N° 43 – Le Fantôme de l’avare

Honoré Beaugrand (1848-1906)

Il s’approcha de moi à pas lents, et posant sa main osseuse sur mon épaule tremblante, il me dit d’une voix triste comme le vent qui gémissait dans la cheminée…

  Voilà un homme, Honoré Beaugrand, qui suit de près la génération de l’École littéraire de Québec (1860), née sous l’impulsion de l’abbé Henri-Raymond Casgrain, qui cherchait, entre autres, à l’instar du mot de Charles Nodier, à sauver nos vieilles légendes avant que le peuple ne les ait oubliées. Cela signifie que l’on se met à écrire et à publier un certain nombre de légendes, contes et récits étranges, merveilleux ou fantastiques, où le surnaturel joue un rôle important. Beaugrand, s’il publie peu, donne six récits de légendes fantastiques, l’un très célèbre, « La Chasse-galerie », d’autres moins – dont « Le Fantôme de l’avare » (1875) –, parus sur le tard dans le recueil La Chasse-galerie, Légendes canadiennes en 1900. En plus du motif du fantôme et du canot volant de « La Chasse-galerie », le recueil offre des histoires de loup-garou, qui renouent avec l’imaginaire celtique, et de « bête à grand’queue ».

L’auteur naît en 1848 à Lanoraie, tout près de Joliette, entre Trois-Rivières et Montréal où il fera ses études classiques au séminaire des Clercs de Saint-Viateur. Il y sera même novice à quinze ans, mais quelques mois seulement en 1863. Plus tard, devenu célèbre et libre-penseur, il sera qualifié de défroqué par ses ennemis. En cette fin de XIXe siècle, le Québec était fortement ultramontain, et les bien-pensants n’admettaient aucune dissidence. Mais Beaugrand n’en a cure. Il vit au-dessus des chicanes de clocher, quittera tôt le Québec et deviendra un véritable globe-trotteur, parcourant le monde encore tout jeune, à partir de 1865, allant au Mexique s’enrôler dans l’armée de l’Empereur Maximilien, puis partout en Amérique du Nord, s’installant pendant des années à Fall River, Massachusetts, y devenant journaliste et propriétaire de journaux francophones pour les Canadiens exilés, revenant au pays où il est élu maire de Montréal dans les années 1880.

  Il a la bougeotte et fait de nombreuses fois la navette entre la France, pays adoré, et le Québec. Célèbre et entreprenant, il rencontre Viollet-le-Duc, Frédéric Mistral, Ferdinand de Lesseps, Pierre-Jules Hetzel… Il est même reçu à l’Élysée par Sadi Carnot, président de la République, en 1891. Ses périples à travers le monde, sur presque tous les continents, sont si nombreux qu’il faudrait y consacrer un ouvrage autonome. Il fait figure de grand voyageur comme plus tard, par exemple, Paul Morand.

  On le connaît aujourd’hui pour son roman Jeanne La fileuse (1878), sous-titré Épisode de l’émigration canadienne aux États-Unis. Il en connaissait long sur ce pays où il a beaucoup séjourné et travaillé. Il alla même jusqu’à prôner l’inclusion du Québec dans les États-Unis. C’était un libre-penseur dans toute la force du terme. Il meurt à Montréal en 1906.

  Maître conteur, il met toute sa science dans « Le Fantôme de l’avare », qui comporte une triple délégation de la voix narrative, montrant par-là la propension des anciens Canadiens à vouloir raconter des histoires. Il faut savoir que, si ce conte a été publié deux fois séparément, c’est avant tout un des chapitres de Jeanne la fileuse. L’époque était favorable à ce genre d’inclusion dans le roman : ici, c’est à l’occasion du retour au pays d’un groupe de bûcherons, revenus de l’Outaouais dans leur patelin situé non loin de Montréal (près du lieu de naissance de Beaugrand). On leur fait la fête avec force ripaille, petits verres, pipées et rires. Poussé par les fêtards, un maître d’école accepte de conter une histoire que l’on répète depuis toujours dans les chaumières pour rappeler une leçon de charité chrétienne.

  Lisons cette nouvelle peu ordinaire, après quoi nous nous retrouverons dans l’article suivant pour en discuter le contenu plus en détail. À tout à l’heure…

Michel Lord

LE FANTÔME DE L’AVARE

Vous connaissez tous, vieillards et jeunes gens, l’histoire que je vais vous raconter. La morale de ce récit, cependant, ne saurait vous être redite trop souvent, et rappelez-vous que derrière la légende, il y a la leçon terrible d’un Dieu vengeur qui ordonne au riche de faire la charité.

