Le Cerisier

Laurence Chaudouët

       Jour après jour, elle avançait insensiblement, progressant dans l’immobilité de la chambre, la coupant en deux parties distinctes, l’une d’ombre, jetée dans un monde souterrain, de silence, de mystère insondable, l’autre de lumière, image familière, identifiable, où j’essayais de me tenir dans le monde du visible.  L’ombre gagnait du terrain. Sous mes yeux, les espaces hier ensoleillés, la table, les chaises, et, dans la chambre, le lit recouvert de cretonne, commençaient à s’assombrir, absorbés par sa lente avancée.

     Pourtant, quand j’étais arrivée dans ce deux-pièces, il y avait un an, sa clarté m’avait séduite – une clarté paradoxale, car l’appartement se situait en contrebas d’une maison bourgeoise, où vivait un vieux couple paisible, déroulant sans heurt le fil continu de sa retraite cossue, sans empiéter sur ma vie de locataire. Parfois, l’homme, un sexagénaire désinvolte, un rien débonnaire, doté d’une accommodante bedaine, ouvrait les volets des chambres du haut, qui donnaient sur le jardin, et me saluait, pendant que, à la petite table verte où j’avais posé un verre d’orangeade, je lisais l’un des innombrables romans que j’avais dévorés cet été-là.

     Cet été – si radieux, si paisible. Dans le jardin immense, sous le petit parasol prêté par le couple, je savourais ma récente liberté. Pour la première fois depuis que j’avais quitté la faculté, je disposais d’un appartement à moi, et non d’une chambre universitaire ouverte à tous les intrus. J’aimais sa simplicité, sa rusticité même, la table carrelée, les vieilles chaises de cuisine, qui grinçaient sur les tomettes, l’immense armoire normande dont les miroirs reflétaient mon corps nonchalant, sur les draps en désordre, quand tôt le matin une lueur diffuse éclairait la chambre. Dans la petite salle de bain, où un miroir ovale surmontait une vasque ébréchée, j’entendais les visiteurs passer sur le sentier semé de graviers, pour se rendre au fond du jardin, où les propriétaires avaient installé une tonnelle.

     Je disposais – ce dont je tirais fierté – d’un pan de terrain, juste en face de ma chambre. Les propriétaires m’avaient donné tout loisir de planter ce que je voulais, sous réserve de ne pas dépasser dix mètres. J’avais installé quelques pierres pour marquer la limite, semé des graines de myosotis, des oignons de tulipe, et planté quelques fleurs de jardin dont la maîtresse de maison m’avait fait cadeau.

     Tous les deux, les retraités « d’en haut » rivalisaient d’amabilité avec moi – m’offrant le café, faisant la conversation, m’interrogeant sur mes projets d’avenir.

     Mes projets – je n’en avais guère, maintenant que mon diplôme était en poche. Cet été-là, j’avais envie de flâner, d’aller à l’aventure, de bousculer cet être vague, informe, léthargique, cet être secret que je portais en moi-même comme un fœtus qui jamais n’aurait la chance de connaître la vie. Je voulais révolutionner cette passivité, cette insensibilité apparente, cette immobilité pathologique qui m’avaient, depuis l’adolescence, empêchée de réaliser les désirs enfouis, d’autant plus violents qu’ils étaient refoulés, cachés au plus profond de moi.

     Je voulais partir. Prendre un sac à dos et faire la route. Envoyer valser les protections, les limites, les garde-fous physiques, moraux et intellectuels, autant de sentinelles symboliques qui déterminaient mon cheminement intérieur. Mais je n’osais pas.

     Alors, je restais dans le petit jardin de location, cherchant une vie par procuration dans les livres qui, après lecture, s’accumulaient dans ma chambre, entre deux sandwiches et trois paquets de petits gâteaux.

     Pourtant quand j’avais emménagé, j’avais exulté d’avoir un appartement à moi. Même s’il n’était pas vraiment indépendant, si j’entendais, à l’étage, les propriétaires aller et venir dans leur vie de bourgeois tranquilles, j’étais heureuse d’avoir enfin une location. Heureuse surtout d’avoir pu trouver cette grande maison, avec cet immense jardin d’agrément, et de pouvoir y creuser mon petit trou singulier, certainement anecdotique, mais où je pouvais enfin m’enfouir et me cacher des regards qui déjà me pesaient.

