Catherine Choupin – Adoration

  Née à Rabat, le jour de l’été 1954, Catherine Choupin garde en elle cette double empreinte solaire – géographique et temporelle. Car sa prose rayonne et réchauffe, trouble et émeut par l’intensité de sentiments qui la commande. Classique parmi les romantiques, elle cultive un style d’une inaltérable sobriété, française à l’extrême par son naturel, son équilibre et son harmonie, mais perturbe cette plénitude de forme par l’irruption d’affects ravageurs.

  Ancienne élève de l’École Normale Supérieure – sise alors, pour les jeunes filles, boulevard Jourdan à Paris –, elle est agrégée de lettres classiques. Ces études brillantes l’ont naturellement conduite à l’enseignement, métier exercé pendant trente années, à Versailles, en classes préparatoires à HEC. Depuis 2014, elle publie de nombreux romans, dont le thème central est bien souvent l’amour, des récits fantastiques, des ouvrages de culture générale, et des nouvelles : deux recueils ont vu le jour jusqu’ici, Souvenirs érotiques d’une intellectuelle (2017) et Une série de malentendus (2018).

  C’est dans ce second recueil qu’a paru, dans une version quelque peu différente et sous le titre du Bon professeur, la nouvelle que voici, rebaptisée Adoration. Cette histoire de passion, brève et intense, d’un professeur pour son élève, frappe par son universalité : chacun a pu connaître de ces attirances invincibles pour un être qu’il lui était interdit d’aimer, chacun a pu emprunter de ces chemins où tout semble mener à l’amour et qui débouchent sur la perplexité. Mais seuls le récit particulier, les faits exposés dans leur singularité, font résonner dans l’esprit du lecteur cet écho.

  Et, au-dessus de son épaule, Phèdre est là, qui veille.

Zéphyrin Z. Zamaretto

ADORATION

C’était pendant l’année scolaire 1999-2000. J’avais quarante-cinq ans, j’enseignais les lettres dans une classe préparatoire privée à Versailles depuis plus de dix ans. J’étais appréciée de mes élèves, qui considéraient souvent mon cours comme une « récréation » au sens noble du terme. La littérature, la philosophie et l’art suscitent un engouement qui rejaillit souvent sur ceux qui les enseignent. J’étais encore une belle femme, si j’en juge par ce qu’on m’en disait en dehors du lycée, et j’avais l’habitude que certains élèves s’éprissent de moi d’une manière toute platonique et secrète (du moins, le croyaient-ils). Toutes les ressources du charme et de la pédagogie étaient bonnes afin de transmettre mon enthousiasme pour la langue de Molière et pour les subtilités des plans hégéliens en trois parties.

Chaque année, j’avais donc des « amoureux », qui, par un retour naturel d’affection, devenaient mes chouchous secrets. Cependant, je n’avais jamais envisagé jusqu’ici d’aller plus loin avec l’un d’eux, non que je fusse obsédée par la déontologie du professeur (certain de mes collègues masculins, je l’avais constaté, ne la respectait guère), mais parce que, tout bonnement, mes goûts personnels me portaient non vers la chair fraîche, mais vers des hommes plus âgés que moi. Les jouvenceaux n’étaient pas ma tasse de thé.

Je changeai légèrement d’avis au début du mois de février 2000. Le jouvenceau en question était vraiment beau garçon, grand, bien bâti, paraissant beaucoup plus que ses vingt ans, et doté d’un sourire adorable. Nous prolongions parfois le cours dans la salle de classe, en particulier le soir de la semaine où la salle restait vacante ensuite. Comme nous étions au mois de février, il faisait nuit dehors et nous nous sentions bien protégés par la chaleur et la lumière de la salle. J’étais encore assise à mon bureau. Nous causions de Phèdre et de son amour pour Hippolyte et nous avions dévié, ou plutôt il avait dévié, sur la réprobation stupide de la société vis-à-vis des couples mal assortis du point de vue de l’âge. Pourquoi, me dit-il, un jeune homme ne pourrait-il pas aimer une femme plus âgée que lui ?

À ce moment de la conversation, j’eus un énorme soupçon, ou plutôt une énorme certitude : il prenait un air détaché et me regardait à peine, mais j’étais persuadée qu’il était en train de me déclarer sa flamme, avec un mélange de prudence et de hardiesse, qui correspondait bien à l’impression de maturité qu’il donnait, par rapport à ses autres camarades. Quand il évoqua le cas de Gabrielle Russier, en s’indignant du fait qu’un élève ne pût aimer son professeur de français, je n’eus plus aucun doute. Il me quitta rapidement sur cette évocation en me souhaitant de bonnes vacances.

Ses paroles firent leur chemin dans mon esprit pendant toutes les vacances de février qui suivirent. Sur le coup, j’avais été très surprise par cette déclaration que je n’avais pas vu venir, puis j’en fus extraordinairement flattée. Ce magnifique jeune homme m’aimait et me désirait, moi qui avais passé la quarantaine ! Je me sentis soudain pousser des ailes et j’eus le sentiment d’avoir, moi aussi, vingt ans. Je montais l’escalier étroit de ma maison de campagne avec l’énergie d’une jeune fille amoureuse, je souriais à tout le monde dans la rue et j’étais même surprise que l’on m’appelât « Madame » plutôt que « Mademoiselle ». Pendant quinze jours, je fus sur un nuage, attendant le moment béni des retrouvailles. Pourrions-nous nous embrasser dans une classe, où pourrions-nous nous retrouver en cachette ? Ces deux questions assaillaient mon esprit en permanence et j’imaginais mille scenarii de frôlements de mains et de baisers enflammés.

Au retour des vacances, les élèves passaient le concours blanc. Je surveillais avec amour la salle immense dans laquelle Damien composait avec tous ses camarades. Il y avait plus de cent-soixante élèves, mais j’avais le sentiment que nous étions seuls à rayonner au milieu des prisonniers de la caverne. Jamais surveillance ne me parut aussi agréable, alors que d’habitude j’aurais payé très cher pour échapper à ce genre de corvée. De temps en temps, il jetait un regard vers moi, et cela suffisait à mon bonheur. Certes les autres élèves également jetaient de temps en temps un regard vers leur surveillante, mais je savais que celui de Damien se chargeait d’une signification spéciale.

À la fin de la semaine, j’eus la chance de le rencontrer au moment où il sortait du secrétariat. Nous étions debout et je pus constater combien il était grand. Ce n’était pas la première fois que je constatais avec étonnement la taille d’un ou d’une de mes élèves, étant donné que je les voyais le plus souvent en position assise quand j’étais debout, ou qu’inversement j’étais assise lorsqu’ils venaient me parler au bureau à la fin du cours et qu’ils se penchaient pour ce faire.

Nous nous saluâmes gauchement, avec un immense sourire. Je lui demandai s’il n’était pas trop fatigué après toutes ces épreuves. Puis me souvenant de l’attente de ces trois interminables semaines et peu soucieuse de passer encore de nombreux jours avant de lui dire que je partageais ses sentiments, je me lançai à l’eau. Il était évident que c’était à moi de le faire, car il avait fait un premier pas, mais il ne pouvait avancer davantage par respect pour son professeur. Je devais faire le second pas, sinon il ne me restait plus qu’à me consumer secrètement de désir, ce qui ne me semblait pas compatible avec une correction efficace et sereine des nombreuses copies que je venais de récupérer.

– J’ai beaucoup pensé aux dernières paroles que nous avons échangées avant de nous quitter pour les vacances et je voulais vous dire que je partageais ce dont vous m’avez parlé.

– Ce dont je vous ai parlé ? Pouvez-vous me rafraîchir la mémoire ?

J’avais déjà bien rougi en me lançant abruptement dans cette déclaration, mais à cette réponse, je devins écarlate, et j’eus presque l’impression de fumer de partout. Je tentai une réponse.

– Vous m’avez dit que vous éprouviez des sentiments pour votre professeur de français, et comme votre professeur de français, c’est moi, j’ai pensé que…

Devant son air à la fois stupéfait et gêné, je ne finis pas ma phrase, j’en avais dit bien assez. Cependant à ce stade, je pouvais encore attribuer sa surprise et son embarras au fait qu’il ne s’attendait pas du tout à voir sa passion trouver un écho en moi. Je refusai de penser à la malheureuse Phèdre face à son Hyppolite.

– Je comprends. Je suis désolé que vous ayez mal compris : c’est vrai que je suis amoureux de mon professeur de français, mais je ne parlais pas de vous, je parlais de mon professeur de français de la classe de première, avec qui j’ai gardé des relations…

Ce fut le moment le plus pitoyable de ma vie professionnelle et amoureuse, j’aurais aimé disparaître, non pas dans un trou de souris, qui eût été encore trop visible, mais dans le néant. Je fis un effort colossal pour répondre avec dignité.

– Je suis confuse de cette méprise. J’espère que vous allez vite oublier cette conversation déplorable.

– Bien sûr, Madame, à la semaine prochaine.

Damien ne vint plus jamais me parler à la fin du cours et, pendant tout le reste de l’année scolaire, j’évitai soigneusement de rencontrer son regard. Je marchais même dans les couloirs en baissant la tête de peur de le croiser par hasard. Ma honte persista pendant cinq mois et elle m’inspira une attitude beaucoup plus froide et distante à l’égard de mon auditoire. Je me disais que si Damien avait parlé à l’un de ses amis, on douterait peut-être de ses paroles en observant mon attitude irréprochable.

Je le revis dix-huit ans plus tard à une station d’essence, sur la route départementale menant de Thorigny à Pomponne. Il examinait le contenu d’une camionnette où s’entassaient des colis. Quand il releva la tête, il me reconnut et son visage sembla pris d’une vive émotion.

– Madame Bardon, ça alors, si je m’y attendais…

Il se tenait devant moi, se dandinant, voûté et gauche, dans une salopette qui soulignait son embonpoint. Il passa la main dans ce qui lui restait de cheveux et dit avec un sourire :

– Vous voyez, je m’occupe aujourd’hui de livraisons pour une société allemande de jouets. Certains pensent que je n’ai pas fait la carrière que je méritais. Mais vous savez, la vie est parfois compliquée. 

Il referma le coffre de sa camionnette et, avant de reprendre la route, ajouta : « En tout cas, ce que je peux vous dire, c’est que vos cours étaient épatants, ça, pour sûr ! »

Catherine Choupin

Rodolphe Töpffer – Le Lac de Gers

  Nous devons à notre ami, le professeur Michel Viegnes, de nous avoir fait découvrir les merveilleuses Nouvelles genevoises de Rodolphe Töppfer (1799-1846). Nous ne saurions mieux présenter l’écrivain qu’il ne l’avait fait dans notre numéro 30, de février 2019, et y renvoyons nos lecteurs.

  « Le Lac de Gers », que voici, est extrait du même recueil de 1841, et son caractère est bien différent de « La Peur » que nous publiâmes alors – ce qui illustre de façon éclatante combien le talent de Töpffer est varié dans sa forme et dans son expression. La présente nouvelle commence, à la vérité, comme une chronique, avant que ne se mette en scène la narration proprement dite. L’aventure vécue par le héros de cette histoire peut bien être épouvantable, angoissants les tourments qu’il traverse, tout est raconté sur un mode plus que comique : l’auteur s’y révèle un maître du rire, chaque phrase est marquée du sceau d’une ironie dévastatrice.