C’était la veille du jour de l’an de grâce 1858.

Il faisait un froid sec et mordant.

La grande route qui longe la rive nord du Saint-Laurent de Montréal à Berthier était couverte d’une épaisse couche de neige, tombée avant la Noël.

Les chemins étaient lisses comme une glace de Venise. Aussi, fallait-il voir si les fils des fermiers à l’aise des paroisses du fleuve se plaisaient à «  pousser  » leurs chevaux fringants, qui passaient comme le vent au son joyeux de clochettes de leurs harnais argentés.

Je me trouvais en veillée chez le père Joseph Hervieux, que vous connaissez tous. Vous savez aussi que sa maison, qui est bâtie en pierre, est située à mi-chemin entre les églises de Lavaltrie et de Lanoraie. Il y avait fête ce soir-là chez le père Hervieux. Après avoir copieusement soupé, tous les membres de la famille s’étaient rassemblés dans la grande salle de réception.

Il est d’usage que chaque famille canadienne donne un festin au dernier jour de chaque année, afin de pouvoir saluer, à minuit, avec toutes les cérémonies voulues, l’arrivée de l’inconnu qui nous apporte à tous une part de joies et de douleurs.

Il était dix heures du soir.

Les bambins, poussés par le sommeil, se laissaient les uns après les autres rouler sur les robes de buffle qui avaient été étendues autour de l’immense poêle à fourneau de la cuisine.

Seuls, les parents et les jeunes gens voulaient tenir tête à l’heure avancée, et se souhaiter mutuellement une bonne et heureuse année, avant de se retirer pour la nuit.

Une fillette vive et alerte, qui voyait la conversation languir, se leva tout à coup et allant déposer un baiser respectueux sur le front du grand-père de la famille, vieillard presque centenaire, lui dit d’une voix qu’elle savait irrésistible :

– Grand-père, redis-nous, je t’en prie, l’histoire de ta rencontre avec l’esprit de ce pauvre Jean-Pierre Beaudry – que Dieu ait pitié de son âme – que tu nous racontas l’an dernier, mais ça nous aidera à passer le temps en attendant minuit.

– Oh ! oui ! grand-père, l’histoire du jour de l’an, répétèrent en chœur les convives qui étaient presque tous les descendants du vieillard.

– Mes enfants, reprit d’une voix tremblotante l’aïeul aux cheveux blancs, depuis bien longtemps, je vous répète, à la veille de chaque jour de l’an, cette histoire de ma jeunesse. Je suis bien vieux, et peut-être pour la dernière fois vais-je vous la redire ici ce soir. Soyez tout attention, et remarquez surtout le châtiment terrible que Dieu réserve à ceux qui, en ce monde, refusent l’hospitalité au voyageur en détresse.

Le vieillard approcha son fauteuil du poêle, et ses enfants ayant fait cercle autour de lui, il s’exprima en ces termes :

Il y a de cela soixante-dix ans aujourd’hui. J’avais vingt ans alors.

Sur l’ordre de mon père, j’étais parti de grand matin pour Montréal, afin d’aller y acheter divers objets pour la famille ; entre autres, une magnifique dame-jeanne de Jamaïque, qui nous était absolument nécessaire pour traiter dignement les amis à l’occasion du nouvel an. À trois heures de l’après-midi, j’avais fini mes achats, et je me préparais à reprendre la route de Lanoraie. Mon berlot était assez bien rempli, et comme je voulais être de retour chez nous avant neuf heures, je fouettai vivement mon cheval qui partit au grand trop. À cinq heures et demie, j’étais à la traverse du bout de l’île, et j’avais jusqu’alors fait bonne route. Mais le ciel s’était couvert peu à peu et tout faisait présager une forte bordée de neige. Je m’engageai sur la traverse, et avant que j’eusse atteint Repentigny, il neigeait à plein temps.

J’ai vu de fortes tempêtes de neige durant ma vie, mais je ne m’en rappelle aucune qui fût aussi terrible que celle-là. Je ne voyais ni ciel ni terre, et à peine pouvais-je suivre le «  chemin du roi  » devant moi, les «  balises  » n’ayant pas encore été posées, comme l’hiver n’était pas avancé.

Je passai l’église Saint-Sulpice à la brunante ; mais bientôt, une obscurité profonde et une «  poudrerie  » qui me fouettait la figure m’empêchèrent complètement d’avancer. Je n’étais pas bien certain de la localité où je me trouvais, mais je croyais alors être dans les environs de la ferme du père Robillard. Je ne crus pouvoir faire mieux que d’attacher mon cheval à un pieu de la clôture du chemin, et de me diriger à l’aventure à la recherche d’une maison pour y demander l’hospitalité en attendant que la tempête fût apaisée.

J’errai pendant quelques minutes et je désespérais de réussir, quand j’aperçus, sur la gauche de la grande route, une masure à demi ensevelie dans la neige et que je ne me rappelais pas avoir encore vue. Je me dirigeai en me frayant avec peine un passage dans les bancs de neige vers cette maison que je crus tout d’abord abandonnée. Je me trompais cependant ; la porte en était fermée, mais je pus apercevoir par la fenêtre la lueur rougeâtre d’un bon feu de «  bois franc  » qui brûlait dans l’âtre. Je frappai et j’entendis aussitôt les pas d’une personne qui s’avançait pour m’ouvrir. Au «  qui est là  ?  » traditionnel, je répondis en grelottant que j’avais perdu ma route, et j’eus le plaisir immédiat d’entendre mon interlocuteur lever le loquet. Il n’ouvrit la porte qu’à moitié, pour empêcher autant que possible le froid de pénétrer dans l’intérieur, et j’entrai en secouant mes vêtements qui étaient couverts d’une couche épaisse de neige.

– Soyez le bienvenu, me dit l’hôte de la masure en me tendant une main qui me parut brûlante, et en m’aidant à me débarrasser de ma ceinture fléchée et de mon capot d’étoffe du pays.

Je lui expliquai en peu de mots la cause de ma visite, et après l’avoir remercié de son accueil bienveillant, et après avoir accepté un verre d’eau-de-vie qui me réconforta, je pris place sur une chaise boiteuse qu’il m’indiqua de la main au coin du foyer. Il sortit, en me disant qu’il allait sur la route quérir mon cheval et ma voiture, pour les mettre sous une remise, à l’abri de la tempête.

Je ne pus m’empêcher de jeter un regard curieux sur l’ameublement original de la pièce où je me trouvais. Dans un coin, un misérable banc-lit sur lequel était étendue une peau de buffle devait servir de couche au grand vieillard aux épaules voûtées qui m’avait ouvert la porte. Un ancien fusil, datant probablement de la domination française, était accroché aux soliveaux en bois brut qui soutenaient le toit en chaume de la maison. Plusieurs têtes de chevreuils, d’ours et d’orignaux étaient suspendues comme trophées de chasse aux murailles blanchies à la chaux. Près du foyer, une bûche de chêne solitaire semblait être le seul siège vacant que le maître de céans eût à offrir au voyageur qui, par hasard, frappait à sa porte pour lui demander l’hospitalité.

Je me demandai quel pouvait être l’individu qui vivait ainsi en sauvage en pleine paroisse de Saint-Sulpice, sans que j’en eusse jamais entendu parler  ? Je me torturai en vain la tête, moi qui connaissais tout le monde, depuis Lanoraie jusqu’à Montréal, mais je n’y voyais goutte. Sur ces entrefaites, mon hôte rentra et vint, sans dire mot, prendre place vis-à-vis de moi, à l’autre coin de l’âtre.

– Grand merci de vos bons soins, lui dis-je, mais voudriez-vous bien m’apprendre à qui je dois une hospitalité aussi franche. Moi qui connais la paroisse de Saint-Sulpice comme mon Pater, j’ignorais jusqu’aujourd’hui qu’il y eût une maison située à l’endroit qu’occupe la vôtre, et votre figure m’est inconnue.

En disant ces mots, je le regardai en face, et j’observai pour la première fois les rayons étranges que produisaient les yeux de mon hôte ; on aurait dit les yeux d’un chat sauvage. Je reculai instinctivement mon siège en arrière, sous le regard pénétrant du vieillard qui me regardait en face, mais qui ne me répondait pas.

Le silence devenait fatigant, et mon hôte me fixait toujours de ses yeux brillants comme les tisons du foyer.

Je commençais à avoir peur.

Rassemblant tout mon courage, je lui demandai de nouveau son nom. Cette fois, ma question eut pour effet de lui faire quitter son siège. Il s’approcha de moi à pas lents, et posant sa main osseuse sur mon épaule tremblante, il me dit d’une voix triste comme le vent qui gémissait dans la cheminée :

« Jeune homme, tu n’as pas encore vingt ans, et tu demandes comment il se fait que tu ne connaisses pas Jean-Pierre Beaudry, jadis le richard du village. Je vais te le dire, car ta visite ce soir me sauve des flammes du purgatoire où je brûle depuis cinquante ans, sans avoir jamais pu jusqu’aujourd’hui remplir la pénitence que Dieu m’avait imposée. Je suis celui qui jadis, par un temps comme celui-ci, avait refusé d’ouvrir sa porte à un voyageur épuisé par le froid, la faim et la fatigue.  »

Mes cheveux se hérissaient, mes genoux s’entrechoquaient, et je tremblais comme la feuille du peuplier pendant les fortes brises du nord. Mais, le vieillard, sans faire attention à ma frayeur, continuait toujours d’une voix lente :

« Il y a de cela cinquante ans. C’était bien avant que l’Anglais eût jamais foulé le sol de ta paroisse natale. J’étais  riche, bien riche, et je demeurais alors dans la maison où je te reçois, ici, ce soir. C’était la veille du jour de l’an, comme aujourd’hui, et seul près de mon foyer, je jouissais du bien-être d’un abri contre la tempête et d’un bon feu qui me protégeait contre le froid qui faisait craquer les pierres des murs de ma maison. On frappa à ma porte, mais j’hésitais à ouvrir. Je craignais que ce ne fût quelque voleur qui, sachant mes richesses, ne vînt pour me piller, et qui sait, peut-être m’assassiner.

« Je fis la sourde oreille et, après quelques instants, les coups cessèrent. Je m’endormis bientôt, pour ne me réveiller que le lendemain au grand jour, au bruit infernal que faisaient deux jeunes hommes du voisinage qui ébranlaient ma porte à grands coups de pied. Je me levai à la hâte pour aller les châtier de leur impudence, quand j’aperçus, en ouvrant la porte, le corps inanimé d’un jeune homme qui était mort de froid et de misère sur le seuil de ma maison. J’avais, par amour pour mon or, laissé mourir un homme qui frappait à ma porte, et j’étais presque un assassin. Je devins fou de douleur et de repentir.

« Après avoir fait chanter un service solennel pour le repos de l’âme du malheureux, je divisai ma fortune entre les pauvres des environs, en priant Dieu d’accepter ce sacrifice en expiation du crime que j’avais commis. Deux ans plus tard, je fus brûlé vif dans ma maison et je dus aller rendre compte à mon Créateur de ma conduite sur cette terre que j’avais quittée d’une manière si tragique. Je ne fus pas trouvé digne du bonheur des élus et je fus condamné à revenir à la veille de chaque nouveau jour de l’an, attendre ici qu’un voyageur vînt frapper à ma porte, afin que je pusse lui donner cette hospitalité que j’avais refusée de mon vivant à l’un de mes semblables. Pendant cinquante hivers, je suis venu, par l’ordre de Dieu, passer ici la nuit du dernier jour de chaque année, sans que jamais un voyageur dans la détresse ne vînt frapper à ma porte. Vous êtes enfin venu ce soir, et Dieu m’a pardonné. Soyez à jamais béni d’avoir été la cause de ma délivrance des flammes du purgatoire, et croyez que, quoi qu’il vous arrive ici-bas, je prierai Dieu pour vous là-haut. »

Le revenant, car c’en était un, parlait encore quand, succombant aux émotions terribles de frayeur et d’étonnement qui m’agitaient, je perdis connaissance…

Je me réveillai dans mon «  brelot  », sur le chemin du roi, vis-à-vis l’église de Lavaltrie.

La tempête s’était apaisée et j’avais sans doute, sous la direction de mon hôte de l’autre monde, repris la route de Lanoraie.

Je tremblais encore de frayeur quand j’arrivai ici à une heure du matin, et que je racontai, aux convives assemblés, la terrible aventure qui m’était arrivée.

Mon défunt père, – que Dieu ait pitié de son âme – nous fit mettre à genoux, et nous récitâmes le rosaire, en reconnaissance de la protection spéciale dont j’avais été trouvé digne, pour faire sortir ainsi des souffrances du purgatoire une âme en peine qui attendait depuis si longtemps sa délivrance. Depuis cette époque, jamais nous n’avons manqué, mes enfants, de réciter à chaque anniversaire de ma mémorable aventure, un chapelet en l’honneur de la Vierge Marie, pour le repos des âmes des pauvres voyageurs qui sont exposés au froid et à la tempête.