     J’aimais m’asseoir à la grande table, le matin, et entourer mon bol de café de mes mains – j’aimais le son mat de la faïence sur les carreaux bleus. Et le gargouillis timide de l’eau dans les canalisations, car derrière la cuisine il y avait une cave, avec la chaufferie et les arrivées d’eau. J’étendais mes jambes nues sur les chaises de cuisine, et j’écoutais, par-delà la fenêtre ouverte, le chant en contrepoint des oiseaux qui picoraient sur la pelouse.

     Un jour, je dis à Marianne (c’était la propriétaire des lieux) :

     « C’est fou ce que le soleil tape. Parfois, j’ai du mal à rester dehors, même sous le parasol.
– Eh bien, dit Marianne, allez au fond sous la tonnelle.
– Non, non, je ne veux pas venir vous déranger dans votre jardin. Vous avez déjà été si gentils de me prêter un bout de terrain. »

     Ces mots – si gentils –, cette formulation… J’avais beau faire, je ne pouvais éviter de me colleter avec la petite fille sage, trop rangée, trop bien élevée, qui ne veut pas déranger. Et je me révulsais moi-même d’être à ce point conforme à cette image. Mais je persistais dans mon insupportable duplicité.

     « Vous savez ce qu’il faudrait ? Un grand arbre, un arbre fruitier. Par exemple, un cerisier. Vous n’avez pas envie d’avoir des cerises dans votre jardin ? »

     Rire bon enfant de Marianne.

     « D’ici à ce qu’il fasse des cerises, vous pouvez le planter, votre cerisier !
– C’est vrai, vous me donnez l’autorisation ?
– Absolument. Ce sera votre arbre. L’arbre de Sarah. »

     Pour je ne sais quelle obscure raison – peut-être par une obstination de sale gamine, l’envers absolu de la jeune fille bien rangée – je décidai de planter cet arbre. Ce serait mon arbre. L’arbre de Sarah.

     Au début, j’avais été surprise : la jeune pousse, en quelques jours, était sortie du sol, fragile, d’un vert tendre, d’une délicatesse inouïe. Nous étions déjà à la fin de l’été. Puis, alors que je profitais des derniers soleils, sur la chaise longue, sans rien faire d’autre que de capter les infimes frémissements de la vie au ras du sol, de jeunes feuilles sont apparues. Je n’avais aucune connaissance en jardinage – j’étais pourtant surprise, et même stupéfaite, par cette croissance démultipliée.

     Mais ce n’était rien.

     Les premières pluies sont arrivées. Le doux crépitement, sur l’herbe rase, sur les cailloux menus du sentier, qui venait jusqu’à ma porte, m’habitait. Je restais inoccupée, sur une chaise, un livre devant moi, que je ne lisais pas. Je regardais sur les journaux les petites annonces. L’idée de devoir bientôt entrer dans la vie active me déprimait. Mon diplôme récent m’ouvrait des portes, c’est vrai, mais je ne parvenais pas à me faire à l’idée d’être fonctionnelle, d’avoir un travail à temps plein, de focaliser mes désirs – si tant est que j’en eusse encore – sur une occupation si intéressante fût-elle. Non, j’avais toujours envie de partir, de voyager, d’explorer choses et personnes – mais je n’en avais pas les moyens. Mes parents, alors toujours vivants, avaient financé mes études sans compter – mais maintenant que j’étais diplômée, il ne tenait qu’à moi de subvenir à mes besoins.

     Incertaine, ballottée par le doute, je m’allongeais sur mon lit. Des livres jonchaient le sol, des paquets de gâteaux, des vêtements épars. Derrière le mur de la chambre, j’entendais la chaufferie émettre ce ronronnement obsédant, comme une bête en son sommeil. Parfois, le téléphone sonnait. Le cœur serré, le corps cloué par le vide, je ne répondais pas.

     Avec la rentrée scolaire, sont venues les premières visites : des amis, mais aussi la famille. Ma sœur, mon frère. Mes parents. Ils sont arrivés un dimanche. À contrecœur, j’étais allée au marché – un petit marché de village, où tous les gens du coin, ou peu s’en faut, se connaissaient – pour me ravitailler, et, toute la matinée, j’avais préparé le repas. Avertie, Marianne était venue m’aider. Malgré sa bonne volonté, sa présence me pesait. Je n’arrivais plus à retrouver cette spontanéité que j’avais envers le couple, quand j’étais arrivée. Sa complaisance envers moi me paraissait une forme d’intrusion. Elle s’en aperçut, et me posa des questions.

