Conversation avec Gaëtan Brulotte

Michel Lord – Quarante ans de publications, ça se célèbre ; mais tu avais commencé bien avant. Quelle est l’origine de ton désir d’écrire ?

Gaëtan Brulotte – Ça remonte à mon adolescence, quand j’ai découvert Sartre et Camus, qu’on avait encore du mal à trouver en vente libre au Québec, à cause de la censure de l’Église catholique. Ce désir d’écrire est aussi apparu, assez curieusement, sous l’influence de la science, qui a été déterminante pour moi, en particulier celle de la biologie, car je faisais partie d’un labo d’étudiants en sciences naturelles à l’École Normale, où l’on effectuait toutes sortes d’expériences sérieuses ou farfelues qui m’ont fortement marqué. C’est dans ce contexte que j’ai découvert l’horreur des abattoirs, mais aussi la merveille du corps animal, par la dissection de grenouilles en particulier. On se sentait comme des Léonard de Vinci, car on en faisait des dessins, et une grande soif de connaître nous animait. C’est dans ce contexte que Jean Rostand, fils du déjà écrivain Edmond Rostand, est devenu mon idéal et il l’est resté pendant mes années de formation, car il faisait réfléchir sur la vie de l’homme et sa condition, dans ses livres, que je trouvais profonds.

J’ai finalement décidé de faire des études de lettres pour devenir écrivain, bien que j’aie découvert par la suite qu’à l’époque, à l’université, on formait surtout des lecteurs critiques.  Pendant mon adolescence au lieu de courir les filles et les bars, ou de faire les quatre cents coups, j’ai écrit dans mes loisirs un roman en collaboration avec deux camarades, qui s’intitulait Les Cloisons, et qui racontait notre expérience de travail d’été dans une coopérative agricole de Pointe Pelée en Ontario (près de la frontière américaine et de Détroit), à vingt-six heures de route de la maison familiale à Québec. J’y ai séjourné pendant deux mois chaque été, entre seize et dix-neuf ans, le temps des récoltes. C’était une expérience éprouvante, le travail y étant très dur physiquement et mal payé (0,55 c de l’heure !), mais aussi transformatrice, car elle a laissé des traces durables en moi, des odeurs, des sensations, des images, des aventures à risques, des figures originales, des musiques de rock’n’roll, des saveurs de cherry coke. J’en ai tiré beaucoup plus tard une nouvelle que j’ai publiée dans Ce qui nous tient, «Un rêve de tomates » ; mais chaque trace de ce séjour pourrait faire l’objet d’une nouvelle, tant cette première expérience vraie du monde réel a été déterminante pour ma construction personnelle. Les fermiers des environs apportaient dès 7 heures du matin leurs fruits et légumes à la coopérative, notamment des pieds de céleri, du maïs, des poivrons, des oignons, des tomates, et nous les y traitions, conditionnions, empaquetions pour leur livraison partout au pays. J’ai été le premier de nous trois à y aller, puis mes amis m’y ont suivi la dernière année. Notre roman à trois faisait la chronique polyphonique de cette expérience en deux cent cinquante pages. On se croyait géniaux, bien entendu, d’autant que le manuscrit a pu remporter le Premier prix littéraire de la Fédération des Normaliens du Québec en 1967. Il est resté inédit, heureusement sans doute (je ne l’ai jamais relu), mais je me suis ainsi fait la main à l’écriture assidue, sous le constant regard critique, au fil de la plume, de mes deux camarades. Ce qui fait que j’ai toujours bien accueilli les commentaires critiques que l’on a pu me faire sur mes brouillons par la suite, car ils ont contribué à ma croissance créatrice.

De Sartre et Camus j’ai tout particulièrement apprécié les nouvelles et textes brefs, comme Le Mur, L’Exil et le Royaume, L’Envers et l’Endroit, les bijoux de Noces et L’Été. Et puis les études universitaires m’ont conduit à approfondir ces auteurs, jusqu’au doctorat à Paris, que je passai afin de pouvoir enseigner à l’université et mieux gagner ma vie. C’était une priorité par nécessité, car je ne pouvais compter sur personne pour ma survie, ma famille étant très modeste. Pendant tout ce temps de formation universitaire, j’ai délaissé la pratique artistique pour développer mes compétences en critique littéraire. Mon premier geste après ma soutenance à Paris en 1978 a été de me lancer dans l’écriture d’un premier roman, L’Emprise, en parallèle à celle du Surveillant.