Quelques jours plus tard, en visitant Saint-Sulpice, j’eus l’occasion de raconter mon histoire au curé de cette paroisse. J’appris de lui que les registres de son église faisaient en effet mention de la mort tragique d’un nommé Jean-Pierre Beaudry, dont les propriétés étaient alors situées où demeure maintenant le petit Pierre Sansregret. Quelques esprits forts ont prétendu que j’avais rêvé sur la route. Mais où avais-je donc appris les faits et les noms qui se rattachaient à l’incendie de la ferme du défunt Beaudry, dont je n’avais jusqu’alors jamais entendu parler. M. le curé de Lanoraie, à qui je confiai l’affaire, ne voulut rien en dire, si ce n’est que le doigt de Dieu était en toutes choses et que nous devions bénir son saint nom.

* * *

Le maître d’école avait cessé de parler depuis quelques moments, et personne n’avait osé rompre le silence religieux avec lequel on avait écouté le récit de cette étrange histoire. Les jeunes filles émues et craintives se regardaient timidement sans oser faire un mouvement, et les hommes restaient pensifs en réfléchissant à ce qu’il y avait d’extraordinaire et de merveilleux dans cette apparition surnaturelle du vieil avare, cinquante ans après son trépas.

Le père Montépel fit enfin trêve à cette position gênante en offrant à ses hôtes une dernière rasade de bonne eau-de-vie de la Jamaïque, en l’honneur du retour heureux des voyageurs.

On but cependant cette dernière santé avec moins d’entrain que les autres, car l’histoire du maître d’école avait touché la corde sensible dans le cœur du paysan franco-canadien : la croyance à tout ce qui touche aux histoires surnaturelles et aux revenants.

Après avoir salué cordialement le maître et la maîtresse de céans et s’être redit mutuellement de sympathiques bonsoirs, garçons et filles reprirent le chemin du logis. Et en parcourant la grande route qui longe la rive du fleuve, les fillettes serraient en tremblotant le bras de leurs cavaliers, en entrevoyant se balancer dans l’obscurité la tête des vieux peupliers ; et en entendant le bruissement des feuilles, elles pensaient encore malgré les doux propos de leurs amoureux, à la légende du « Fantôme de l’avare ».

Honoré Beaugrand

Regard sur Le Fantôme de l’avare d’Honoré Beaugrand

La nuit de la Saint-Sylvestre se prête aux histoires anciennes, racontées au coin du feu. Pour raconter son histoire, le narrateur remonte ici dans le temps, un bon soir du jour de l’an 1858, au cours duquel est évoquée une rencontre de 1788, elle-même révélatrice d’un événement ayant eu lieu cinquante ans plus tôt, jour pour jour. Ce cadre multiple, jeu de poupées russes temporel, contribue à l’attente expectante d’un événement extraordinaire.

On prend bien soin de chapeauter le récit par une morale explicite. Le narrateur, « en veillée chez le père Joseph Hervieux », décrit une fête du jour de l’an 1858, entre Montréal et Berthier, et insiste sur le caractère édifiant de son histoire. Il s’agit bien entendu d’un exemplum, qui a pour but de donner une « terrible leçon » à ceux qui s’apprêtent à écouter le conteur : « Dieu [est] vengeur », et il punit les riches qui ne font pas la charité. Pour mémoire, Beaugrand, était anticlérical, se disait même athée, ce qui ne l’empêche pas de rendre compte de la mentalité et des superstitions à saveur médiévale de son temps dans ce conte.

Dans le second récit, qui compose l’essentiel de la nouvelle, le grand-père de la famille affirme ne pas tenir son histoire d’un ancêtre, mais qu’il en est lui-même le témoin et l’acteur, puisqu’elle lui est arrivée soixante-dix ans plus tôt, ce qui tend à donner plus de poids à ses propos.

Le début de son récit est campé dans le même espace et le même temps cyclique ou liturgique (Mircea Eliade parlerait du mythe de l’éternel retour), le jour de l’an, mais transporté en 1788. S’il situe son histoire le soir même où tous ses auditeurs sont réunis – la nuit de la Saint-Sylvestre –, c’est sans doute pour permettre aux convives regroupés autour de lui de s’identifier encore davantage à son discours.

La longue description de tempête marque pour le narrateur la perte des repères : égaré dans une région qui lui est pourtant parfaitement familière, il aperçoit une maison qu’il ne connaît pas, et c’est dans l’inconnu qu’il cherche refuge au milieu du connu. Survient la grande complication de ce récit : la rencontre avec un fantôme, celui de l’avare errant qui cherche désespérément l’occasion d’une rédemption pour son âme, référence toute chrétienne.

Le jeune homme jette « un regard curieux » sur l’espace étrange ; il est dépaysé par la vétusté des lieux et se pose aussi de nombreuses questions : « Je me torturai en vain la tête, moi qui connaissais tout le monde […] mais je n’y voyais goutte. » Procédé typique du fantastique : l’acteur mis en situation d’étrangeté réfléchit à la totalité de la situation, cherche à comprendre pourquoi le détail lui échappe au milieu d’un univers familier. Cette incompréhension suscite la peur, laquelle est encore alimentée par les signes d’inquiétante étrangeté (selon l’expression de Freud) de l’hôte. Sa réaction à l’étrange est extrêmement forte : « Mes cheveux se hérissaient […] je tremblais ». Puis tout se calme graduellement, le personnage étrange finissant par établir le contact avec celui qui est terrifié.

Le récit du fantôme permet d’expliquer la présence de cette maison inconnue de son visiteur : elle fut incendiée cinquante ans plus tôt… elle n’existe donc plus… mais elle existe ce soir-là, comme tous les soirs du jour de l’an depuis 1738. On comprend que le fantôme est une créature de l’au-delà, revenue sur terre pour trouver une résolution à son conflit avec Dieu. Cela semble banal. Mais le choc demeure puissant sur l’esprit de l’homme confronté à cette situation d’étrangeté. Devant l’auditoire, cinquante ans plus tard, il affirme : « Le revenant, car c’en était un… », ce qui laisse entendre qu’il prend pour acquis que le revenant n’était pas le fruit d’une vision, mais une créature bien réelle : il a peur, mais ne doute pas.

De retour à la maison, que fait-il ? Il raconte son histoire et l’on se met à rendre grâce à Dieu pour sa bonté ; là encore, tout le monde prend pour acquis, pour vrai, ce que le jeune homme vient de raconter.

Il y a pourtant un élément de résistance rationnelle (sociale) à l’étrange : le conteur évoque ceux qui résistent à la croyance en cette forme d’étrangeté rapportée par son récit ; mais lui insiste pour souligner la logique, la véracité, de son histoire : « Quelques esprits forts ont prétendu que j’avais rêvé. Mais où avais-je donc appris les faits et les noms qui se rattachaient à l’incendie de la ferme du défunt Beaudry, dont je n’avais jusqu’alors jamais entendu parler. »

Il a donc bel et bien vécu cette rencontre avec un fantôme.

Le narrateur premier, celui qui avait ouvert le récit, reconnaît que cette histoire touche une des cordes sensibles du paysan franco-canadien : la croyance à tout ce qui a trait aux histoires de revenants.

Alors, que penser de ce récit en tant que genre ? Que l’on a affaire à un beau mélange des genres, quoique le merveilleux domine. Cela illustre entre autres choses que la société commence à être représentée comme comprenant des sceptiques (quelques esprits forts), mais que, dans ce texte du moins, ceux-ci n’ont pas le beau rôle, le rôle déterminant. En évoquant quelques esprits forts, on souligne qu’il n’y en a que quelques-uns au Canada, et que leur scepticisme est une prétention : la vérité est ailleurs.

C’est là que l’on remarque la tessiture complexe de ce récit charnière, comme l’est l’époque dans laquelle il s’inscrit : le texte comporte des éléments de fantasticité, d’ailleurs exploités à fond par d’autres auteurs à la même époque, en France, en Angleterre et aux États-Unis ; mais ici, c’est le code merveilleux chrétien qui écrase le code fantastique : tout se passe comme si le Québec n’était pas encore prêt à assumer la fantasticité dans toute son ampleur.

Il est fascinant de voir cet auteur cosmopolite représenter son peuple encore empreint de ses vieilles croyances. C’est que le Québec était précisément encore cela à la fin du XIXe siècle ; et il le sera longtemps encore, avant de se défaire de ses mœurs anciennes avec la Révolution tranquille de 1960. Cela dit, « Le Fantôme de l’avare » ne doit pas être vu comme caractérisant exclusivement l’imaginaire québécois. En Europe, dans la France profonde, le même phénomène existait mutatis mutandis. La source s’en trouve dans notre héritage commun du christianisme deux fois millénaire et de ses vivaces superstitions, qui ont donné lieu à tant d’œuvres merveilleuses et fantastiques pour notre plus grand bonheur.

Michel Lord