     « Que vous arrive-t-il ? Vous êtes toute renfrognée. Je ne vous reconnais plus !
– Je n’ai rien. Rien du tout. »

     C’est tout ce que j’arrivais à dire, et pourtant il me semblait que, si quelqu’un avait voulu ouvrir la vanne, chercher un peu plus loin ce que je ressentais, tout se serait déversé, toute la violence, l’avidité, la déroute, l’anxiété, et même l’angoisse – ce continent noir qui faisait de mon identité une supercherie douloureuse, me gardant prisonnière de ce jeu de dupes que je menais envers mon propre moi.

     Mes parents ont admiré, comme il se doit, mon petit « nid d’amour » – comme l’appelait mon père : la « belle cuisine », la « grande chambre » et la « jolie petite salle de bains ». Ils ont vanté la solidité de l’armoire, et surtout se sont extasiés sur le jardin.

     « Quelle vue tu as, ma chérie ! » disait ma mère.

     Après le déjeuner, nous sommes allés prendre le café dehors, à la petite table. Il y avait, près de la tonnelle, un grand portique peint en vert. Au bout de deux cordes, une petite balançoire était fixée, où j’allais parfois, l’été, m’asseoir en laissant mon corps basculer lentement, en étirant mes jambes au soleil.

     « Tu te rappelles, dans l’ancienne maison, dit ma mère. Quand tu étais petite, il y avait aussi une balançoire. Qu’est-ce que tu as pu jouer là-dessus ! »

     Mais je ne voulais pas penser à l’enfant, libre et joyeuse, sur la balançoire. Je ne voulais pas revenir en arrière. Je voulais m’extirper de ces liens, jeter la chrysalide, prendre mon envol.

     « Mais tu as planté un petit arbre ! » dit mon père.

     Marianne était venue nous rejoindre. Pour le dimanche, en obéissante fille de bons chrétiens, elle avait fait des efforts vestimentaires – en robe bleu sombre, à manches ballon, elle retrouvait quelque chose de la jeune femme élégante qu’elle avait sans doute été. Ses cheveux, roulés en chignon, lui faisaient un casque d’un blond trop clair.

     « Vous avez vu l’arbre ? dit-elle. L’arbre de Sarah. »

     Ils semblaient tous trouver cela normal. C’était déjà un arbrisseau, avec quelques feuilles – un arbrisseau ! Je les regardais avec suspicion. Ne se jouaient-ils pas de moi ? Ils avaient l’air de trouver naturel qu’une graine, plantée deux mois plus tôt, donnât déjà naissance à un petit arbre.

     « Vous aurez des cerises ! dit ma mère. Quelle chance ! Rien de plus jouissif que de manger de bonnes cerises bien mûres l’été. »

     Pourquoi parlait-elle de jouissance ? Je la regardais avec ahurissement. Ils semblaient tous complices, me tenant à l’écart du jeu qu’ils jouaient, unis par une intelligence qui ne laissait nul doute sur leur duplicité. Mais l’arbre ? Comment l’expliquer ?

     Puis l’hiver est venu. J’avais trouvé un petit boulot, par défaut, un emploi de représentant de commerce. Je vendais des méthodes d’anglais. J’avais un salaire fixe – plutôt dérisoire – et un intéressement sur les ventes effectuées. En réalité, je ne vendais presque rien, et je vivotais, cherchant toujours, dans les journaux, un emploi qui correspondrait à mon diplôme. En vain. J’avais passé quelques entretiens d’embauche – mais dès les premières remarques, je sentais que j’avais perdu la partie : trop de retenue, pas assez de fermeté, trop de distance. Les employeurs ne me sentaient pas intéressée. D’ailleurs, ils avaient raison. Je ne l’étais pas.

     Noël est venu, et avec lui, les oiseaux.

     Jusque- là, ils avaient coutume de s’éparpiller dans le jardin, à la recherche de nourriture. Mais avec l’hiver, ce fut une véritable invasion. Ils semblaient tous en vouloir à mon arbre, comme s’il recelait, dans ses quelques branches étiques, des trésors cachés. Mais quoi ? Il n’y avait rien à picorer, pas de feuilles, pas de fruits. Pourquoi s’amoncelaient-ils sur les branches, pépiant furieusement, comme pour se mettre en ordre de bataille ?