M. L. – À Paris, tu as étudié avec Roland Barthes – qui est loin, théoriquement, de Bachelard, dont tu as pu dire qu’il t’avait beaucoup influencé. Comment as-tu réussi à conjoindre, dans tes pratiques scripturaires (j’insiste sur le pluriel, sur lequel je reviendrai), ces tendances extrêmes, ces deux grands penseurs humanistes, dont l’un est formaliste, structuraliste, l’autre moins sinon pas du tout (les Rêveries) ?

G. B. – C’est vrai qu’ils semblent éloignés à première vue, mais en fait les deux approches se rejoignent dans la créativité, dans l’invention, dans la vision, ainsi que dans le style et le sens des formules. Ce n’est pas un hasard si Barthes, à l’occasion de ma soutenance en 1978, a défendu avec force la combinaison que j’effectuais dans ma thèse de la phénoménologie avec le structuralisme, combinaison que Kristeva m’avait reprochée juste avant, puisque ces deux tendances étaient à ses yeux difficilement compatibles. Et Barthes de conclure le débat : « Pourquoi ne referions-nous pas de la phénoménologie ? » Peu après, il a d’ailleurs osé annexer la phénoménologie à sa propre pratique critique dans son ouvrage sur la photo, La Chambre claire. Bachelard, on l’oublie trop, a également inspiré une génération de critiques rigoureux, comme Georges Poulet dans ses études sur le temps et l’espace, Jean Starobinsky sur le regard, et Jean Rousset sur la forme et le sens, mais aussi de structuralistes à leur manière comme Jean-Pierre Richard, très grand critique littéraire, et, à un niveau philosophiquement plus élevé, Gilbert Durand (notamment dans les Structures anthropologiques de l’imaginaire) ; sans parler du rôle précurseur de Bachelard (Poétique de l’espace) et de Richard (Paysages de Chateaubriand, Pages Paysages, Essais de critique buissonnière, Les Jardins de la terre, ou encore Roland Barthes, dernier paysage) pour des approches très contemporaines comme la géocritique.

Tous ces auteurs m’ont abondamment inspiré et servi de références tout au long de ma propre pratique critique et artistique. L’Univers imaginaire de Mallarmé de Richard, en particulier, est un monument de rigueur, et il a pu assister, tout comme moi qui me suis retrouvé parfois à ses côtés (et j’en étais très ému !), au séminaire de Barthes sur le discours amoureux, alors que je travaillais avec ce dernier sur le discours du désir. Richard a aussi consacré des textes savoureux à l’imaginaire de la vie quotidienne, comme le jeu de pétanque, rejoignant ainsi le Barthes des Mythologies, avec ses études sur le catch, la Citroën, la lessive, le striptease, etc.

C’est dire que, pour moi, il n’y a jamais eu d’incompatibilité entre le monde initié par Bachelard et celui qu’a lancé Barthes. D’ailleurs, que fais-je d’autre dans mes nouvelles, si ce n’est, sans cesse, que de tenter d’apparier un motif ou un thème avec une application formelle qui lui soit propice, en espérant qu’ultimement le message passera auprès des lecteurs dans leur variété, et ne sera pas réservé à une petite élite.

Pour l’écriture de la fiction, rien n’est plus stimulant que de relire un chapitre rêveur de Bachelard ou une page de Richard sur la perception sensorielle du monde, ou de Barthes sur le Japon, par exemple. Certes l’approche formaliste des structuralistes purs et durs (comme Genette) m’a aidé à devenir plus lucide sur les possibles de la littérature, mais je ne fais pas que de l’art pour l’art, j’ai toujours eu une vue citoyenne de l’écriture et du rôle de l’écrivain dans la société. 

M. L. – Il est remarquable que tout ce bagage critique n’alourdisse par ton écriture nouvellière, sans doute parce que ces « modèles » théoriques et analytiques sont eux-mêmes de grands stylistes à leur façon, des écrivains en bonne et due forme, cela va sans dire. Mais en a-t-il toujours été ainsi pour toi ? De tes premiers recueils de nouvelles aux derniers, sans parler des nouvelles éparses, parues en revue, des décennies se sont écoulées. Comment décrirais-tu ton évolution à partir du big bang initial, déclencheur de ta créativité ?

G. B. – Globalement, c’est une question qui relève plutôt des critiques, car eux savent mieux que moi reconstituer froidement cette évolution, car un auteur manque de distance par rapport à sa propre production. Heureusement, dans mon cas, je peux m’en remettre à de tels lecteurs professionnels, comme Margareta Gyurcsik et Claudine Fisher, qui ont publié des ouvrages éclairants sur mon travail à différents moments (1992 et 2018).

Cependant, pour jouer le jeu de cet entretien stimulant, j’ai mon point de vue subjectif d’auteur sur cette évolution, qui vient de l’intérieur, même s’il m’est difficile d’être à la fois dedans et dehors. Si je m’y risque pour le plaisir de la discussion, je dirai en gros, maladroitement sans doute, que c’est un double mouvement de continuité et de changement. Si je m’en tiens aux nouvelles, j’ai essayé diverses formes narratives au début, dans Le Surveillant et Ce qui nous tient, jusqu’à m’aventurer dans des recherches complexes dans Épreuves et La Vie de biais, pour en arriver à tendre peu à peu vers plus de simplicité dans La Contagion du réel, mais davantage encore dans de récents textes en périodiques.

Il m’apparaît évident qu’un auteur doit accepter d’évoluer, car les centres d’intérêt bougent avec l’âge, mais il reste sans doute des constances de fond. C’est comme si, dans mes premiers recueils, ma conscience d’écrivain avait pris ses distances par rapport à la société pour en débusquer des zones d’ombre, afin de les rendre au jour dans la pleine lumière de la représentation. Et ce faisant, mes explorations m’ont conduit à relever souvent un certain absurde social, qui entraîne des injustices révoltantes et des aveuglements inacceptables dans la vie courante. De ce fait, je me suis senti investi d’une mission, celle de dénoncer ces absurdités afin d’essayer de remettre les pendules à l’heure, et de chercher autrement à redonner du sens à nos vies, ou à ce qui ne pouvait pas en avoir. Le détachement de la vision a cédé le pas à l’empathie pour les victimes, les marginalisés, les bafoués que la société crée, ce qui m’a amené à suggérer une vision de la condition humaine qui relèverait d’un humanisme modeste, fragile, compatissant, qui n’a rien de triomphant ou de conquérant, mais qui fait tout de même le procès des pièges sociaux, des illusions et des obscurantismes qui limitent les choix existentiels de l’individu et l’aliènent. Je suis toujours resté conscient du fait que la liberté comporte aussi la possibilité de faire de mauvais choix, et je me suis permis d’en circonscrire quelques-uns, avec ironie, parfois même sur le mode de l’autofiction dans la dérision.

Ma phase plus formaliste m’a fait approfondir ce que j’ai appelé le haptisme, ce mélange d’art populaire et d’art savant qui m’a permis de me lancer à la recherche de nouveaux sentiers, pour m’approprier narrativement le monde et esthétiser le discours du quotidien. Au sein de ce formalisme léger, l’engagement citoyen est resté toujours présent, car l’innovation formelle témoigne d’un exercice de confrontation aux conventions existantes en proposant des façons de faire inusitées, avec les réévaluations éthiques et esthétiques que de telles nouveautés peuvent comporter. Je crois que la forme est une force motrice du vivant, car la créativité formelle anime la vie et lui donne sens ; en fait, toutes nos valeurs se jouent dans les formes. L’écriture engage une stylistique du vivre. Tout sujet est producteur de formes et de sens, mais l’écrivain l’est superlativement. Le monde n’existe pas, sinon par tel ou tel mode de perception, d’action, d’habitation, ce que j’appelle la « réalité » subjective de chacun en face du réel. Il y a autant de mondes que de styles, c’est-à-dire une multitude. Et la lecture des œuvres littéraires nous met en contact constant avec d’autres styles d’être, d’autres phrasés de l’existence, d’autres cortèges de façons, d’autres « comment », et permet d’éclairer notre propre manière de sentir et de vivre en conséquence.

C’est dire la confiance et l’importance que je donne à la forme, et combien je me sens loin de la gratuité de l’art pour l’art. De plus en plus, cependant, mon souci formel se réfugie dans le plaisir de raconter simplement des histoires ; cela, sous l’influence de l’âge, celle du public lecteur, qui a évolué lui aussi en quarante ans, mais aussi en renouant avec la mémoire des expériences.

Si j’ose maintenant prendre un autre point de vue, plus surplombant, je pense qu’une évolution, c’est une question plus profonde de vision ou de perception du monde, qui se modifie au fil des ans.  En ce qui me concerne, au départ, je portais surtout attention aux failles, aux points noirs à la surface des choses ou des êtres, ou m’aventurais dans les menues ruelles du social pour les mettre en évidence, lampe en main ; ce faisant, je me suis rendu compte qu’il pouvait en résulter une valorisation involontaire de cette dimension négative, alors que mon propos était de dénoncer des aberrations. Mon intention était d’améliorer le monde en montrant des destins négatifs à éviter, mais sans tomber dans une quelconque dimension moralisatrice et utilitaire de la littérature.

Puis, peu à peu, la vision a glissé vers plus d’attention accordée aux beautés de ce qui s’offre à l’expérience. Parce qu’il n’y a pas que des fissures dans le réel, il y a des arêtes inspirantes, des rondeurs attirantes, des cavités apaisantes. Quand on se donne le temps de goûter le donné en philosophe sensible, on découvre de petits bonheurs dans le quotidien, auxquels l’écriture peut s’attarder, des plaisirs ordinaires ou inoubliables, des sensations enrichissantes, des amours contingentes, partageables avec les lecteurs, des rencontres arbitraires, des êtres flamboyants, des personnes à haut coefficient de désirabilité, qui permettent de réfléchir sur la qualité des relations humaines. Et que dire de la joie d’une conversation intelligente et paisible, de la beauté d’un paysage, évanescente ou pas, de celle d’une œuvre marquante, d’une musique qui vous transporte, d’une phrase parfaitement réussie, ou d’une réalisation humaine modestement émouvante, ou dont le caractère spectaculaire vous impressionne ? Car il existe de belles folies dont la nouvelle peut rendre compte. Il y a aussi la saisie de ce que les Japonais appellent l’impermanence des choses qui en déterminent la beauté, comme la fleur du cerisier qui s’envole dans le vent et qui gagne en éternité par ce qu’elle a d’éphémère ; métaphore de la vie humaine dans sa fragilité et sa finitude.

J’ai donc rejoint Camus qui m’avait tant marqué dans ma jeunesse, et pour qui aimer et admirer sont essentiels au bonheur. Citons-le d’ailleurs, tant qu’à y être : « Je regardais la mer qui, à cette heure, se soulevait à peine d’un mouvement épuisé et je rassasiais les deux soifs qu’on ne peut tromper longtemps sans que l’être se dessèche, je veux dire aimer et admirer… » (L’Été, 1954). Aimer et admirer, ce sont là aussi deux attitudes de conscience que cultivent un Bachelard, un Poulet et un Richard dans le domaine de la critique littéraire (qu’ils appellent critique d’identification), à qui on peut associer aussi le Barthes du Plaisir du texte ou celui du Journal de deuil. La boucle est bouclée.

Cela dit, je reste foncièrement révolté devant la haine, la brutalité et les guerres imbéciles, devant la montée de l’obscurantisme et du fascisme, ou devant la peste de la censure qui revient malheureusement parmi nous. Et je continuerai je pense, à moins de devenir gâteux, de prôner autant que je peux la lucidité, de cultiver la dialectique de l’entente et de l’amour, de porter le flambeau de la civilisation que nos ancêtres nous ont confié, et de défendre la liberté de penser et de créer à travers mes écrits et mes engagements. Dans mes nouvelles récentes, je travaille justement à propager des étincelles de vie, de conscience, de gaieté, de légèreté, de ruse, de sensibilité, de liberté, de beauté, bref, à susciter des scintillances de formes d’être. En tant qu’écrivain, j’essaie de satisfaire le besoin de récits, d’émotions, de désirs, d’idéaux que j’ai moi-même en tant que lecteur.

M. L. – Justement, les deux nouvelles qui paraissent dans ce numéro d’Onuphrius sont très récentes et montrent une facette inconnue, du moins à mon sens, de ton imaginaire. Quel est le contexte de leur création ? Sur cette lancée, je te demanderai, pour clore cet entretien, quels sont tes projets d’écriture à court, moyen et long termes ?

G. B. – La nouvelle « Cendrine » vient à l’origine d’une commande libre sur le thème des contes de fées. J’ai tout de suite pensé au classique « Cendrillon ». C’est un conte que j’enseigne à mes étudiants américains à travers la version originale de Charles Perrault dans Les Contes de ma mère l’oye. Nous retraçons les différentes adaptations, dont celle des frères Grimm en Allemagne, jusqu’à celle de Walt Disney. Nous revisitons cette histoire, car elle pose évidemment plusieurs problèmes dans le contexte contemporain dont, notamment, la passivité de la femme dans le rapport désirant et l’importance démesurée des apparences (beauté physique et vêtements de cour) pour atteindre la promotion sociale et l’amour. Dans ma reformulation bien modeste de cette légende, et qui n’en respecte pas moins les grands paramètres (j’y tenais et on les reconnaîtra), je situe l’histoire au sein d’une émission télévisée populaire comme il en existe aux États-Unis (entre autres), où les patrons d’entreprises se mêlent, secrètement déguisés, parmi leurs employés, pour prendre un bain de réel et évaluer les éventuels problèmes internes. J’ai tenté d’ajouter une dimension légèrement plus moderne en ce que Cendrine, défavorisée et pratiquement rejetée dans une famille recomposée et dysfonctionnelle comme il en existe tant, est appréciée pour ses compétences au travail, son intelligence industrieuse, son professionnalisme, sa personnalité et ses qualités interrelationnelles. C’est elle qui porte le savoir-faire de l’entreprise et en enseigne même les rudiments à son employeur qui, de ce fait, devient son élève. La bonne fée du conte de Perrault (qui a remplacé l’animal magique des versions plus anciennes) est, ici, un patron homme, comme il y en a encore beaucoup dans la société, mais il sait au moins reconnaître le mérite de ses employés, lequel ne se fonde pas sur le paraître.

Bien sûr, charme et grâce y jouent un rôle, mais pas comme dans le conte, car ils ne sont pas préalables à l’avancement de la jeune femme. Pour moi, ce ne sont pas des valeurs à rejeter complètement – comme on a tendance à le faire couramment –, car elles comptent toujours autant que le reste dans nos relations aux autres, tout comme la bienveillance que nous devrions travailler à remettre au cœur de nos rapports humains.  Et les classes sociales, si elles existent toujours, malheureusement, dans notre monde, ne sont plus primordiales pour monter dans l’échelle ou accéder à l’amour, comme on le voit d’emblée dans ces mariages princiers très médiatisés avec des roturières. Ma nouvelle laisse le finale ouvert et le remet entre les mains des spectateurs de l’émission, et donc à l’agentivité des lecteurs.

Pour ce qui est de « Tirage sépia », j’y aborde un autre thème qui malheureusement domine la société actuelle en Occident : le jeunisme à tout crin, et la discrimination concomitante des personnes âgées. Là encore, c’était au départ une commande librement inspirée par le jeu du Tarot. J’ai choisi le Jugement, car c’est une problématique qui me préoccupe et qui affecte toutes les sphères des activités humaines. Je l’ai abordée par le biais restreint d’une certaine forme de critique littéraire actuelle, laquelle est souvent le fait de journalistes qui s’improvisent en juges peu nuancés, et s’arrogent leur petit pouvoir mesquin avec une arrogance de roquets jappeurs. Est-ce vraiment rendre service à la littérature que de se mettre à genoux devant un texte uniquement parce que l’auteur est dans la vingtaine, surtout s’il est littérairement médiocre ? Non seulement est-ce devenu de bon ton, mais la tendance a pour conséquence de dévaloriser les écrivains grisonnants qui mettent toute leur expérience acquise au fil des ans dans leurs œuvres. On ne semble pas se rendre compte que ce jeunisme ne peut se justifier s’il se pratique dans un esprit d’exclusion. Tant de personnes s’en offusquent autour de moi !

