N°15 – Le Mur branlant

Rachel Deutsch

     C’est une fantaisie yiddish qu’Onuphrius vous propose aujourd’hui. Rachel Deutsch est native de France, où elle exerçait le beau métier de psychologue clinicienne. Puis un jour, elle éprouva l’appel ineffable de l’orient, et rejoignit la terre de ses ancêtres, Israël. Elle n’en reste pas moins fidèle à ses origines centre-européennes, et éprouve une tendresse particulière pour les œuvres d’Isaac Leib Peretz, de Mendele Moicher Sforim, de Shalom Asch, ou de Sholem Aleikhem dont on ressentira ici la nette influence.

     Le Mur branlant nous transporte dans l’univers du shtetel – la petite ville d’avant-guerre, peuplée majoritairement de Juifs – dans une version russe. « Toute cette histoire, si fantasque qu’elle soit, nous dit Rachel Deutsch, est inspirée d’un passage talmudique fort sérieux, tiré du traité Berakhot (les bénédictions). » Les talmudistes reconnaîtront peut-être ce passage ; quant aux autres, qui sont les plus nombreux, et dont fait partie la plupart de notre phalanstère, ils apprécieront la verve et l’imagination de ce conte contemporain, dont tous les atours appartiennent à un passé tragiquement disparu.

Mimy la Gapette

LE MUR BRANLANT

À Théo Zarasinski

            Il se nommait Berel-Yankel, mais dans son petit shtetel de Beriozoborsk, tout le monde l’appelait Yankel-Berel. Sixième fils de Reb1 Nahum-Elimélekh Popiolek, le meilleur abatteur rituel de tout le district de Tchernigov, province de Vitebsk, et de la pieuse Tsipe-Feigue, fille de Rabbi Yekoutiel-Yerahmiel, fils de Dov-Ber – le saint de Privolnoye, dont je vous raconterai peut-être un jour les prodiges, notamment l’histoire du samovar qui fut volé au tsar et qu’il retrouva sous un fourneau, obtenant une telle récompense en argent qu’il fit construire la nouvelle synagogue de son village, surnommée jusqu’à ce jour la Samovarshule –, Berel-Yankel dit Yankel-Berel se distingua très tôt par de grandes aptitudes pour l’étude talmudique. « Avec ta mémoire étonnante, lui disaient ses précepteurs, tu pourrais devenir quelqu’un ! Peut-être même présideras-tu un jour le tribunal rabbinique de la grand-ville de Chtchoursk ou de Novgograd, si tu te montres assidu ! »

     L’assiduité, voilà bien ce qui manquait à notre gaillard : fort doué, il expédiait ses leçons en quelques minutes et préférait ensuite gambader dans la campagne voisine, cueillir des champignons ou des fleurs, et rêvasser au bord de la Banievka, le petit bras de rivière qui folâtrait le long des bouleaux, des hêtres et des roseaux. L’observation des animaux, dont il faisait d’amusants croquis, et des plantes, qu’il collectionnait dans son herbier, le passionnait par-dessus tout. Le soir venu, il s’en retournait à la maison, les joues roses, les yeux brillants et les cheveux pleins de brindilles. Ses parents ne le grondaient pas, car ils l’aimaient bien, et puis, que voulez-vous ! n’avait-il pas toujours les meilleures notes au cheider, la petite école aux murs de bois et au toit de chaume ?

     Or l’enfant grandit (quoiqu’il restât plutôt petit de taille). Et lui en qui tous les maîtres d’école au teint jaune, à la barbe dévote, au dos voûté et à la casquette élimée avaient fondé tant d’espoirs, coupa ses papillotes, rasa son commencement de moustache, revêtit son costume de Chabat et partit pour Saint-Pétersbourg étudier la médecine, avec trois douzaines de roubles d’économies : deux pour obtenir d’un complaisant pasteur luthérien le certificat de baptême nécessaire à son installation en ville, la troisième pour payer quelques nuits d’auberge. Ses parents protestèrent bien un peu : « Pourquoi veux-tu mener une vie autre que la nôtre ? Aurais-tu honte de nous ? Ne nous sommes-nous pas sacrifiés pour toi ? » Mais la volonté de l’homme, tel est son honneur ; puisqu’il le veut, leur fils étudiera maintenant les animaux dans leur anatomie, les plantes au travers de la pharmacopée, sur les bancs roides de l’université, en se nourrissant d’un quignon de pain et d’un oignon. Parmi les bénédictions de son père et les larmes de sa mère, Yankel-Berel Popiolek prit la route, cette route mélancolique et givrée de l’aube à peine levée, pleine de dangers et de promesses.

     Et voilà que cinq ans ont passé. Yankel-Berel revient dans son village, la mine noircie par les longues veillées urbaines, mais l’œil toujours vif et le sourire triomphant. Il arbore fièrement son diplôme de docteur en médecine, frappé du sceau rouge du Comte Podozovsky, ministre de l’hygiène publique. Toute la famille est en fête, Tsipe-Feigue prépare des latkes, tandis que Reb Nahum-Elimélekh chante sur les neumes traditionnels : « Sois béni en ta venue. »