     De ma chambre, j’entendais leur vacarme – tous les sons heurtés contre une paroi de verre, derrière laquelle j’étais enfermée, tandis que les volatiles, fantômes des âmes perdues, tournoyaient autour de moi

     L’arbre désormais en était presque un – ses branches ténébreuses pénétrant les soirs d’hiver comme un ensevelissement. Cette année, il ne neigea pas. Seules des pluies silencieuses, érodant la terre, venaient verser jusque dans les rêves la pâleur versatile du ciel, et m’endormant, j’avais cette vision de terres blanches à l’infini, où ne poussait aucun arbre, où je marchais, harassée, dans mon vêtement de nuit, comme si mon rêve ne devait jamais finir.

     J’avais cessé de voir mes amis. Mes parents étaient revenus une fois, puis ma sœur. Mon père m’exhortait à prendre le plus rapidement possible un travail « sérieux », et à quitter ce « job alimentaire ». Je n’osais pas lui dire, que, pour moi, tout travail paraissait alimentaire. Que j’avais bien travaillé, oui, pour pouvoir m’insérer, comme ils disaient, dans la vie active. Mais que désormais ce travail me paraissait dérisoire – plutôt un enfouissement patient dans la matière protégée de l’illusion, pour éviter de me confronter au réel. Je revoyais avec une secrète ironie mon consciencieux bachotage, dépourvu d’enthousiasme, et peut-être même de sens. Derrière tous mes actes, toutes mes laborieuses entreprises, se tenait cette part de moi-même qui avait peur de se prendre au réel, de se perdre.

     Vint le printemps. Je ne lisais plus guère – longtemps je restais allongée, perdue dans des rêves douloureux, des espoirs vagues. Dans les miroirs de l’armoire normande, mon corps figé, abandonné, se reflétait dans toute sa vacuité – corps inutile, jeté là, improbable combinaison de cellules scellées par une volonté d’être que je n’arrivais plus à comprendre, ni même à accepter. Car j’allais déjà à la dérive, j’étais perdue.

     L’arbre au dehors était presque adulte. En un mois, une explosion silencieuse, souterraine, avait projeté sur les branches ces petites fleurs vénéneuses, d’un rose nacré, qui me semblaient grossir à vue d’œil. D’une beauté funeste, regorgeant de couleur, elles s’épanouissaient comme des cloques de cire, imperméables au soleil.

     Je n’en parlais pas, j’ignorais sa présence. Aux autres, aux propriétaires, aux amis, je n’y faisais pas la moindre allusion. Eux non plus, qui semblaient trouver normale cette croissance hallucinante. J’avais entendu, une fois, derrière la fenêtre, Marianne et son mari en parler dans le jardin. Ils n’avaient pas l’air surpris.

     « Nous aurons des cerises cet été, avait dit Marianne.
– Miam ! »

     Puis ils étaient partis sous la tonnelle, où ils avaient des invités.

     L’été revint. À nouveau je rêvais de partir, de jeter mon sac par-dessus l’épaule, de marcher sur des routes poudreuses où soufflait la brise, avec, tout au bout, le soleil ébloui. J’avais besoin de cette ligne d’horizon. Tout, ici, me paraissait borné – y compris moi-même, cet être que je supportais avec peine, toujours encombré de désirs informes et de peurs informulées.

     Mon contrat avec l’entreprise avait pris fin. J’étais sans ressources, et la nature de mon contrat ne me permettait pas de toucher le chômage. Je vivais de peu, aidée par mes parents, qui s’étaient résignés à rouvrir le portefeuille. Je leur avais promis, à la rentrée, de chercher un travail « sérieux » ou, si je n’en trouvais pas, de passer des concours. Ils s’inquiétaient, je le savais, et leur inquiétude s’insinuait en moi, se cherchait une place étroite dans l’enchevêtrement des regrets et des remords, déjà si vifs, alors que je n’avais pas vingt-cinq ans.

     Avec l’été, les oiseaux étaient revenus, envahissant l’arbre de leurs stridences et du frisson de leurs ailes. Enfoncés dans les jeunes feuilles ils se gorgeaient de cerises mûres, ensevelis dans cette orgie de chair rouge, et leur chant semblait porter les traces de cette ivresse. Ils m’épouvantaient. Je ne pouvais fermer la fenêtre, à cause de la forte chaleur, et leur vacarme pénétrait mon corps jusqu’au plus perméable de mes pores, au point que je devais mettre des boules Quies.

     Voilà un an que j’avais semé cette graine.

     Un jour, j’entendis Marianne et son mari qui venaient récolter les cerises. Ils avaient un grand panier, et le mari tenait une échelle. Sans dire un seul mot, il la déplia et commença à grimper lentement, comme s’il escaladait une paroi abrupte. Marianne tenait le panier à bout de bras, et le regardait avec une sorte d’obsession morne et fixe. Il devait être sept heures du soir. La chaleur, loin de décliner, devenait étouffante. Un ciel pâle, comme épuisé, irradiait de cette lumière violente, qui venait absorber les choses, les faisait vibrer comme des cordes de guitare.

     Le mari commença à cueillir les premières cerises. Il allait lentement, avec une sorte de recueillement. On aurait dit qu’il se livrait à une opération chirurgicale particulièrement délicate.  Se tenant au-dessous, Marianne élevait le panier, en un geste solennel, pour recueillir les fruits. Ils tombaient avec un imperceptible rebond, comme au ralenti. De loin, je les voyais grossir – une auréole rougeâtre tachait le tissu blanc qui recouvrait le panier. Je le fixais avec une étrange stupeur : il n’y avait plus qu’une masse grouillante, sanguinolente.

     Puis le mari était redescendu. Toujours silencieux, il avait ôté l’échelle, et le couple avait rebroussé chemin. L’arbre paraissait nu – un souffle d’arbre, un fantôme de ce qu’il était, dépouillé, dévasté. Mais son ombre était immense – elle avançait partout dans la chambre, elle recouvrait tout.

     Alors je m’étais tournée vers la tonnelle. De toute sa verrerie, elle scintillait au soleil. À côté d’elle, le portique, et sur la balançoire, une petite fille.

     Dans l’éblouissement doux du soleil, je la voyais se balancer. Elle portait une jupe courte et un corsage blanc. Ses cheveux blonds, très pâles, étaient retenus par un gros bandeau bleu.

     Et ce visage – oh ! ce visage… Venu d’un temps immémorial, surgi de chambres flottantes où résonnaient les voix d’enfants. De nuits où filaient les étoiles. De ciels où descendaient lentement des manèges de chevaux de bois caparaçonnés de fer. Et où la fillette, dressée sur son destrier fidèle, se haussait jusqu’au vertige, pour attraper ce pantin disloqué qui figurait le désir.

     Ébloui, son visage très blanc se renversait au soleil. Sa jupette, volant aussi, découvrait ses jambes fuselées. Elle entrouvrait la bouche, et il me semblait, quand je la regardais dans les yeux, qu’elle me souriait.

     Comme par un effet de rebond, je me mis à sursauter. Et je me levai.

     Alors la fillette bondit, et sauta sur le sol. Elle faillit se rattraper mal, et bascula. Mais elle se releva, et, courant, fonça vers le petit sentier en gravillon, où j’entendais, le matin, des pas furtifs s’éloigner vers le devant de la maison.

     Qui était-ce ?

     Je regardais l’arbre, où bruissaient, dans un mouvement si lent qu’il semblait un songe, les feuilles, protectrices des oiseaux. Je le regardais longtemps et puis j’eus un frisson. Je rentrai à l’intérieur, fermai les volets, et allumai la lumière de la cuisine.

     Cette nuit-là, je dormis très mal. Je me réveillai trois fois, à chaque fois plus absorbée par un rêve discontinu qui m’emmenait par ces routes interminables où j’errais, en pyjama, sans savoir où j’allais, guidée seulement par l’horizon inaccessible.

     En me réveillant, je m’en souvenais à peine. Mais j’étais sur le qui-vive, comme si je devais accomplir quelque chose de dangereux, de glorieux aussi, si bien que, m’interrogeant dans le reflet familier du miroir de l’armoire normande, je passais en revue toutes les tâches que j’avais à faire ce jour, sans en trouver une seule digne de mon attention.

     Des papiers. Des courses. Des rendez-vous anodins, que je pouvais remettre sans peine.

     Alors – qui m’empêchait de quitter tout ça ? Je n’avais pas de ressources – mais je vivotais bien dans mon petit deux-pièces depuis deux mois. Qui me retenait d’aller vivoter ailleurs ? La première des choses à faire, c’était de me délester du prix du loyer. Pour l’instant, payé par mes parents, il me clouait là par l’effet de la culpabilité et de la dépendance. Libérons-nous-en ! Je n’avais pas besoin de mettre les formes avec mes propriétaires. Ils me laisseraient partir sans préavis.

     Je sortis dans le jardin. L’arbre, luxuriant, éclatait dans le soleil en un feu d’artifice de feuilles et d’oiseaux. Il semblait tellement épanoui – dilaté. Je fis le tour et montais voir la propriétaire.

     Il fallait sonner à la grande porte de devant. Marianne vint m’ouvrir, une expression étrange sur les traits. Elle semblait gênée. Ou peut-être dérangée ? Elle ne se montra pas tellement surprise en apprenant que je voulais partir.

     « Vous savez, les jeunes gens que nous logeons ne restent pas tellement longtemps. Soit ils finissent leurs études, soit ils attendent de se lancer dans la vie, pour trouver un appartement plus grand. Et qui soit à eux. Je le sais bien, ce n’est pas toujours facile de cohabiter. »

     J’ignorais pourquoi elle se disculpait ainsi. Mais comme je le pensais, elle ne fit aucune difficulté pour le préavis. Je lui dis que je partais à la fin du mois.

     Au moment de la quitter, je fis une remarque bizarre – une remarque qui m’avait échappé, me prenant comme sournoisement à rebours.

     « Je ne peux pas prendre l’arbre avec moi ! Je vous le laisse !
– Quel arbre ? demanda-t-elle, assez sèchement.
– Mon arbre ! L’arbre de Sarah.
– Je ne vois pas de quel arbre vous parlez, dit-elle abruptement. Il n’y a qu’un seul arbre. Il est vieux de cinquante ans. »

     Je la regardais effarée. Pourquoi me trompait-elle ? Pourquoi me trompaient-ils tous ?

     « On ne parle pas de la même chose, dis-je, la regardant dans les yeux.
– De quoi donc ? On parle de notre arbre, le cerisier. Il est vieux de cinquante ans. Mon mari l’a planté quand nous avons emménagé. Nous étions jeunes mariés. »

     Je hochai la tête.

     « Amusez-vous bien ! me lança-t-elle, alors que je m’éloignais.

     Partir. Fermer derrière moi la porte et laisser s’évanouir les images dévoratrices de lumière. Laisser l’ombre dans son enchevêtrement de formes pénétrer davantage la chambre, jusqu’à la coloniser, la dévaster. Mais je ne serai pas à l’intérieur.

     Je rentrai essoufflée dans l’appartement hostile. Les oiseaux stridulaient, dans un vacarme continu, insupportable. Je rassemblai quelques affaires, ma brosse à dents, je me fis un sandwich.

     J’allais prendre le train et partir vers le sud.

  Au-dessus de moi, j’entendais Marianne secouer les draps, et les oiseaux, surexcités par cette agitation, redoubler leur concert.

     Je pris mon sac et fermai la porte.

   Dehors, dans un tremblement de lumière, la balançoire se mit à osciller. Un souffle improbable, venu de nulle part, la souleva.

     La jupe claqua dans le vent libérateur.

Laurence Chaudouët

Pour lire notre entretien avec Laurence Chaudouët, veuillez passer à la page suivante.

6 Comments

  1. Tout ce que je peux vous dire de ce récit, c’est que j’ai passé un agréable moment d’évasion avec un style d’écriture riche et raffiné.

  2. Je suis le travail de Laurence depuis des années. nous sommes plusieurs à être éblouis par sa poésie. C’est une auteure à part. Merci de nous proposer des auteurs de choix.

    1. Merci de votre lecture et de votre commentaire. Bien d’accord avec votre appréciation concernant Laurence Chaudouët. Il y a quelque chose, chez elle, du moins dans sa prose, qui me rappelle Maurice Maeterlinck : dans la force émotionnelle atteinte par le biais de phrases en elles-mêmes, généralement, économes de moyens.

Leave a Comment

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *