Michel Lord – Comme nous sommes de vieux amis, on nous permettra le tutoiement. J’ai le goût de commencer ce bref entretien par une question qui, pour banale qu’elle soit, demeure pour moi fondamentale. Qu’est-ce qui t’a amené à l’écriture et spécialement à la nouvelle, toi qui a d’abord été attiré par le roman et qui semble, mais en apparence seulement, on le sait, s’en être éloigné pour explorer d’autres formes littéraires.
André Carpentier – Cher Michel, seras-tu surpris si je te confie que le goût de l’écriture s’est imposé à l’adolescence sous l’influence des poètes romantiques? Vers dix-huit, dix-neuf ans, les œuvres inspiratrices émanaient plutôt des poètes surréalistes. Du côté de la prose, il y a d’abord eu un roman heureusement resté cloué au fond du tiroir (l’histoire d’un jeune gars qui voulait se suicider dans le métro), puis ce que je qualifierais de grosse liasse qui, une fois épurée des deux tiers, est devenue mon premier roman publié. J’aurais dû l’épurer à cent pour cent ! Puis je suis allé étudier à Strasbourg et, au lieu de rédiger la thèse, j’ai écrit L’aigle volera à travers le soleil, un roman fantastique inspiré par un petit village de Lorraine. Quant à la nouvelle, je m’y suis mis au retour parce qu’avec des amis nous avions une revue de bande dessinée (L’Écran, 1974) et que je m’étais engagé à y publier une nouvelle dans les premiers numéros. Le projet du recueil Rue Saint-Denis a débuté dans L’Écran.
Mais j’aimerais revenir sur ta présentation… Tu y mets en perspective la courtepointe de mes pratiques d’écriture. Tu as raison, et cela même si tu ne connais pas tout ! Ces dernières années, j’ai en effet été actif dans le champ de la géopoétique, une théorie-pratique transdisciplinaire inspirée des écrits de Kenneth White. J’ai alors surtout publié dans des carnets à diffusion restreinte. Or, j’ai mis, dans ces publications, des proses d’inspiration géopoétique, mais aussi des poèmes. Je ne suis donc pas un écrivain connecté à une pratique générique exclusive. Mais la diversité a ses revers : le fantastique, la nouvelle, la géopoétique, la flânerie, tout ça me tient toujours à l’écart des courants majeurs. Ou bien c’est moi qui me tiens à l’écart par leur truchement, car on dirait bien que j’aime évoluer dans les marges.
Cette pratique à sauts et à gambades, selon l’expression de Montaigne, c’est en quelque sorte ma manière de multiplier les voies d’accès au dialogue avec le monde. La diversité est en effet un outil de fouille, bien qu’elle soit peut-être aussi un dispositif du brouillage des codes. Aux fondements de cette pratique, il y a certes un désir de liberté, mais je dirais surtout une volonté de pluralité, issue d’une aversion à l’égard de l’uniformité. La diversité réfère en effet à la différence et à l’abondance, dans lesquelles je me reconnais.
M. L. – Tu parles de poésie à l’origine de ton goût d’écrire, mais dans tes récents Carnets, tu cites abondamment des écrivains, surtout des philosophes, et des plus purs et durs dans le genre (Kant, Nietzsche, Kierkegaard, Sartre, etc.). Cela a-t-il toujours accompagné ton parcours scripturaire et l’a-t-il alimenté, entre autres pour ce qui concerne ta propension à la multiplication des pratiques génériques et aussi ta conception du discours nouvellistique ?
A. C. – En parallèle d’une vie d’écriture, j’ai eu, comme chacun, et j’ai encore d’autres vies, de conjoint, de prof, de citoyen, etc., mais aussi de lecteur. J’ai toujours été un lecteur hétéroclite, peu tourné vers les modes, plutôt enclin à fouiller les librairies et les bibliothèques à la recherche de mon bien. Ce trait baudelairien (tout homme reconnaît les choses qu’il est destiné à aimer) a imprégné ma vie, et cela depuis bien avant que je croise cette lettre à Wagner. À ce point que j’ai transformé cette citation pour mon compte : tout écrivain reconnaît ce qu’il est destiné à écrire. Il le reconnaît, non dans la mode, qui est un produit fini, mais par sa lecture impersonnelle du monde. Je parle ici de ce détachement, de ce déracinement qui donne tout son sens à l’extrême solitude de l’écriture. Tu n’es jamais plus seul et fragile que dans l’écriture. Par seul, j’entends avec ton imaginaire et ton rapport au langage.
Je suis un écrivain qui pèse et soupèse ses mots. C’est exigeant, c’est long. Je suis un écrivain qui peaufine des phrases. C’est exigeant, c’est long, même dans la nouvelle. Je recherche la précision. Ça coûte cher de l’heure, la précision, surtout quand elle exige le rythme qui lui correspond. J’aime la nouvelle pour l’exigeante expérience de rythme et de précision qu’elle impose. Je me permets cependant d’ajouter que mon rapport à l’écriture est le même dans tous les genres, dans toutes les esthétiques. Dans toutes les pratiques, je demande à l’écriture de m’informer sur ce que je cherche… et que je suis appelé à reconnaître. Ce n’est pas une boutade : il n’y a que le rapport au langage pour me dire ce que je fais. Je ressens cela très fortement ces temps-ci, alors que je retouche des nouvelles en vue de la publication d’un recueil.