  Quant au style, il annonce, dans le décor pourtant si différent des lacs et des montagnes helvétiques, la verve joyeuse, le ton pétillant et gouailleur d’un Albéric Second, d’un Aurélien Scholl, d’un Arsène Houssaye, tous ces princes oubliés de l’esprit de Paris.

Fantine Briochard

LE LAC DE GERS

De Sixt on peut se rendre dans la vallée de l’Arve, en franchissant une chaîne de hautes montagnes qui s’étend entre Cluses et Sallenche. Ce passage n’est guère connu et pratiqué que des contrebandiers qui abondent dans cette contrée. Ces hommes hardis s’approvisionnent à Martigny en Valais ; puis s’acheminant, chargés de poids énormes, au travers de cols inaccessibles, ils viennent descendre dans les vallées intérieures de la Savoie, pendant que les douaniers font bonne garde sur la lisière du pays.

Les douaniers sont des hommes qui ont un uniforme, les mains crasseuses, et une pipe à la bouche. Assis au soleil, ils fainéantent jusqu’à ce que vienne à passer une voiture, qui ne passe devant eux que par cette raison justement qu’elle ne contient pas trace de contrebande. — Monsieur n’a rien à déclarer ? — Non. Et les voilà aussitôt, nonobstant cette réponse catégorique, qui ouvrent les valises, et fourrent les susdites mains parmi le linge blanc, les robes de soie et les mouchoirs de poche. L’État les paye pour exercer cet état. Cela m’a toujours paru drôle.

Les contrebandiers sont des hommes armés jusqu’aux dents, et toujours disposés à piquer d’une balle un douanier qui aurait l’idée d’aller se promener sur le chemin qu’ils se sont réservé pour eux. Heureusement les douaniers, qui se doutent de cette circonstance, ne se promènent pas, ou se promènent partout ailleurs. Cela m’a toujours paru un signe de tact chez les douaniers.

Douanes et contrebande, deux ulcères de nos sociétés. Les lignes de douanes sont une ceinture de vices, de libertinage, qui enserre un pays. Les expéditions de contrebande sont une admirable école de brigandage et de crime, d’où sortent annuellement de bons élèves que la société se charge plus tard de loger et de nourrir à ses frais dans les prisons et dans les bagnes.

J’ai eu souvent affaire avec les douaniers. Mes chemises ont eu l’honneur d’être palpées sur toutes les frontières par les agents de tous les gouvernements, absolus ou autres. Ils n’y ont rien trouvé de prohibé. À propos de chemises, voici une histoire. J’allais à Lyon. À Bellegarde, on fouilla nos malles, on voulut aussi palper nos personnes, crainte d’horlogerie ; car Genève n’est pas loin. Je me prêtai débonnairement à cette opération ; mais un officier anglais qui faisait partie des voyageurs, s’étant fait expliquer ce qu’on lui voulait, tira tranquillement son couteau de sa poche, et déclara qu’il couperait en deux « la prémier, comme aussi la sécond » qui ferait mine de le palper, même de loin.

Ce fut une grande rumeur. Les douaniers ne demandaient pas mieux que d’exécuter le règlement : mais ce grand gaillard de Waterloo, avec son coutelas d’acier fin, les intimidait souverainement. Cependant le chef répétait avec autorité : « Fouillez cet homme ! » mais l’autre répétait avec une croissante fureur : « Véné ! et je coupé en deux la prémier, comme aussi la sécond, et encore la troisième avec ! » Par ce troisième il désignait le chef.

Les choses auraient pu finir d’une manière tragique, tant était grande l’exaspération de ce digne gentleman, lorsque je m’avisai d’intervenir. « Que monsieur, dis-je, fasse passer ses habits aux douaniers, et ils exécuteront leurs ordres sans que sa dignité ait à en souffrir le moins du monde. » À peine eus-je ainsi parlé, que l’Anglais, acquiesçant à ces conditions, ôta ses habits précipitamment, les jetant à mesure à la figure des douaniers. Il se mit nu comme la main, et je n’oublierai jamais de quel air il coiffa le chef avec sa chemise, en disant : Téné ! misérabel ! téné !

J’ai eu moins souvent affaire aux contrebandiers ; cependant j’eus quelque rapport avec eux le jour où je m’avisai de vouloir passer seul de Sixt à Sallenche par les montagnes dont j’ai parlé. Je m’étais fait indiquer la route : une heure avant d’arriver au sommet, on côtoie un petit lac nommé le lac de Gers : au delà on suit une arête de rocs qui traverse une plaine de neiges glacées ; après quoi, l’on redescend vers les forêts qui couronnent, du côté de Sallenche, la cascade de l’Arpenas. Au bout de trois heures d’une montée rapide, je découvris le petit lac. C’est un étang encaissé entre des pentes verdoyantes, qui s’y reflètent en teintes sombres, tandis que la transparence de l’onde laisse plonger le regard jusqu’aux mousses éclatantes qui, au fond, tapissent le sol. Je m’assis au bord de cette flaque, et, à l’instar de Narcisse, je m’y regardais… je m’y regardais manger une aile de poulet sans que le plaisir de contempler mon image me fît perdre un seul coup de dent.

Outre ma personne, je voyais aussi dans la flaque l’image renversée des cimes voisines, des forêts, de toute la belle nature enfin, y compris deux corbeaux qui, volant au plus haut des airs, me paraissaient, dans ce miroir, voler au plus profond des antipodes. Pendant que je m’amusais à considérer ce spectacle, une tête d’homme, ou de femme, ou de bête, tout au moins quelque chose ayant vie, me parut avoir bougé sur le penchant d’un mont. C’était celui que j’allais gravir. Je levai subitement les yeux pour y reconnaître l’objet lui-même, mais je ne vis plus rien, en sorte qu’attribuant ce phénomène à quelque ondulation de la surface de l’eau, je me remis en route, bien persuadé que je me trouvais seul dans la contrée. Toutefois, persuadé également que j’avais vu quelque chose, je m’arrêtais de temps en temps pour regarder de côté et d’autre, et, quand je fus voisin de l’endroit où j’avais cru apercevoir la tête, je fis avec précaution le tour de quelques rocs, et je redoublai de circonspection.