     Il demeura avec eux un mois durant. Mais ne faut-il pas travailler, s’établir, être un homme de valeur, en un mot : un mentsh ? La nouvelle parvint dans le shtetel voisin de Zapoliachka qu’un jeune et brillant médecin se trouvait depuis peu à Beriozoborsk, retour de Saint-Pétersbourg, fier comme un paon et provisoirement désœuvré. Alors on le vint chercher et porter en triomphe jusqu’à Zapoliachka, où ma foi, oui, il remplaça le très estimé Mendel Gutfeld, le vieux médecin de quatre-vingt-douze ans qui n’en paraissait que quatre-vingt-quinze, et qui avait soigné quatre générations d’angineux et autres victimes de la goutte, que Dieu nous en préserve. Yankel-Berel s’installa dans son modeste cabinet, où il recevait chaque matin, du dimanche au jeudi, toute une foule de vieillards bottés, de babouchkas en fichu et de marmots efflanqués. Mais ce qu’il préférait, c’étaient les visites à domicile de l’après-midi, qui lui permettaient de prendre l’air frais, par les sentiers et les ponts de bois, car il n’avait rien perdu de son tempérament champêtre. Et sur le chemin, armé de sa petite mallette noire, il fredonnait toujours quelque ancienne mélodie russe, qui parlait de nostalgie, de jolie fiancée, de soldat en bel uniforme à boutons dorés, parti loin de sa maison, de cerises noires et de voleur de chandeliers.

     À la synagogue de Zapoliachka, on donnait au nouveau docteur tous les honneurs dus à son rang et à son nœud papillon, quoiqu’on se méfiât instinctivement de toute nouvelle tête, fût-elle ainsi décorée du col. On appréciait sa discrétion, sa courtoisie envers chacun, et sa bonne petite bouille de Gentil, car il avait le nez retroussé, qui lui donnait l’air d’un véritable moujik. Il ne se rendait à la prière publique que le samedi matin, mais ne manquait pas de d’acquitter de ses dévotions les autres jours, seul dans son appartement. En résumé, Yankel-Berel était moyennement pieux, mais il n’en restait pas moins un bon Juif. Après quelques semaines, les dames réunies dans l’ezrat nachim2 commencèrent à chuchoter qu’il faudrait bien marier cet étourdi de docteur, car si l’on n’y pensait pas pour lui, qui donc y penserait ? et si ce n’était maintenant, quand donc ? Et chacune d’avancer le nom d’une nièce, ou de la voisine de sa cousine.

     Le Chabat, à l’office du matin, Yankel-Berel fit la connaissance d’un Juif à barbiche et à binocle, Leizer Grinshpoun le tailleur, qui le prit assez en affection pour le mettre au courant de la mentalité des gens de Zapoliachka, laquelle différait essentiellement de celle observée à Beriozoborsk. « Chez nous, ce n’est pas comme chez vous », lui confia-t-il, d’un air plein de mystère. Et il exposait une litanie de particularités locales, touchant à la manière de se saluer, de faire bouillir une poule, de prononcer le son en tirant vers le , sans pour autant dire exactement , et de lacer ses souliers.

     « L’honorable docteur doit aussi savoir que l’établissement de bains de Zapoliachka a subi, il y a déjà sept ans de cela, un incendie qui l’a réduit à l’état de ruine, et que ce bâtiment n’a pas été remplacé. Il se dresse toujours, triste et entouré de broussailles, sur la rive droite du fleuve, aux abords du village. Nous cherchons de généreux donateurs pour le reconstruire – comprenez-vous l’allusion ? –, car il est malcommode de faire venir des seaux d’eau jusque chez soi et de se baigner dans une bassine. En attendant, gardez-vous de passer par cette ruine : tout le monde sait que de grands dangers courent là-bas ! Si vous devez traverser le fleuve, marchez cinq cents mètres dans le sens du courant, jusqu’au bois de Kalitva, et prenez le pont Balaliansk. Ce détour vous coûtera douze ou treize minutes, mais vous épargnera bien des soucis. Et puis, ne m’avez-vous pas dit que vous aimiez marcher ? En conclusion, peu de mots suffisent au sage. »

     Un jour, Yankel-Berel eut à rendre visite à une jeune femme en couches, dont la mansarde se trouvait de l’autre côté du fleuve. Se rappelant le conseil du tailleur, il se résolut à suivre la romantique et onduleuse rive jusqu’à l’orée du bois. Mais soudain il aperçut, dressé comme un spectre, le squelette calciné de l’ancien établissement de bain. La friche avait entièrement recouvert le sentier qui y menait, et le lierre s’élançait maintenant sur les vestiges des quatre murs branlants et noirs. Au milieu des séductions de la campagne environnante, qui eussent inspiré des torrents d’harmonie à un compositeur habile, le bâtiment sinistré faisait comme une tache triste, donnant à qui le regardait un sentiment immédiat de misère, de désolation. Bien plus, cette impression fâcheuse se maintenait quelques temps encore après qu’on eut observé la bâtisse, et la mélancolie qui pénétrait les âmes s’étendait sur le décor agreste, comme une encre déteint sur le papier.

     Or le serpent était rusé, plus que tout animal des champs. Le mauvais penchant en personne vint souffler à l’oreille du brave médecin ce discours :

     « Tout de même, quel singulier spectacle ! je voudrais regarder de plus près cette ruine. Elle pourrait inspirer à un compositeur habile un bel andante, dans le mode mineur, une sorte de marche funèbre à la mélodie fuyante, d’une langueur délectable et lugubre. Quant au danger qui semblait tant effrayer mon camarade tailleur : au diable ces superstitions ! La faculté de médecine m’a appris à considérer toute chose rationnellement, en positiviste accompli. »

     Yankel-Berel s’engagea parmi les ronces, et examina la modeste maison ravagée, aux murailles meurtries et instables, pareilles à quatre hommes ivres qui se soutiendraient l’un l’autre. Il préleva un morceau de lierre pour son herbier, et respira le parfum des cendres.

     Mais par tous les poivres de Samarkand ! Le voici pris de soubresauts, de mouvements désarticulés ! Il tombe à terre, comme si quelque puissance occulte l’y avait précipité, puis il se relève comme un ressort, et rebondit sur le mur qui vacille. « Aïe, ouille, à moi ! », crie-t-il de sa voix de fausset, et il se tient les côtes pour parer d’invisibles coups. À présent, le voilà qui rit, le pauvre, d’un rire sourd et nerveux, et cela fait plus de peine encore à entendre que ses plaintes précédentes. Il supplie d’une voix étranglée : « Non, non ! pas les chatouilles ! » Enfin, il rassemble toutes ses forces, exécute trois cabrioles qui prêteraient à rire si nous n’étions miséricordieux, fils de miséricordieux, ramasse sa mallette et s’enfuit à toutes jambes.

     Qu’est-il arrivé ? Pour le savoir, une fois sa visite achevée, Yankel-Berel se rendit, le nœud papillon de guingois, à l’échoppe du tailleur.

     « La paix soit sur le docteur Popiolek ! Mais il semble rompu de fatigue, mon bon docteur ; et, pour dire vrai, on dirait que quelque misère a fondu sur sa tête. Tout va-t-il bien pour vous dans le meilleur des mondes ? Goûtez-moi donc cette eau-de-vie, elle vous requinquera, car l’eau-de-vie, c’est la vie même ! »

     Alors Yankel-Berel but un plein verre d’eau-de-vie, raconta sa mésaventure et demanda, avec force tics et trépignements :

     « Qu’est-ce donc qui m’a attaqué ? Et qu’ai-je fait pour mériter cela ? Ne suis-je pas un bon Juif, qui met ses téphilines et donne trois pièces au tronc des pauvres tous les jours de sa vie, sauf le Chabat et les jours de fête ?

     – Ne vous avais-je pas mis en garde contre cette ruine, crâne de fer que vous êtes ! grognonna Leizer le tailleur. Et ne saviez-vous pas que les démons aiment rôder en ces lieux ? Eussiez-vous encore été accompagné… – car les démons n’attaquent point quand les hommes sont deux. Mais seul ! Estimez-vous heureux de n’avoir pas subi de plus grand dommage ! Et qu’apprend-on à l’université si ce n’est à se protéger des démons ? »

     Le vendredi suivant, Yankel-Berel voulut rendre visite à l’accouchée de l’autre jour. En passant près de la ruine, il sentit son cœur battre la chamade, car le souvenir pénible de sa mésaventure restait présent dans sa tête et dans son corps. Il se détourna résolument, et entreprit de longer le fleuve en direction du bois. Mais il n’avait pas fait quatre pas qu’il vit venir à lui un homme au teint rougeaud, au manteau usé et à la démarche hésitante. Il se souvint alors des paroles du tailleur, d’après lesquelles les démons ne s’attaquent pas aux hommes quand ils sont deux.

     « Eh, bon matin, monsieur le Juif !

     – Une bonne année à vous et aux gens de votre maison, dit l’autre !

    – Que diriez-vous de cheminer ensemble jusqu’à l’autre rive, en passant par cette ruine ?

     – C’est que le vendredi est une journée courte, le Chabat vient à nous, et nous à lui !

     – Précisément, le vendredi n’est pas moins court pour moi que pour vous, et ce raccourci me ferait gagner un temps précieux ; or le temps, c’est la vie, et en gagner, c’est le commencement de la sagesse.

    – Certes, mais, très estimable monsieur, je dois rester de ce côté-ci du fleuve pour acheter le vin du Qidouch.

     – Le vin du Qidouch a bien le temps d’attendre : la marchande ouvre boutique jusqu’à midi, et moi, je vous paie la bouteille, ainsi qu’une autre à ma santé si vous consentez à me faire escorte. »

     Le passant n’avait aucune envie de s’approcher de la ruine, car il craignait qu’elle ne portât en elle Dieu sait quel maléfice ; mais deux bouteilles sont deux bouteilles, et les saintes écritures n’enseignent-elles pas que le vin réjouit le cœur de l’homme ? Ni une, ni deux, les voilà partis, le docteur marchant au pas gymnastique, l’inconnu titubant un peu derrière lui.

     Ils entrèrent en paix, et ils sortirent en paix ; le docteur paya le prix des deux bouteilles et l’on se sépara. Mais le soir venu, à la synagogue, Yankel-Berel s’aperçut vite que les gens ne le saluaient point. Et quand lui-même faisait mine d’adresser son salut alentour, on l’ignorait tout à fait, à l’exception du Rabbi, qui lui serra chaleureusement la main – « Gut shabbes3 » dit-il, et ses yeux souriaient –, et de Leizer le tailleur, sur le cœur duquel Yankel-Berel déversa le sien :

     « Qu’ont-ils tous à détourner la tête ? Ne suis-je pas un bon Juif, qui lit chaque jour des psaumes avec ferveur et embrasse la mézouza4 ?

    – Et qu’a-t-il donc dans sa neshomé5, notre petit docteur, fit Leizer ? Ne lui avais-je pas dit de se détourner de cette ruine ?

    – Mais vous m’aviez dit aussi – je m’en souviens parfaitement – : à deux, il n’y a rien à craindre !

     – J’ai dit que les démons n’attaquaient point deux hommes ! Mais on aura vu le docteur Popiolek sortir de l’endroit, et – sauf votre respect – on l’aura suspecté de choses que le cœur ne dévoile pas à la bouche. Par exemple, de s’être réfugié là pour se rencontrer secrètement avec quelque mauvaise femme. Car tout le monde sait dans le district que les ruines sont un lieu de rendez-vous pour cette espèce de galanterie-là.

    – Nom d’un piment ! ça, c’est trop fort ! Et qui donc pourrait croire à ces balivernes, alors que nous étions deux hommes à entrer et à sortir des abords de la ruine ? L’un surveillant l’autre, chacun peut se porter garant de la moralité du second.

     – On voit par-là que vous n’êtes point d’ici ! Quelle garantie allez-vous apporter à la moralité de Tsvike l’alcoolique, qui mène une vie de patachon, de voleur et de dépravé la moitié du temps, de coupe-jarret, de malandrin et de scélérat l’autre moitié ? En battant maintes fois ma poitrine, j’oserais ajouter : et quelle garantie vous apportera-t-il ?

    – Ainsi, on me soupçonne d’avoir entraîné Tsvike l’alcoolique dans une ruine pour y rencontrer des drôlesses ! Bon, c’est la meilleure ! Mais moi, je ne suis ni un malandrin ni un margoulin ! Pour l’amour du Ciel, je suis le fils de Reb Nahum-Elimélekh l’abatteur rituel, et le petit-fils du saint de Privolnoye ! Est-ce là le salaire de la Torah ?

    – Vous parlez d’or, Maître docteur ! Quel meilleur bouclier que des ancêtres vertueux ? Et le fils est la jambe du père, comme vous dites. Cependant, les gens du village ne savent pas encore à fond votre arbre généalogique. Je connais mes Zapoliachkites par cœur, moi ! Ils auront pensé que, si vous traîniez là-bas en compagnie de Tsvike, c’est qu’un même tempérament vous unissait. Si l’on vous avait vu aux côtés d’un homme intègre au lieu d’un flibustier – car un bon voisin vaut plus que de l’or fin ! –, les trompettes n’eussent point sonné, les mauvaises langues fussent restées coites, et les bonnes vous eussent tressé des couronnes. Mais ne vous inquiétez de rien : je vais parler à notre saint Rabbi. Il ne fait pas  de doute qu’il saura dissiper toute suspicion, les fidèles vous salueront comme devant, et des monticules de bénédictions fondront sur votre tête. Seulement gardez-vous bien de cette ruine ! Le sage a préséance sur le roi ! Allons, gut shabbes ! »

     Le lendemain, après la lecture du rouleau de la Torah, le Rabbi prononça une homélie finement allusive, dans laquelle il adjurait les fidèles de considérer autrui comme méritant et non coupable :

    « Il faut voir en son prochain l’homme cachère qu’il est jusqu’à preuve du contraire ; si je bénéficie de cette présomption, je dois la reconnaître à l’autre ! Et quand même mon prochain, par impossible, aurait péché, il s’en serait repenti dès le lendemain. Grande est la concorde, et grand l’honneur des créatures. Par le mérite de ce bon regard posé sur autrui, notre juste Messie viendra et le Saint béni soit-Il reconstruira son Temple, bientôt et de nos jours, amen. »

     Toute l’assemblée répondit amen, et bien des fidèles rougirent de leur ancienne défiance.

    Dès le lendemain, Yankel-Berel repartit, plein de gaieté, sur les chemins du shtetel, passant de chaumière en chaumière pour soulager les maux de ses concitoyens, prescrivant force décoctions, sinapismes, ventouses, onguents et lavements, outre l’huile de foie de morue qui faisait grimacer les enfants. Puis il se souvint de son accouchée, et le désir lui vint de l’aller voir. Il chemina vers le fleuve, et, arrivant aux abords du chemin qui conduisait à la ruine, il avisa un homme à longues papillotes et à belle barbe blanche, rayonnant d’une grâce angélique, qui récitait des versets en portant deux seaux d’eau. « Voilà un Juif pieux, pensa Yankel-Berel. Je lui demanderai de m’accompagner de l’autre côté du fleuve en passant par la ruine. Les démons ne nous troubleront pas, car ne sommes-nous pas deux ? Et personne ne nous suspectera, puisque l’on est entre gens honorables. Ainsi, nous entrerons en paix et sortirons en paix. »

     Hélas, qu’as-tu, Yankel-Berel, avec cette ruine ? Ne t’a-t-elle pas causé assez de tourments ? Mais celui qui veut se rendre impur, on lui ouvre les portes : ils cheminèrent ensemble, d’un même cœur, comme un seul homme, le docteur et le porteur d’eau, traversant broussailles, ronces, buissons et ivraie, qui semblaient pousser sous leurs pas. Or le mur branlant de l’ancien établissement de bain vacilla tout d’un coup, et dans un grand fracas de bruit s’écroula sur les deux compagnons. Le vieillard put, par miracle, se dégager des décombres, et il courut chercher du secours pour le pauvre médecin, enseveli et plus mort que vif.

     Hélas, Yankel-Berel se trouvait seul, à présent. Les démons s’en aperçurent, qui vinrent le battre, pincer et griffer. Et tandis qu’il se débattait sous les gravats et sous les coups, les démons, réunis autour de lui en un fantasque corps de ballet, dansaient une ronde folle.

Rachel Deutsch

1 Monsieur (littéralement maître).

2 Galerie supérieure de la synagogue, réservée aux femmes.

3 Bon Chabat.

4 Petit rouleau de parchemin contenant des versets de la Torah, que l’on fixe sur le montant des portes.

5 Forme yiddish de néchama, âme.

N°14 – De Montmartre à la gloire

Henri Duvernois (1875-1937)

            Il faut exprimer notre reconnaissance envers la revue Brèves de nous avoir fait connaître Henri Simon Schwabacher, dit Henri Duvernois. Dans le numéro 108 de cette incomparable « anthologie permanente de la nouvelle », M. Eric Dussert choisissait de nous présenter une nouvelle admirable de style, d’humour, d’esprit et de sentiment, intitulée La Leçon. Henri Duvernois y déployait autant de psychologie que de sens dramatique – car il était d’abord auteur pour le théâtre, et cette habitude de la scène se ressent dans ses dialogues. Il était aussi homme de presse, de sorte que la forme courte lui était naturelle ; enfin, il était romancier, et savait bâtir et conter une histoire.

            Comment un auteur qui connut si parfaitement le succès de son vivant peut-il être à ce point oublié de nos jours ? C’est le grand mystère de la postérité, et de l’apparent arbitraire qui l’accompagne. Figure de la vie parisienne, qui côtoya Daudet et Zola, ami de Mistinguett et de Van Dongen, Henri Duvernois laissa une œuvre considérable (où se trouvent aussi des scénarios de cinéma et des livrets d’opérette), œuvre épuisée aujourd’hui, à quelques rares livres près ; quant à ses nouvelles, elles sont éparses dans de vieilles livraisons du Matin, de la Vie parisienne, de l’Excelsior ou du Journal… Qui sortira ces joyaux de leurs écrins de poussière ?

            Nous vous parlions de La Leçon, notre première rencontre avec l’auteur. Ce texte était tiré d’un mince recueil de 1936, Cinq nouvelles, illustré par Georges Gaudion à la manière de Boucher, Rodin, Vlaminck, Friesz… Nous nous sommes procuré ce volume, et y avons trouvé d’autres délices ; c’est l’une d’elles que nous vous proposons aujourd’hui : De Montmartre à la gloire. L’ingénieux Gaudion avait illustré à la manière de Toulouse-Lautrec cette piquante et mélancolique histoire. Quant à nous, c’est à une jeune artiste israélienne originaire d’Ukraine, Sivan (Svetlana) Buntova, que nous avons demandé de représenter les réunions de la bohême décrite ici ; elle y montre bien du talent, et c’est son premier dessin pour Onuphrius.

            Notons qu’Eric Dussert, infatigable défricheur de textes méconnus, consacre à la passionnante question des auteurs oubliés une suite de portraits, en un ouvrage justement appelé Une forêt cachée (La Table ronde).

Jean-David Herschel

 

DE MONTMARTRE À LA GLOIRE

     Cela remonte à l’époque héroïque de Montmartre, un temps qui prend le nimbe de la Légende et dont les survivants affirment : « Nous nous amusions bien alors », car les pauvres hommes n’arrivent même pas à se mettre d’accord avec leurs souvenirs. Imaginez un Montmartre terrible et naïf, mi-bouge, mi-champêtre, hoffmanesque et sentimental, traversé d’injures et de romances, de commerces louches et d’art désintéressé.

     Quelques collégiens, sur la fin de leurs études, se réunissaient le jeudi et le dimanche, dans une petite cabane de la Butte, pourvue de tout l’inconfort, mais compensée par un grand jardin. C’était la propriété du doyen de la bande, un fantaisiste qui avait déjà une ombre de moustache et un soupçon de barbe et qui, les jours de liberté, s’habillait de velours marron, estimant que cela « faisait chansonnier ». Il s’appelait… mettons Francis Héneste, car il convient d’appliquer des noms imaginaires aux personnages réels d’une histoire vraie. Or, cette histoire est authentique. Héneste, orphelin, se trouvait sous la domination d’un tuteur qui dévorait le patrimoine de l’adolescent confié à sa garde. En prévision des comptes à rendre lors de la majorité de Francis et par crainte du bagne, le tuteur s’était constitué le camarade de son pupille qu’il accablait de menus cadeaux : fume-cigarettes, portefeuilles en simili-maroquin, cravates légèrement défraîchies, etc. Venant d’acheter, pour son compte personnel, une villa en Normandie, le tuteur, pris d’un vague remords, avait offert à Héneste cette bicoque montmartroise : « Cela te donnera, affirmait-il, le sens de la propriété et le goût de la campagne. »

     Nous venions là les jours de congé. Héneste, assez dépourvu de ce que l’on appelait l’ « argent mignon » destiné aux plaisirs, offrait à ses invités du coco au citron et des sandwiches de gros pain fourré de pâté de foie. Des paquets de tabac caporal complétaient l’orgie. Les habitués étaient peu nombreux. Il y avait Clément Fournier, poète qui est devenu membre de l’Institut, section des langues orientales ; Paul Mignot, peintre, devenu marchant de primeurs ; Lucien Trouchard, romancier, devenu armateur ; Maurice Daffrot, auteur dramatique, devenu juge au Tribunal de commerce. Seul Héneste ne devait point changer. Oisif il était, oisif il est resté. Sa plus chère ambition est de n’en point avoir. Ayant sauvé quelques sous des griffes de son tuteur, il vit quelque part, en province, dans une bicoque semblable à celle de Montmartre. Il est toujours vêtu de velours marron, toujours rasé de l’avant-veille. Il dispose encore, pour l’invité, d’un siège boiteux, d’une bouteille de vin frais, de pain bis et de fromage. Il n’est pas resté fidèle à sa jeunesse, sa jeunesse lui est restée fidèle : nuance appréciable !

     Dans la cabane baptisée « Le Petit Château » par son propriétaire, si jeune alors, il n’était question que d’art et de littérature. Clément nous lisait ses vers qui s’inspiraient, selon la mode, de Sully-Prud’homme ou de Verlaine. Paul nous montrait ses tableaux de la tradition la plus tremblotante : scènes de genre ou pastels de pensionnat ; Maurice nous régalait de se pièces genre Alexandre Dumas fils, avec répliques mordantes et morceaux de bravoure. Notre hôte représentait le public… charmant public, d’ailleurs, qui trouvait tout admirable, par indulgence personnelle et pour éviter les discussions. Il était entendu que le cénacle resterait fermé aux profanes. Une seule fois, le tuteur fut admis. Il parut, l’œillet à la boutonnière, la lorgnette du sportsman en bandoulière et il se retira au bout d’un quart d’heure, saisi de respect devant cette jeunesse studieuse et atteint d’une forte migraine. Ce vieillard était frivole. Il ne reparut jamais au Petit Château.

     Par un joli dimanche de juin, Clément nous lisait un poème. Au dixième vers, il s’arrêta. Nous restions surpris de cette concision inaccoutumée. Il nous imposa silence :

     – Je n’ai pas fini ; mais il y a quelqu’un dans le jardin.

     – Nous allons voir ! décida Héneste.

     Il sortit. Nous nous mîmes à la fenêtre et nous aperçûmes une petite fille d’une douzaine d’années, une petite fille en haillons, pieds nus et qui levait vers nous une frimousse sale où la crainte se tempérait d’un sourire.

     – Qu’est-ce que tu fabriques ici ? interrogea Héneste. Tu ne sais donc pas que tu es dans une propriété privée ?

     Il lui jeta deux sous.

     – Tiens, prends ça et fiche le camp !

     – Je ne pilonne pas, protesta la petite fille. Vous pouvez reprendre vos deux sous. Sûr que je ne me baisserai pas pour les ramasser.

     – Elle a de l’amour-propre, murmura Maurice.

     – C’est même la seule chose qu’elle ait de propre ! dit Paul.

     Et il ajouta :

     – Le savon doit coûter cher dans ton pays !

     – Je me suis lavée ce matin, protesta la petite fille, mais la suie tombe dans mon quartier.

    – Enfin tout cela ne nous explique pas ce que tu es venue faire ici, reprit Héneste.

     – J’écoutais ! dit-elle.

     – Et, interrogea le poète avec une nuance d’anxiété, tu trouvais ça gentil ?

     – C’est selon.

     La réponse nous charma. Héneste balança un instant, puis il demanda à la petite si par hasard elle n’avait pas soif, car il est permis à tout le monde d’avoir soif par une chaude après-midi de juin. Et sur sa réponse affirmative, il ajouta :

     – Entre. Tu mangeras aussi un petit morceau pour accompagner le champagne pur jus… Tu n’as jamais bu de champagne ?

     – Non, monsieur.

   – Tu goûteras du nôtre. Il est sucré et il a le goût de réglisse. Comment t’appelles-tu ?

     – Matiousse, Joséphine.

     Afin de rendre un délicat hommage au poète qui venait de nous chanter les mérites d’une nommée Éliane, notre hôte n’hésita pas à débaptiser la nouvelle venue :

     – Entre, ma petite Éliane.

     L’enfant ne se le fit pas dire deux fois. Elle enjamba la fenêtre, tomba, pieds joints, dans notre salle d’audition, dévora deux énormes sandwiches et but un grand verre.

     – C’est du foie de cochon, décida-t-elle entre deux bouchées ; c’est fameux, vu que ça graisse les boyaux, mais votre champagne ressemble à du coco. Il ne faudrait pas, tout de même, me prendre pour une tourte !

     L’invitée conquit la sympathie de tous, sauf de Clément qui lui en voulait d’avoir interrompu son poème. Fine mouche, elle s’en rendit compte. Quand elle fut rassasiée, elle ramassa les miettes qu’elle avala :

     – Reprenez où vous en étiez, pria-t-elle ; je ne bouge plus.

     Et elle ne bougea plus, ayant remarqué comme elle nous l’apprit plus tard, que l’on s’instruisait quand on croyait s’ennuyer. Si nous avions été des observateurs plus sagaces, nous aurions été frappés par la faculté d’attention de la jeune Éliane. C’est une qualité rare entre toutes et ceux qui la possèdent ont toutes les chances de réussite. Il y avait, dans cette vagabonde, l’étoffe des grandes ambitieuses qui écoutent, en attendant que sonne pour elles l’heure de parler. Elle appréciait la voix humaine, quand elle ne profère ni insultes ni grossièretés. Et, à ce point de vue, les vers de Clément, fleuris de roses et bondés de petits oiseaux, lui plaisaient. Elle manifesta sa satisfaction, après la lecture, en jugeant : « C’est bien envoyé ! » Puis elle cueillit dans le pot de grès une énorme boulette de pâté qu’elle enfourna gracieusement, comme elle eût fait d’une praline…

     D’où venait-elle ? Nous ne le sûmes jamais au juste. J’ai déjà expliqué qu’elle n’était pas bavarde, surtout en ce qui la concernait. Sa mère, blanchisseuse, ne s’occupait guère de sa progéniture. Joséphine ne désignait que vaguement une sorte de parâtre qu’elle appelait avec haine : « Monsieur Désiré ».

     Ainsi notre public s’augmenta d’une unité.

     – Il faut faire mieux pour elle, jugea Héneste ; nous avons donné à cette enfant l’habitude du luxe et de l’art. Dans deux ans, nos études seront terminées. Que deviendra-t-elle ? J’ajoute que cela me crève le cœur de la voir courir pieds nus et vêtue de toile d’araignée. Voici une tirelire qui sera celle d’Éliane – car elle avait accepté d’enthousiasme ce prénom romanesque et prétentieux. – Je mets vingt francs. Que chacun fasse ce qu’il peut !

     Ainsi notre adoptée put bientôt s’acheter une paire de bottines. Ce fut une cérémonie imposante qui se déroula chez un revendeur de la rue Lepic. La première paire de bottines que mit Joséphine n’était pas absolument neuve et, malgré l’épaisseur des bas, elles parurent trop larges : « Ça fait mon blot, remarqua-t-elle, vue que je suis plutôt appelée à grandir ». Le jeudi suivant elle boitait.

     – Je les ai gardées pour dormir, nous confia-t-elle, tant j’avais peur que maman les chipe. Il vaut mieux les retirer, rapport que les pieds ont tôt fait de gonfler ; mais vous pouvez être tranquilles : je m’habituerai.

     Elle eut aussi un chapeau qu’elle voulut à plumes, une petite robe à pois beiges sur fod rouge et un parapluie.

     – Qu’as-tu raconté à ta mère et à Monsieur Désiré ? interrogea Héneste.

     – Je leur ai dit que j’ai trouvé des louftingues, répondit-elle avec simplicité.

     Bientôt une espèce de coquetterie lui vint. Elle enleva de son répertoire tous les mots d’argot et elle nous pria de la reprendre quand elle ne faisait pas « les liaisons ». Deux ans plus tard elle entrait en apprentissage chez une somnambule. Désiré expiait en prison quelque espièglerie. La mère blanchisseuse, adoucie, se vouait définitivement à son rôle de mère. Munis de diplômes, nous nous séparâmes, laissant à notre protégée une garde-robe convenable, des opinions littéraires avancées, quelques notions d’orthographe et une somme de deux cent quatre-vingt-douze francs, fruit d’une collecte.

     – Ne vous dérangez plus pour moi, nous conseilla-t-elle en manière d’adieu. Je me débrouillerai toujours, n’ayez pas peur !

     Et quinze années s’envolèrent. Beaucoup d’entre nous n’ayant à leur actif qu’un bienfait, n’oublièrent pas Joséphine-Éliane. Héneste, à chacun de ses passages à Paris, nous réunissait. Il était parfois question de la petite : « Qu’a-t-elle pu devenir ? »

     La réponse nous fut donnée un soir par Clément :

     – J’ai rencontré Joséphine avant-hier… Un vrai miracle ! Très chic et très jolie ! Nous lui avons porté bonheur. Nos regards se sont croisés. J’ai hésité. Elle aussi. Elle est entrée dans une pâtisserie et je n’ai pas osé l’aborder, mais je parierais que c’était elle.

     Héneste nous apporta la confirmation le lendemain :

     – Une nouvelle formidable… Tenez ce portrait !

     – Eh bien ! oui. Fanny Duprait, des Variétés…

     – Regardez ! Fanny Duprait, c’est Joséphine !

     – Tu es fou !

     – Joséphine avait de la volonté. Quand une femme a de la volonté, elle devient jolie !

     – Sa bouche, je retrouve sa bouche, une bouche à torgnoles, comme elle disait.

     – Allons ! Je l’ai vue trois fois sur la scène, je l’aurais bien reconnue !

     – Aux Variétés, nous nous rendrons compte.

     Je dois constater qu’au rendez-vous fixé, chacun de nous apparut vêtu, coiffé et ganté avec soin, car chacun de nous avait l’obscur espoir d’une aventure, juste rétribution de nos générosités d’antan. Quoi qu’il arrivât, nous nous promettions une charmante escapade dans les coulisses, l’explosion reconnaissante de notre protégée : « Enfin, c’est vous ! »… Etc…

     La fête commença dans un restaurant célèbre, voisin du théâtre. Nous nous sentions déjà un peu rivaux : « C’est moi qui l’ai tirée de la crotte » se vantait Héneste. Et Lucien s’écriait : « En tous cas, c’est moi qui ai eu l’idée de lui acheter des bottines. Elle n’aurait pas fait sa carrière pieds nus. » Nous fûmes les premiers arrivés en un temps où il n’était pas de rigueur de venir au spectacle avec une heure de retard. Nous avions loué l’avant-scène droite. On jouait une comédie parisienne et Joséphine parut. Car c’était bien elle. La petite fille haillonneuse, chrysalide grisâtre, s’était muée en papillon radieux. C’était elle, son air appliqué et mutin, sa bouche « à torgnoles » désenflée et rougie avec art, une Joséphine svelte, élégante, et vive et spirituelle. Nous ne pûmes nous empêcher d’applaudir. Quelques spectateurs se tournèrent vers nous en riant et applaudirent à notre suite. Fanny Duprait avait la faveur du public. On reconnaissait alors cette faveur au succès obtenu par une actrice grâce à ce qu’elle apportait de grimaces personnelles, de phrases improvisées, enfin à tout ce qui n’était pas le texte de l’auteur. La fin du premier acte fut accueillie chaleureusement, mais notre avant-scène se signala par son enthousiasme. Nous n’obtînmes de notre amie qu’un regard à peine appuyé, très peu différent de celui qu’elle avait adressé à gauche, en s’inclinant.

     À la fin du deuxième acte, nous chargions le chasseur du restaurant où nous avions dîné, d’apporter à l’élue une gerbe de roses et un billet ainsi conçu : « Les anciens camarades du Petit Château, en souvenir de Montmartre et d’Éliane, prient Mlle Fanny Duprait d’agréer leurs compliments amicaux. Ils viendront la saluer à la fin de la pièce et lui demander de souper avec eux, – sans pâté de foie ni coco au citron ! » Suivaient nos prénoms. Héneste retint un cabinet particulier et commanda un menu soigné.

     Pendant le troisième acte, prise par l’action sans doute, notre protégée ne nous adressa aucun signe : « Elle a raison, approuva Maurice ; cela ne se fait pas et elle risquerait une observation de son directeur ». Le rideau chut sur une manière de triomphe. La vedette salua trois fois de face, sans se tourner de notre côté. « Elle a reçu notre lettre, mais elle ne veut avoir l’air de rien ! » jugea Héneste, toujours optimiste.

     L’ouvreuse nous conduisit à une porte pratiquée à côté du contrôle et qui menait aux loges d’artistes. Il nous fallut longer d’abord de corridor humide comme des oubliettes et où l’on retrouve le pilier où s’amorçait, en 1807, l’escalier particulier de l’Empereur. Et ce fut le couloir des loges. Un soprano glapissait : « Enfin je ne te demande pas si tu me trouves du talent. Je veux simplement savoir si tu lui as dit que je jouais comme un veau froid : toute la question est là. Je n’accepte pas veau froid et mon ami non plus, je te préviens… » Par bonheur ce n’était pas l’organe si frais de notre amie. Elle avait, elle, tout au fond, une loge isolée…

     – Nous sommes arrivés, dit Héneste. Voici sa carte : Fanny Duprait.

     Il frappa, avec une douceur défaillante.

     – Une seconde, fit une voix, j’ouvre tout de suite.

     La seconde dura un quart d’heure. Puis la porte s’ouvrit et une habilleuse parut :

     – Vous désirez ?

     – Mademoiselle Fanny Duprait.

     – C’est pour quoi faire ?

     – Nous venons la saluer. Nous sommes des amis. D’ailleurs nous lui avons écrit.

     – Qui dois-je annoncer ?

     – Les messieurs du Petit Château, prononça Héneste avec fierté.

     – Les messieurs ?…

     – Du Petit Château…

     – Bien, monsieur le comte. Une minute.

     La seconde avait duré un quart d’heure. La minute n’excéda pas dix secondes. La porte s’entrebâilla de nouveau :

   – Je viens de faire la commission à Mademoiselle, reprit l’habilleuse. Mademoiselle m’a dit comme ça que je dise à ces messieurs qu’elle regrettait énormément, mais qu’elle ne pouvait les recevoir, vu qu’elle se donne beaucoup dans la pièce et qu’elle se trouve fatiguée.

     – A-t-elle reçu les roses ? interrogea Lucien.

     – Si on les a envoyées, elle les a reçues, mais Mademoiselle ne remercie jamais pour les fleurs ni pour les bonbons. Elle est trop fatiguée par la pièce. Elle m’a bien recommandé de dire à ces messieurs qu’elle était aux regrets… Il faut s’adresser à sa secrétaire pour les rendez-vous.

     Et la porte se referma.

     – Voilà ! Conclut Maurice. Nous en sommes pour notre dérangement, pour notre lettre et pour notre bouquet ! Ça nous apprendra !

  – Vous vous souvenez, murmura Héneste, quand nous lui avons acheté sa première paire de bottines…

    – Filons…

  – Non… Attendez. J’ai une idée… Cette pimbêche-là mérite une leçon. Faites comme moi.

     Il se pencha et retira ses escarpins.

     – Dépêchez-vous ; je l’entends qui vient…

     Et quand Joséphine-Éliane-Fanny, fière comme une reine, enveloppée dans une zibeline et ficelée dans ses colliers de perles, sortit de sa loge, elle dut passer entre une haie formée par des messieurs en habit noir, qui tenaient, comme ils eussent présenté les armes, leurs souliers à la main… Réminiscence de la première paire de bottines et des temps révolus ! L’étoile resta interdite une seconde, puis elle passa, suivie d’un monsieur correct et intrigué.

    – Qu’est-ce que c’est que ces gens-là ? interrogea le monsieur.

     Joséphine répondit :

   – Des musulmans, sans doute. Ils ont l’habitude de se déchausser en signe d’admiration.

     Et elle disparut.

     Héneste conclut :

     – Elle a toujours sa réplique prête ! Pas mal, en somme, ce qu’elle a trouvé. Voyez-vous, mes petits gars, nous avons manqué de psychologie… Le passé, que voulez-vous, c’est le domaine des hommes… Pour les femmes, ce sont des dates et elles ont les dates en horreur… Allons souper tout de même, puisque c’est commandé !

Henri Duvernois