique, et tant qu’il me restera un souffle, je vous jure, monsieur, que je n’aurai qu’une pensée, celle d’éteindre cette dette dont le souvenir me poursuit et m’humilie sans relâche.

     LAROCHE,

     Premier basson à l’Opéra.  »

     Le lendemain, en rentrant, Laroche trouva chez le concierge la réponse ci-jointe à son adresse :

     «  Monsieur,

     Vous ne me devez rien, et m’entretenir davantage de ces misères serait me faire injure. Pas plus que vous je ne suis riche, mais tout autant que vous j’ai de l’honneur. Il n’est plus temps de revenir sur un passé que, pour ma part, j’ai oublié complètement. Vous me parlez de services rendus, de dettes contractées, tout cela est sorti de ma mémoire. Il se peut qu’autrefois j’aie obligé quelque ami dans la détresse ; mais cet ami n’existant plus, vous comprenez que j’aurais mauvaise grâce, monsieur, à vous réclamer ma créance. Les dettes sont personnelles.

     Epargnez-vous donc la fatigue que ne manquerait pas de vous occasionner une ardeur matinale qui est loin de vos habitudes ; ménagez votre chère santé, monsieur, elle appartient au moins autant à vos amis qu’à vous-même. Que deviendrait ce bon Duprez, par exemple, s’il ne vous comptait plus au nombre de ses admirateurs désintéressés ? Un de plus, un de moins dans la quantité, c’est énorme !

     Monsieur, j’ai bien l’honneur de vous saluer.

     JOLLIET,

     Deuxième premier basson à l’Opéra.  »

     L’orchestre de l’Opéra ne revenait pas de sa surprise. La brouille des deux bassons, dont on était resté longtemps sans s’apercevoir, mais qui avait fini par être sue de tout le monde, fournissait un sujet de commentaires perpétuels et d’interprétations sans fin. Jolliet et Laroche servaient de point de mire à l’infatigable curiosité de leurs confrères. Tous les yeux se tenaient braqués sur eux ; ils ne faisaient pas un mouvement, ils ne prononçaient pas une parole, que de tous les côtés on ne prêtât l’oreille.

     – Qu’est-ce qu’ils se disent ? demandait une naïve clarinette, profondément intriguée.

     – Ils viennent de prendre rendez-vous, répondait une facétieuse contre-basse.

     – Pour déjeuner ? hasardait la petite flûte.

     – Eh non… pour se battre.

     – Pour se battre ! répétait-on aussitôt avec effroi. Et la nouvelle ne tardait pas à circuler dans tout l’orchestre.

     – Dites donc, vous ne savez pas ? Jolliet et Laroche se battent demain matin.

     – Tiens, tiens ! je n’ai pourtant pas ouï dire que saint Roch et son chien se soient jamais mordus.

     – Ah çà ! s’ils meurent l’un et l’autre, duquel des deux Mme Jolliet sera-t-elle censée porter le deuil ?

     Et les quolibets voltigeaient, et les épigrammes se croisaient, et durant ces longues heures, enchaînés par l’impérieuse loi du devoir, assis côte à côte devant le même pupitre, et presque sur la même chaise, les deux bassons étaient forcés de souffler d’un commun accord dans leurs instruments, et de vivre, pour ainsi dire, de la même vie.

     Sur ces entrefaites, une triste nouvelle nous arriva d’Italie. Nourrit s’était tué sur la terre d’exil, terminant par le suicide cette belle existence commencée dans la gloire et dans le succès13.

     En apprenant ce malheur, Jolliet perdit la tête. Le soir, au théâtre, il siffla Duprez à son entrée en scène dans la Juive, et le lendemain le directeur lui signifia qu’il n’appartenait plus à l’orchestre de l’Opéra.

     Huit jours après, Laroche et quelques amis accompagnaient la dépouille mortelle de Jolliet au cimetière Montmartre, où on lui fit l’enterrement des pauvres.

     L’âge, les infirmités et les pleurs cuisants que la mort de son ami a coûtés à Laroche ont affaibli sa vue peu à peu et l’ont contraint à se retirer de l’Opéra. Aujourd’hui il est deuxième basson à l’orchestre du Caveau des Aveugles.

     Quant à Mme Jolliet, elle continue son œuvre de pieuse charité dans un hôpital, où elle s’est fait admettre en qualité de sœur grise.

Albéric Second

1 Le baron Jean-Baptiste de Montyon (1733-1820) fonda le prix de vertu décerné chaque année par l’Académie française.

2 Nicolas-Prosper Levasseur (1791-1871), basse française. Il créa en 1831 le rôle de Bertram dans Robert le diable de Meyerbeer, à l’Opéra de Paris.

3 La Muette de Portici, opéra d’Auber, créé à l’Opéra en de Paris en 1828.

4 Café parisien du boulevard Montmartre, qui était aussi une maison de jeu. Cité plusieurs fois dans la Comédie humaine.

5 Adolphe Nourrit (1802-1839), premier ténor à l’Opéra de Paris de 1826 à 1836.

6 François-Antoine Habeneck (1781-1849) dirigea en 1836 la création des Huguenots de Meyerbeer, où Nourrit tenait le rôle de Raoul de Nangis.

7 Chrétien Urhan (1790-1845), violoniste et altiste français. C’est pour lui que Meyerbeer composa le solo de viole d’amour des Huguenots.

8 Cornélie Falcon (1814-1897), soprano, créa le rôle de Valentine dans Les Huguenots.

9 En réalité, la direction de l’Opéra ne renvoya pas Nourrit, mais engagea un autre chanteur au poste de premier ténor, en la personne de Gilbert Duprez, comme on va le voir. Nourrit n’accepta pas cette situation nouvelle, et démissionna.

10 Gilbert-Louis Duprez (1806-1896) débuta à l’Opéra de Paris en 1837.

11 Gustave III ou Le Bal masqué, opéra d’Auber (1833), dont Nourrit avait créé le rôle titre.

12 Ballet de Ferdinand Hérold créé en 1828, reprenant, au milieu de numéros originaux, d’autres issus de l’opéra-comique de même titre de Pierre Gaveaux, et des airs de Rossini et de Donizetti.

13 Adolphe Nourrit se défenestra le 7 mars 1839, à Naples, à l’âge de trente-sept ans.