On m’avait fait, en bas, une histoire au sujet du couloir de rochers que je gravissais dans cet instant. C’est, je crois, l’heure de la dire. Dix-huit contrebandiers, chargés chacun d’un sac de poudre de Berne, passaient par là. Le dernier en rang s’aperçut que son sac s’allégeait sensiblement, et il était déjà tout disposé à s’en féliciter, lorsqu’il vint à se douter ingénieusement que l’allégement avait peut-être lieu aux dépens de la charge. Ce n’était que trop vrai : une longue traînée de poudre se voyait sur la trace qu’il avait suivie. C’était une perte, mais surtout c’était un indice qui pouvait trahir la marche de la troupe et compromettre ses destinées. Il cria halte, et à ce cri les dix-sept autres s’assirent en même temps sur leurs sacs, pour boire un coup d’eau-de-vie et s’essuyer le front.

Pendant ce temps, l’autre, l’ingénieux, rebroussait jusqu’à l’origine de sa traînée de poudre. Il y atteignit au bout de deux heures de marche, et il y mit le feu avec sa pipe : c’était pour détruire l’indice. Deux minutes après, il entendit une détonation superbe, qui, se répercutant contre les parois de ces montagnes, roulant par les vallées, et remontant par les gorges, lui causa une surprise merveilleuse : c’étaient les dix-sept sacs, qui, rejoints par la traînée, sautaient en l’air, y compris les dix-sept pères de famille assis dessus. Sur quoi je remarque deux choses.

La première, c’est que cette histoire est une vraie histoire, agréable et récréative, suffisamment vraisemblable, prouvée par la tradition et par le couloir qui subsiste toujours, comme chacun peut aller s’en assurer. Je la tiens pour aussi certaine que le passage d’Annibal par le mont du petit Saint-Bernard. Comment prouve-t-on le passage d’Annibal par le petit Saint-Bernard ? On commence par vous montrer une roche blanche au pied du mont ; après quoi, l’on vous démontre que c’est celle que le Carthaginois, arrivé au sommet, fit fondre dans du vinaigre.

La seconde chose que je remarque, c’est que, dans cette histoire, dix-sept hommes périssent ; mais, remarquez bien, il en reste un pour porter la nouvelle. C’est là, si je ne m’abuse, le signe, le criterium d’une histoire modèle ; car, dans une bataille, un désastre, une catastrophe, que peu périssent, c’est mesquin ; que tous périssent, c’est nuit close. Mais que, du beau milieu d’une immense déconfiture, un, un seul en réchappe, et tout justement pour porter la nouvelle, c’est l’exquis du genre et la joie de l’amateur. Et c’est pourquoi l’histoire, tant la grecque que la romaine et la moderne, est riche en traits tout pareils.

Il faisait fort chaud dans mon couloir ; toutefois, à cette élévation, la chaleur est tempérée par la vivacité de l’air ; d’ailleurs la beauté du spectacle que l’on a sous les yeux captive l’âme et fait oublier les petites incommodités qui, dans une plaine ingrate, paraissent quelquefois si intolérables. En me retournant, je voyais de fort près le dôme de glace du mont Buet… je crus voir aussi, pas bien loin, quelque chose qui bougeait derrière les derniers sapins que j’avais dépassés ; j’allai m’imaginer que ce pouvaient être les pieds dont j’avais vu la tête, en sorte que je continuai de marcher avec une croissante circonspection.

Malheureusement je suis né très-peureux ; je déteste le danger, où les héros se plaisent, dit-on ; je n’aime rien tant qu’une sécurité parfaite en tête, en queue et sur les ailes. L’idée seule que, dans un duel, on est exposé à voir une pointe d’épée en face de son œil droit, a toujours suffi pour me rendre d’une prudence grande, malgré mon naturel qui est vif ; d’une susceptibilité obtuse, malgré ma fierté qui est chatouilleuse. Et ce pouvait être ici pis qu’un duel, ce pouvait être un attentat sur ma bourse, ou sur ma personne, ou sur toutes les deux à la fois ; ce pouvait être une catastrophe épouvantable ; et personne pour en porter la nouvelle ! Quand cette idée me fut venue, je n’en eus plus d’autre, et elle me domina si bien, que je finis par me cacher parmi les rochers, pour observer de là ce qui se passait sur mes derrières.

J’observais depuis une demi-heure environ (c’est très-fatigant d’observer), quand un homme de mauvaise mine se hasarda à sortir doucement de derrière les sapins. Il regarda longtemps dans la direction des rochers parmi lesquels j’étais caché, puis il frappa deux fois des mains. À ce signal, deux autres hommes parurent, et tous les trois, chargeant un gros sac sur leurs épaules, se mirent à monter tranquillement, en fumant leurs pipes qu’ils rallumèrent. Ils arrivèrent bientôt ainsi à l’endroit même où j’observais, tapi contre terre, et ils s’y assirent sur leurs sacs, précisément comme les dix-sept. Par bonheur, ils me tournaient le dos.

J’eus tout le loisir de faire mes remarques. Ces messieurs me parurent fort bien armés. Ils avaient entre eux trois une carabine et deux pistolets, sans compter le gros sac, que mon imagination, fidèle aux leçons de l’histoire, ne manqua pas de remplir de poudre de Berne. Et je frémissais déjà à l’idée de quelque traînée, lorsque l’un d’eux, s’étant levé pour s’éloigner de quelques pas, déposa sur son sac sa pipe tout allumée. À cette vue, je recommandai mon âme à Dieu, et j’attendis l’explosion, tout en me serrant étroitement contre un roc sur l’abri duquel je comptais tout juste assez pour ne pas hurler de frayeur.

L’homme qui venait de s’éloigner avait gravi une hauteur d’où il jeta un regard d’observation sur la route qu’ils allaient parcourir ; puis, revenant vers ses compagnons : — On ne le voit plus, dit-il. — Tout de même, dit l’autre, ce gueux-là suffit pour nous vendre ! — Et je parie, interrompit le troisième, que c’est pour cela qu’il galope en avant. Un douanier déguisé, je vous le dis. Il s’arrêtait comme pour flairer, il regardait de ci, de là, et autre part… — Ah ! que nous ne l’ayons pas dépêché, ni vu ni connu, dans ce petit coin propice et solitaire ! Il n’y a que les morts qui ne reviennent pas.

— Aussi Jean-Jean n’est-il pas revenu, reprit le second qui avait parlé. Voici tout justement, au bas de cette rampe, le trou où a péri sa carcasse. Le malin, quand nous le prîmes, pour se donner l’air d’un particulier, venait de jeter loin sa carabine : c’est celle-ci. Son procès fut vite fait. À peine on le tint, que Lamèche l’attacha à un arbre, et Pierre l’abattit d’une balle dans la tempe ; et le farceur ne lui dit qu’après : « Jean-Jean, fais ta prière ! » — Un affreux rire suivit ces horribles paroles, jusqu’à ce que le même homme s’étant levé pour donner le signal du départ : « Parbleu ! s’écria-t-il en m’apercevant, nous trouvons la pie au nid. Voici notre amateur ! » Les deux autres, à ces mots, se levèrent en sursaut, et je vis ou je crus voir une multitude innombrable de pistolets braqués sur ma tempe.

— Messieurs, leur dis-je, messieurs, je… vous vous trompez… permettez… baissez d’abord ces armes… Messieurs, je suis le plus honnête homme du monde (ils froncèrent le sourcil)… baissez, je vous prie, vos armes, qui pourraient partir sans votre volonté… Je suis homme de lettres… tout particulièrement étranger aux douanes… marié, père de famille… Baissez, je vous en conjure, vos armes, qui m’empêchent de recueillir mes idées. Daignez continuer votre chemin sans vous inquiéter de moi… Je me moque des douanes. Je m’intéresse même à votre métier pénible. Vous êtes d’honnêtes gens, qui portez l’abondance chez les victimes d’une odieuse fiscalité. J’ai l’honneur, messieurs, de vous saluer avec respect.

— Tu es ici pour nous observer ! reprit d’un ton de Cartouche le plus mauvais des trois.

— Du tout ! du tout !… je suis ici pour…

— Pour nous observer et nous vendre. On te connaît. On t’a vu là-bas épier, regarder…

— … La belle nature, mes bons messieurs ; rien autre.

— La belle nature ?… Et ce coin où tu t’es tapi, était-ce, dis-moi, pour cueillir des simples ? Mauvais métier que celui que tu fais. Ces montagnes sont à nous. Malheur à qui vient nous y flairer ! Fais ta prière.

Il leva son pistolet. Je tombai par terre. Les deux autres s’approchèrent, plutôt qu’ils n’intervinrent, et tous les trois échangèrent à voix basse quelques paroles, à la suite desquelles l’un d’eux plaçant sans façon sa charge sur mes épaules : — Yu ! cria-t-il. C’est ainsi que je me trouvai faire partie d’une expédition de contrebande. C’était pour la première fois de ma vie ; je me suis depuis toujours arrangé pour que ce fût la dernière.

Il paraît que mon sort venait d’être décidé dans ce conseil secret, car ces hommes ne s’occupaient plus de moi. Ils marchaient en silence, portant tour à tour les deux charges restantes. J’essayai toutefois de revenir sur la démonstration de mon innocence, mais leur œil exercé plaidait plus en faveur de mon dire que ne pouvaient le faire toutes mes assurances ; ils en étaient seulement à ne pas s’expliquer pourquoi j’avais marché avec circonspection et regardé autour de moi, alors que je devais encore me croire seul. Je leur donnai la clef de ce mystère en leur avouant l’apparition qui m’avait frappé quand j’étais à considérer la flaque d’eau. — C’est égal, dit le mauvais, innocent ou non, tu peux nous vendre ; marche. Voici tout à l’heure la forêt ; on t’y fera ton affaire.

Que l’on juge du sinistre sens que je dus attacher à ces paroles. Aussi, durant la demi-heure de promenade qui nous conduisit à la forêt voisine, j’eus le temps de me faire une juste idée des angoisses d’un patient que l’on conduit à l’échafaud. Elles sont, je puis l’assurer, fort dignes de pitié. Encore avais-je en ma faveur mon innocence d’abord, et puis la chance de rencontrer quelqu’un, sans compter celle qui m’était offerte de me précipiter, moi et ma charge, dans un abîme fort convenable qui s’ouvrait à notre droite. La première de ces chances ne se présenta pas, je ne voulus pas de l’autre, en sorte que nous arrivâmes sans encombre à la forêt. Là, ces messieurs m’ôtèrent ma charge ; ils me lièrent fortement à un gros mélèze, et… au lieu de m’abattre, comme ils avaient fait de Jean-Jean : — Il nous faut, me dirent-ils, vingt-quatre heures de sécurité. Tenez-vous en joie. Demain, en repassant, nous vous délierons, et la reconnaissance vous rendra discret. Après quoi, ils reprirent leur charge et me quittèrent.

Je crois que jamais la nature ne me parut belle et radieuse comme dans ce moment-là. Chose singulière ! mon mélèze ne me gênait nullement. Vingt-quatre heures me semblaient une minute ; ces hommes, de bien honnêtes gens, un peu brusques par nécessité ; mais d’ailleurs estimables et connaissant les usages. C’est que la vie m’était réellement rendue ! Aussi, au bout de quelques minutes, une joie puissante succédant au trouble le plus effroyable, j’éprouvai une sorte d’anéantissement, et, quand je revins à moi, les larmes inondaient mon visage. Je n’ai pas voulu mêler au récit d’angoisses devenues risibles par le dénoûment auquel elles aboutirent, celui des mouvements qui agitèrent mon cœur dans cette occasion ; mais pourquoi tairais-je qu’à peine délivré je rendis grâce à Dieu de toutes les forces de mon âme, et que ces larmes que je versais avec tant de douceur étaient celles de cet amour et de cette gratitude profonde qui ne peuvent être sentis que pour celui-là seulement qui tient nos jours en sa main ? Je le bénis mille fois, et le premier sentiment qui succéda à ces actions de grâces fut celui du bonheur que j’éprouverais, après de si vives angoisses, à me retrouver au milieu de ma famille. J’étais tellement impatient d’aller me jeter dans ses bras, que c’est par là que je commençai à ressentir l’inconvénient d’avoir un mélèze attaché à sa personne.

Il était deux heures de l’après-midi. Je n’en avais plus que vingt-trois à attendre. Cet endroit était sauvage, tout voisin des neiges, nullement fréquenté des voyageurs. Au surplus, une personne eût paru dans ces premiers moments, que, tout pénétré encore d’un profond respect pour mes persécuteurs, qui ne pouvaient être fort éloignés, je l’eusse priée, je crois, de ne me délivrer point, de n’approcher pas. Toutefois, vers quatre heures, mon respect avait diminué en raison directe du carré des distances, et en même temps mon mélèze, toute figure à part, commençait à me scier le dos d’une façon étrange : mais je n’en étais guère plus avancé, et je ne voyais plus que le rat de la fable qui pût me tirer de là, lorsque parut un naturel.

Ce naturel était lui-même très-fabuleux. Il avait un chapeau percé, des culottes, point de bas, et, sous le nez, une sorte de forêt noire provenant de l’usage immodéré d’un tabac de contrebande apparemment. — Holà ! hé ! au secours ! brave homme ! lui criai-je. Au lieu d’accourir, il s’arrêta court et huma une énorme prise.

Le paysan savoyard n’est pas cauteleux, mais prudent. Il ne précipite rien, il n’allonge le bras que là où il y voit clair, et ne se mêle d’une affaire que lorsqu’il n’aperçoit au travers ni noise avec l’autorité, ni brouillerie avec ses voisins, ni frottement quelconque avec les carabiniers royaux ; d’ailleurs, le meilleur homme du monde : ce que je dis sérieusement, et pour l’avoir éprouvé en mainte occasion.

Mon naturel était donc le meilleur homme du monde ; mais cet homme attaché à un mélèze, ça ne lui sembla pas clair. Ce pouvait être de par l’autorité, ou de par quelqu’un ou de par autre chose. C’est pour cela qu’avant de s’avancer, il voulait me voir venir.

À la fin : — Fait un bien joli temps, me cria-t-il en souriant matoisement, et comme si j’eusse été là pour l’agrément de la promenade ; bien joli !

— Venez donc me délier, au lieu de me parler de beau temps, plaisant que vous êtes !

— On vous déliera assez. Y a-t-il longtemps que vous êtes là ?

— Il y a trois heures. Allons ! à l’ouvrage !

Il fit deux pas : — C’est-il rien des méchants qui vous ont ainsi arrangé ?

— Je vous conterai tout cela. Déliez toujours.

Il fit encore trois pas, et je crus que j’étais enfin arrivé au terme de mes tribulations, lorsqu’il se prit à dire à voix basse et d’un air mystérieux : — Dites voir ? C’est-il rien des gens de la contrebande ?

— Tout juste. Vous y êtes. Ces scélérats-là m’ont attaché dans ce bois, pour que je meure d’ici à demain qu’ils repasseront.

Ces mots firent un effet prodigieux sur le naturel. Il recula de frayeur, et fit mine de me planter là. Alors, ne pouvant plus contenir ma colère, je l’insultai et je le traitai comme le dernier des misérables qui ont, ou plutôt qui n’ont pas une face humaine. Pour lui, sans s’émouvoir de mes injures : — On verra voir, murmurait-il en se retirant tout doucement. On vous déliera assez !… Puis, doublant le pas, il disparut au tournant du sentier. Je l’accompagnai de mes malédictions.

Je ne savais que penser ni que faire. Ma situation me semblait aggravée par ce que j’avais dit à cet homme, qui pouvait me compromettre auprès des contrebandiers, si encore il n’était pas lui-même un affilié de la bande. Aussi mon imagination commençait-elle à s’assombrir singulièrement : et, sans les ébats de deux écureuils qui m’offrirent quelque sujet de distraction, j’aurais été fort malheureux. Ces jolis mais timides animaux, se croyant seuls dans les bois, y jouaient avec cette libre aisance et cette grâce de mouvements que tue la crainte, et, se poursuivant d’arbre en arbre, ils me surprenaient par l’agilité de leurs sauts et par l’élégante gentillesse de leurs manœuvres. Comme je faisais corps avec le mélèze, l’un d’eux descendit étourdiment le long de ma personne, pour escalader un arbre voisin, sur lequel l’autre le poursuivit de branche en branche jusqu’à la cime. Tout à coup ils demeurèrent immobiles, comme d’un commun accord ; ce qui me fit conjecturer que, de là-haut, ils voyaient quelqu’un s’approcher.

Je ne me trompais point. Un gros homme parut, suivi du naturel à la forêt noire. Ce gros homme avait trois mentons, une face de pleine lune, l’œil petit et malheureusement très-prudent, un chapeau à cornes et un habit à queue. Quand il m’eut aperçu, il se constitua en état d’observation. — Qui êtes-vous ? lui criai-je ;

— Le syndic de la commune, répondit-il sans avancer d’un pas.

— Eh bien, syndic de la commune, je vous somme de me délier ou de me faire délier par ce subalterne qui se bourre de tabac à vos côtés !

— On vous déliera assez ! dirent-ils tous les deux en même temps… Dites voir un peu votre affaire, ajouta le syndic.

Instruit par l’expérience, je m’étais promis de ne plus souffler mot des contrebandiers. — Mon histoire ? elle est fort simple. J’ai été attaqué et dépouillé par des brigands qui m’ont attaché à cet arbre, et je demande d’être délivré promptement.

— Ah ! voilà l’affaire ! dit le syndic. Des brigands, que vous dites ?…

— Oui, des brigands. Je passais la montagne avec un mulet qui portait ma valise. Ils m’ont volé et le mulet et la valise…

— Ah ! voilà l’affaire !

— Bien certainement que voilà l’affaire ! Et maintenant que vous êtes au fait, avancez et déliez-moi promptement. Allons !

— Voilà l’affaire ! répéta-t-il au lieu d’avancer. Dites voir ! C’est que ça va coûter beaucoup en écriture…

— Déliez-moi toujours, misérable ! Que voulez-vous donc que je fasse de vos écritures ?

— C’est que, voyez-vous, il faudra verbaliser, comme de juste.

— Vous verbaliserez après. Déliez-moi toujours.

— Pas possible, mon bon monsieur. Je serais en faute. Verbaliser d’abord, et puis vous délier après. Je vas faire quérir des témoins. Il faut que j’en aie deux à même de signer leur nom. C’est du temps qu’il faut pour les avoir, vous concevez ! et puis leur journée à payer ; mais monsieur a les moyens… Puis se tournant vers le naturel : — Descends voir chez la Pernette, à Maglan. Elle t’indiquera où est son homme le notaire ; tu iras le quérir pour qu’il monte ; après quoi, tu tires sur Saint-Martin, où tu trouves Benaîton le marguillier, qui y est, bien sûr, puisqu’il sonne aujourd’hui la noce pour les Chozet ; tu lui dis qu’il monte de même. Et que le notaire apporte l’écritoire, la nôtre s’est répandue mardi à la veillée, et aussi le papier timbré. Va, mon garçon, fais diligence ; avec les honnêtes gens on compte après, et on n’y perd rien. Va, et en passant à Veluz, dis à Jean-Marc que sa cavale a la morve, et qu’on lui a mis les feux ; mais que l’automne la refera. Va.

— Qu’il aille au diable ! et Jean-Marc, et sa cavale, et vous avec !… Magistrat stupide ! misérables sans humanité !… Ou bien, tenez, déliez-moi, et je vous donne un louis d’or à chacun.

À cette proposition, le naturel, qui s’était déjà mis en chemin, s’arrêta court en ouvrant de grands yeux de concupiscence. Mais le syndic : — Vous payerez les écritures et les frais, et vous baillerez, par après, un pourboire à volonté : s’il est fort, quiconque ne veut s’en plaindre ; mais pour ce qui est d’acheter le monde par avance, vous mettriez louis d’or sur louis d’or, que ça n’y ferait rien. Savez-vous qu’on est syndic de la commune de père en fils, depuis Antoine-Baptiste, mon ancêtre, et qu’avant qu’on se donne une tare l’Arve n’aura plus d’eau ? Vas-tu, toi ! cria-t-il au naturel. Prenez patience, ajouta-t-il en me quittant, je vas vous quérir une chopine de rouge, qui vous veut réconforter des mieux.

C’est ainsi que la désolante mais méritoire honnêteté de ce bonhomme me fut aussi contraire que son respect pour les formes. Je demeurai de nouveau seul, et, cette fois, bien certain que je ne serais délivré que le lendemain matin ; je tâchai de m’accoutumer à cette idée. Heureusement la soirée était chaude, et l’air d’une sérénité délicieuse. Le soleil, déjà sur son déclin, pénétrait horizontalement dans la forêt, fermée durant le jour à ses rayons, et les troncs de mélèze se projetaient en longues ombres sur un sol mousseux, tout resplendissant de teintes chaudes et éclatantes. Quelques buses que j’avais vues planer au-dessus de ma tête avaient disparu ; les corbeaux traversaient en croassant la vallée de l’Arve, pour gagner leur gîte nocturne, et les cimes elles-mêmes, en se décolorant peu à peu, semblaient passer de l’activité de la vie au silence du sommeil. Cette paix du soir, ce spectacle de la nature qui s’enveloppe d’ombres et s’endort dans la nuit, exercent sur l’âme une secrète puissance qui y éteint le trouble et les préoccupations dans le charme d’une douce mélancolie. Malgré le désagrément de ma situation, je n’échappai pas à ces impressions. Mon cœur, mollement remué, se reportait sur les heures de cette orageuse journée, et, en y retrouvant la trace des angoisses du matin, il savourait avec plus de vivacité la tranquille douceur de la soirée et le rassérénant espoir d’une délivrance, sinon immédiate, du moins assurée et prochaine.

Cependant, aux derniers rayons du couchant, je vis paraître sur mon horizon quelques hommes, des femmes, des enfants, tout un village. Ces figures, placées entre le soleil et moi, se détachaient en mouvantes silhouettes sur le transparent feuillage de mélèzes inférieurs, en sorte que je ne reconnus pas d’abord parmi elles mon syndic et sa chopine. Il s’y trouvait pourtant, et à ses côtés le curé, qu’amenait aussi la renommée de mon aventure. La visite de cet ecclésiastique ranima mes espérances, et je m’apprêtai à faire tourner au profit de ma délivrance tout ce que je pourrais trouver en lui de vertus chrétiennes.

Ce curé était fort âgé, infirme ; il montait lentement. — Ohé ! dit-il en m’apercevant, ces scélérats vous ont vilainement emmailloté, monsieur ! Je vous salue.

Le ton franc et l’air ouvert de ce bon vieillard me ravirent de joie. — Vilainement en vérité, répondis-je ; excusez-moi, si par leur faute je ne puis ni m’incliner ni vous tirer mon chapeau, monsieur le curé. Puis-je vous entretenir quelques instants en particulier ?

— Le plus pressé, ce me semble, c’est de vous délier, reprit-il. Vous m’entretiendrez après plus commodément. Allons, Antoine, dit-il au syndic, à l’œuvre ! et coupez-moi ces cordes, ce sera plus tôt fait.

Je me confondis en expressions de reconnaissance, et certes elles partaient du cœur. Antoine ayant tiré son couteau, se disposait à couper mes liens, lorsque le naturel, qui convoitait la corde et qui était jaloux de la posséder dans son intégrité, écarta le couteau et alla droit au nœud, qu’il parvint à défaire au bout de quelques instants. À peine libre, je serrai la main du curé, et, dans les premiers mouvements de ma joie, je le baisai sur les deux joues. Mais aussitôt une vive douleur se fit sentir dans tous mes membres, et, incapable de mouvoir mes jambes engourdies, je fus contraint de m’asseoir sur la place même. Alors Antoine s’approcha avec la chopine, pendant que le curé envoyait un de ses paroissiens chercher sa mule pour la mettre à mon service. Ces ordres donnés : — Je suis prêt à vous écouter, me dit-il. Et tout le village, femmes, marmots, pâtres, syndic et marguillier, firent cercle autour de nous. Le soleil venait de se coucher.

Je contai mon histoire dans toute sa vérité. Les circonstances atroces qui avaient accompagné la mort de Jean-Jean pénétrèrent d’effroi ces bonnes gens ; et lorsque j’eus répété le blasphème qui avait provoqué le rire des contrebandiers : Jean-Jean, fais ta prière ! tous, curé et paroissiens, se signèrent d’un commun mouvement, au milieu d’un respectueux silence. Ému à cette vue, et vivement pressé de m’associer à ce naïf essor d’un sentiment si naturel, je portai instinctivement la main à mon chapeau, et je me découvris… Les paroissiens parurent surpris, le curé demeura grave et immobile, et moi… je me trouvai déconcerté. — Continuez, continuez, me dit le bon vieillard. J’achevai l’histoire, sans oublier la prudence excessive du naturel, ni le louable désintéressement du syndic.

Quand j’eus achevé ce récit : — « C’est bien, dit le vieux curé. Puis, s’adressant à ses paroissiens : Vous autres, écoutez-moi. Vous tremblez devant ces scélérats, et voilà pourquoi ils osent tout ; car ce sont les poltrons qui font les braves. Et ce qui est bien pis, c’est que quelques-uns profitent de leur abominable négoce. Vois-tu bien, à présent, André, où t’a conduit ton désordre de tabac, et cette brutale façon d’en consommer par-dessus tes moyens ? Ton nez est gorgé, et tu n’as pas de bas ; passe encore de n’avoir pas de bas : mais ce tabac, tu l’achètes des fraudeurs ; et puis voilà que, pour ne pas te brouiller avec eux, tu n’oses délivrer un homme en peine, comme doit faire un chrétien ! Mais sais-tu, André, que ces brigands-là seront grillés en enfer, et tirés à quatre diables… et que je ne réponds de rien pour ceux qui les ménagent ? Crois-moi, mon garçon, prends moins de tabac, et achète-le au bureau. Pour Antoine, il a cru bien faire, et, ce qui vaut mieux, il a bien fait. C’est la règle qui l’enchaîne, lui, et non pas ses appétits. » Le bon curé, en achevant ces mots, frappa familièrement sur l’épaule d’Antoine, qui, glorieux de cette approbation donnée par-devant tout le village à sa conduite prudente et désintéressée, se rengorgea naïvement, tenant sa chopine d’une main et son chapeau à cornes de l’autre.

Pendant ces discours, la mule était arrivée. On m’aida à me hisser dessus, et je pus enfin prendre congé de mon mélèze. Nous descendîmes. Le syndic tenait la bride, le bon curé causait à mes côtés, puis venaient les paroissiens ; et cette pittoresque procession marchait à la lueur d’un clair crépuscule, tantôt éparse sur les mousses de la forêt, tantôt agglomérée dans le fond d’un ravin, ou descendant à la file les contours sinueux d’un étroit sentier. Au bout d’une demi-heure, nous atteignîmes des pâturages ouverts, d’où l’on découvrait l’autre revers de la vallée de l’Arve, déjà enseveli dans une nuit profonde, et, à peu de distance de nous, quelque culture, des hêtres, et la flèche penchée d’un clocher délabré. C’était le village. Quand nous y entrâmes : « Bonsoir à tous ! dit le curé à son monde. Pour vous, monsieur, je vous offre un lit et à souper. C’est jour maigre, mais j’ai vu là-haut que vous n’êtes pas catholique ; ainsi nous vous restaurerons de notre mieux. Marthe ! cria-t-il en approchant de la cure, apprête au plus vite un poulet, et donne-moi la clef de la cave. »

Je soupai en tête-à-tête avec cet excellent homme, qui fit maigre pendant que je dévorais le poulet. Après que nous eûmes bu la fin d’une bouteille de vin vieux qu’il avait débouchée en mon honneur, je pris congé de mon hôte pour aller goûter un repos dont j’avais grand besoin.

Le lendemain, je descendis à Maglan. Mon but avait été de visiter Chamonix ; mais, après des émotions si vives et une si rude aventure, je ne me sentais plus la moindre velléité de courir le pays, en sorte que je tournai le dos aux montagnes, et je me hâtai de regagner mes foyers par le plus court chemin.

Rodolphe Töpffer