La nuit de la Saint-Sylvestre se prête aux histoires anciennes, racontées au coin du feu. Pour raconter son histoire, le narrateur remonte ici dans le temps, un bon soir du jour de l’an 1858, au cours duquel est évoquée une rencontre de 1788, elle-même révélatrice d’un événement ayant eu lieu cinquante ans plus tôt, jour pour jour. Ce cadre multiple, jeu de poupées russes temporel, contribue à l’attente expectante d’un événement extraordinaire.
On prend bien soin de chapeauter le récit par une morale explicite. Le narrateur, « en veillée chez le père Joseph Hervieux », décrit une fête du jour de l’an 1858, entre Montréal et Berthier, et insiste sur le caractère édifiant de son histoire. Il s’agit bien entendu d’un exemplum, qui a pour but de donner une « terrible leçon » à ceux qui s’apprêtent à écouter le conteur : « Dieu [est] vengeur », et il punit les riches qui ne font pas la charité. Pour mémoire, Beaugrand, était anticlérical, se disait même athée, ce qui ne l’empêche pas de rendre compte de la mentalité et des superstitions à saveur médiévale de son temps dans ce conte.
Dans le second récit, qui compose l’essentiel de la nouvelle, le grand-père de la famille affirme ne pas tenir son histoire d’un ancêtre, mais qu’il en est lui-même le témoin et l’acteur, puisqu’elle lui est arrivée soixante-dix ans plus tôt, ce qui tend à donner plus de poids à ses propos.
Le début de son récit est campé dans le même espace et le même temps cyclique ou liturgique (Mircea Eliade parlerait du mythe de l’éternel retour), le jour de l’an, mais transporté en 1788. S’il situe son histoire le soir même où tous ses auditeurs sont réunis – la nuit de la Saint-Sylvestre –, c’est sans doute pour permettre aux convives regroupés autour de lui de s’identifier encore davantage à son discours.
La longue description de tempête marque pour le narrateur la perte des repères : égaré dans une région qui lui est pourtant parfaitement familière, il aperçoit une maison qu’il ne connaît pas, et c’est dans l’inconnu qu’il cherche refuge au milieu du connu. Survient la grande complication de ce récit : la rencontre avec un fantôme, celui de l’avare errant qui cherche désespérément l’occasion d’une rédemption pour son âme, référence toute chrétienne.
Le jeune homme jette « un regard curieux » sur l’espace étrange ; il est dépaysé par la vétusté des lieux et se pose aussi de nombreuses questions : « Je me torturai en vain la tête, moi qui connaissais tout le monde […] mais je n’y voyais goutte. » Procédé typique du fantastique : l’acteur mis en situation d’étrangeté réfléchit à la totalité de la situation, cherche à comprendre pourquoi le détail lui échappe au milieu d’un univers familier. Cette incompréhension suscite la peur, laquelle est encore alimentée par les signes d’inquiétante étrangeté (selon l’expression de Freud) de l’hôte. Sa réaction à l’étrange est extrêmement forte : « Mes cheveux se hérissaient […] je tremblais ». Puis tout se calme graduellement, le personnage étrange finissant par établir le contact avec celui qui est terrifié.
Le récit du fantôme permet d’expliquer la présence de cette maison inconnue de son visiteur : elle fut incendiée cinquante ans plus tôt… elle n’existe donc plus… mais elle existe ce soir-là, comme tous les soirs du jour de l’an depuis 1738. On comprend que le fantôme est une créature de l’au-delà, revenue sur terre pour trouver une résolution à son conflit avec Dieu. Cela semble banal. Mais le choc demeure puissant sur l’esprit de l’homme confronté à cette situation d’étrangeté. Devant l’auditoire, cinquante ans plus tard, il affirme : « Le revenant, car c’en était un… », ce qui laisse entendre qu’il prend pour acquis que le revenant n’était pas le fruit d’une vision, mais une créature bien réelle : il a peur, mais ne doute pas.
De retour à la maison, que fait-il ? Il raconte son histoire et l’on se met à rendre grâce à Dieu pour sa bonté ; là encore, tout le monde prend pour acquis, pour vrai, ce que le jeune homme vient de raconter.
Il y a pourtant un élément de résistance rationnelle (sociale) à l’étrange : le conteur évoque ceux qui résistent à la croyance en cette forme d’étrangeté rapportée par son récit ; mais lui insiste pour souligner la logique, la véracité, de son histoire : « Quelques esprits forts ont prétendu que j’avais rêvé. Mais où avais-je donc appris les faits et les noms qui se rattachaient à l’incendie de la ferme du défunt Beaudry, dont je n’avais jusqu’alors jamais entendu parler. »
Il a donc bel et bien vécu cette rencontre avec un fantôme.
Le narrateur premier, celui qui avait ouvert le récit, reconnaît que cette histoire touche une des cordes sensibles du paysan franco-canadien : la croyance à tout ce qui a trait aux histoires de revenants.
Alors, que penser de ce récit en tant que genre ? Que l’on a affaire à un beau mélange des genres, quoique le merveilleux domine. Cela illustre entre autres choses que la société commence à être représentée comme comprenant des sceptiques (quelques esprits forts), mais que, dans ce texte du moins, ceux-ci n’ont pas le beau rôle, le rôle déterminant. En évoquant quelques esprits forts, on souligne qu’il n’y en a que quelques-uns au Canada, et que leur scepticisme est une prétention : la vérité est ailleurs.
C’est là que l’on remarque la tessiture complexe de ce récit charnière, comme l’est l’époque dans laquelle il s’inscrit : le texte comporte des éléments de fantasticité, d’ailleurs exploités à fond par d’autres auteurs à la même époque, en France, en Angleterre et aux États-Unis ; mais ici, c’est le code merveilleux chrétien qui écrase le code fantastique : tout se passe comme si le Québec n’était pas encore prêt à assumer la fantasticité dans toute son ampleur.
Il est fascinant de voir cet auteur cosmopolite représenter son peuple encore empreint de ses vieilles croyances. C’est que le Québec était précisément encore cela à la fin du XIXe siècle ; et il le sera longtemps encore, avant de se défaire de ses mœurs anciennes avec la Révolution tranquille de 1960. Cela dit, « Le Fantôme de l’avare » ne doit pas être vu comme caractérisant exclusivement l’imaginaire québécois. En Europe, dans la France profonde, le même phénomène existait mutatis mutandis. La source s’en trouve dans notre héritage commun du christianisme deux fois millénaire et de ses vivaces superstitions, qui ont donné lieu à tant d’œuvres merveilleuses et fantastiques pour notre plus grand bonheur.
Michel Lord