M. L. – Justement, tes nouvelles. Depuis Rue Saint-Denis, tu as exploré le fantastique, la science-fiction, et le réalisme bien sûr, souvent dans des nouvelles où la psychologie — parfois la pathologie — tient le gros bout du bâton. Ton dernier recueil, Carnet sur la fin possible d’un monde, date déjà de 1992, de plus d’un quart de siècle. Pour un lecteur non averti, tu sembles avoir délaissé ce genre, après avoir donné des récits de science-fiction proches du catastrophisme. Mais on sait que tu as toujours écrit et publié des nouvelles en revue depuis ce temps. Chemin faisant, tu n’as jamais cessé de renouveler manières aussi bien que matières. Comment vois-tu ta propre évolution scripturaire nouvellistique ?
A. C. – Je crois que l’écriture et la personne s’engendrent mutuellement, même si elles ne sont pas au service l’une de l’autre. De toute évidence, mes nouvelles ont pris le tour que je pouvais assumer dans le moment de leur écriture. On n’écrit pas la même chose ni de la même manière à vingt-cinq, à cinquante ou à soixante-dix ans. On peut s’acharner sur les mêmes sujets, mais pas de la même manière. Je me suis éloigné du fantastique, non par calcul, mais parce que d’autres truchements vers le sens se sont imposés à moi. Le titre de travail de mon prochain recueil, composé de nouvelles publiées en revues ces dernières années, est : Le P’tit Pierre et autres écorchés. Mes personnages se sont toujours partagés entre la détresse et l’étonnement – je parle de cet étonnement heuristique qui traverse la pensée occidentale depuis Socrate.
Mais que j’ajoute ceci… Ces dernières années, j’ai écrit plusieurs textes qui ne relèvent pas de la fiction. D’une part, des œuvres d’écrivain flâneur, qui entretiennent une relation de front à front avec sa ville ; et d’autre part, ce que j’appelle mes Proses de la mémoire – titre de travail en vue d’un éventuel recueil. La question de la mémoire traverse mon écriture depuis toujours, mais plus impérativement ces dernières années. Disons que je me sens assiégé par le matériau mémoriel, comme si certains comptes avec le passé avaient été laissés en suspens.
M. L. – Pourrais-tu préciser ce que tu entends par détresse et étonnement, qui sont des mots renvoyant certainement à autre chose (ou est-ce proche ?) que ce que l’essai autobiographique de Gabrielle Roy, La détresse et l’enchantement, donne à imaginer ? Je veux demander surtout s’il y a des liens symboliques ou autres entre ce que tes personnages vivent, ce que tu leur fais vivre, éprouver, et ce qui te dérange et t’étonne dans la vie de tous les jours. J’imagine que je veux parler, en tâtonnant un peu comme tu vois, de ton rapport au réel et à la fiction, comment les deux se tordent le cou pour aboutir à l’écriture nouvellistique ou romanesque, et même essayistique.
A. C. – Le mot détresse réfère à mes personnages qui sont toujours dans l’angoisse, dans la solitude, dans l’abandon. En état de besoin. Il évoque leurs signaux de détresse qui dépassent à peine leur aura. Le mot étonnement, lui, renvoie plutôt à l’écrivain qui s’étonne sans cesse de ce qui existe, qui s’étourdit de ce qui a lieu, qui est dérouté par le réservoir inépuisable du réel qui le porte et qui résiste à la compréhension. L’écrivain qui, toujours en processus de questionnement, ne cherche pas de réponses rationnelles au mystère, qui danse plutôt autour de ses motifs d’étonnement, sans jamais conclure. L’écrivain qui refuse le silence, qui évoque, interroge, risque du sens. J’entends le mot sens, ici, à la fois comme sensibilité et comme signification. Et cela, en régime de fiction, n’est possible qu’en se laissant devenir l’autre du récit. C’est la manière de l’écrivain de fiction d’atteindre au dessaisissement, c’est-à-dire de se rendre présent hors de lui-même.
M. L. – Une question toute simple pour clore cet entretien, mais qui, je sais, nécessiterait toute une vie. Quels sont très projets à court, à moyen et à longs termes ?
A. C. – Écrire aussi longtemps que possible, bien sûr, chaque fois m’adressant à un œil qui écoute… D’abord terminer le quatrième et dernier tome de mes flâneries en territoire montréalais, ce que j’appelle mon Quatuor montréalais. Compléter un projet intitulé Les proses de la mémoire, une suite de textes non fictionnels répondant à un objectif mémoriel. Et, à travers ça et autres choses, continuer à écrire et publier des nouvelles en revues et parfois, j’espère plus souvent, en recueils. Tu connais mon argument, j’aime commencer et finir souvent. Je me souhaite par ailleurs d’arriver à écrire un long poème sur Montréal (mon Île), comme je l’ai fait pour le fleuve Saint-Laurent (mon Bleu) ; mais au moment de cet échange, je ne vois toujours rien qui me mette en goût de commencer.
M. L. – Merci, cher André, pour cet entretien fort éclairant sur tes pratiques d’écriture.