À la sortie de mon dernier recueil de nouvelles, pour la première fois de ma vie d’auteur, j’ai un peu senti, indirectement, l’effet de ce jeunisme excessif : dans un compte rendu élogieux – je m’empresse de le dire –, un critique pourtant averti a cru bon de mentionner que je devenais d’après lui un écrivain « vieillissant » parce que je m’intéressais à la maladie et à la mort dans quelques-unes de mes narrations. J’ai aussitôt éprouvé cette remarque comme assez stupide, puisque même les livres pour la jeunesse nous montrent, avec raison, des enfants préoccupés par ces thèmes. Tout être humain a à les affronter un jour ou l’autre, ne serait-ce qu’avec ses grands-parents et parents. Pour moi, un tel commentaire, même s’il n’était qu’allusif, relevait en fait de la dominante jeuniste ambiante que beaucoup déplorent, au point qu’on évoque le danger d’une sorte d’eugénisme qui se met peu à peu en place dans le domaine littéraire, et qui semble vouloir éliminer une génération pour laisser toute la place à l’autre. Il y a bien des cas flagrants d’un jeunisme radical qui va dans ce sens et dont les tenants sont fiers. C’est très malsain que ce rejet, voire cette haine des anciens, et cela ne fait qu’accentuer la déchirure du tissu social.

Hélas, un certain journalisme culturel se complaît dans cette division, comme si c’était une nouvelle norme, quitte à afficher impunément une ignorance manifeste de l’histoire et des grands chefs-d’œuvre de la littérature mondiale, produits souvent sur le tard par des « écrivains vieillissants », justement – et pour le bien-être de l’humanité. Sans vouloir en faire une polémique, j’ai tout de même décidé de réagir à ma petite façon, par la création, parce que ce problème non seulement affecte tant d’auteurs qui en souffrent en privé – car après la quarantaine, apparemment, on passe déjà dans le camp des « vieillissants » – mais aussi parce que j’y vois une forme d’aveuglement. D’où cette nouvelle, « Tirage sépia », dont le but est de faire réfléchir à cette tendance et de mettre en garde. L’épigraphe qui la coiffe, du grand nouvellier italien Dino Buzzati, si visionnaire, résume la situation d’une manière dramatique.

Dans une première version de la nouvelle, je citais, comme contrepoids, une ribambelle de grandes œuvres de seniors à travers l’histoire, mais j’en ai réduit la liste dans la version finale, pour ne pas faire de cette fiction un texte trop didactique.  Mon plaidoyer n’est cependant pas du tout contre les jeunes, dont je me suis senti très proche pendant toute ma vie, dans l’enseignement de la littérature (et je continue de l’être, dans une affection réciproque, en redoutant la retraite qui risque de me séparer d’eux : si on n’aime pas la jeunesse, il vaut mieux faire un autre métier !).  C’est dire que je les côtoie depuis toujours sur le plan littéraire et, bien sûr, je les défends bec et ongles dès que le mérite le justifie. Mais l’âge n’est pas un critère de sélection des textes et ne devrait jamais l’être, seule la qualité importe. On pourrait m’objecter que j’ai tiré profit de ma jeunesse, moi aussi, quand on m’a donné un prix littéraire pour mon premier roman alors que j’avais à peine la trentaine, et un autre peu après pour mon premier recueil de nouvelles ; mais je répondrai que ces prix étaient justement sur manuscrits anonymes et l’âge n’y était pour rien.

Ma démarche, dans cette nouvelle, est d’inclusion, non d’exclusion. Là-dessus, les sociétés africaines qui vénèrent leurs conteurs aînés devraient peut-être nous servir de modèle. Comme principe général, il me semble souhaitable qu’une société équilibrée puisse librement favoriser l’accueil de la diversité des paroles et des âges, ce qui va de pair avec l’exercice d’un jugement critique constamment éclairé contre l’obscurantisme montant.

Parmi mes nombreux projets, j’ai lancé à la mer un « carnet d’écrivain », et je termine un nouveau recueil de nouvelles, mon sixième. J’ai aussi, tout prêt pour la publication, un essai dialogué avec un écrivain italien sur le rapport de la littérature à la transcendance, réflexion à deux que nous aimerions voir paraître, mais aussi un fort recueil d’entretiens très éclairants avec des écrivains israéliens contemporains, que j’ai effectués sur place lors d’un séjour Fulbright ; recueil qui cherche un éditeur et un diffuseur, car tous ces entretiens ont été filmés. Il y a encore un essai sur le corps dans la littérature à travers diverses œuvres françaises, québécoises et américaines, ainsi qu’un recueil d’essais critiques sur la littérature. Éventuellement, j’envisage de retourner au roman, car j’ai plusieurs manuscrits en chantier.

M. L. – Merci Gaëtan pour ces propos éclairants.

Leave a Comment

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *