N°20 – La petite papetière

François Coppée (1842 – 1908)

     Combien de rues, d’avenues François Coppée en France ? On trouve même à ce nom un restaurant, à Paris, boulevard Montparnasse, et encore une école élémentaire dans le quinzième arrondissement. Mais qui lit encore son œuvre, combien savent même qu’il fut poète parnassien ? Nous sommes en mai, pour quelques heures encore ; voulez-vous quelques vers qu’il consacra à ce joli mois ?

En vain le soleil a souri ;
Au printemps je ferme ma porte
Et veux seulement qu’on m’apporte
Un rameau de lilas fleuri ;

Car l’amour dont mon âme est pleine
Retrouve, parmi ses douleurs,
Ton regard dans ces chères fleurs
Et dans leur parfum ton haleine.

     Cela vous paraît désuet ? charmant ? les deux à la fois, peut-être ! Mais sachez que François Coppée fut un des écrivains les plus célébrés de son temps ; que ses poèmes, son théâtre, rencontraient le plus beau, peut-être, des succès : le succès populaire ; qu’il fut élu à l’Académie française en 1884 ; qu’il eut quelque tendresse pour la Commune, à laquelle il consacra une pièce et un roman ; qu’il fut, hélas, antidreyfusard.

   Cinq recueils de nouvelles parsèment son œuvre. On y rencontre une bonne plume de conteur sentimental, quelque peu mélodramatique, moraliste à ses heures. Lors même que son récit est gai, il ne peut s’empêcher d’attendrir dans les chaumières, et il faut, pour le lire, se munir d’un petit mouchoir brodé, parfumé d’eau de rose.

     La petite papetière a paru en 1894 dans un recueil intitulé Contes tout simples. Témoignage d’un monde disparu, cette histoire nous touche encore par la justesse de l’esquisse psychologique. Il s’y croise des caractères passionnés, mais dont les passions, c’est là le drame, ne se rencontrent point, trop différentes qu’elles sont par leur objet, leur nature, leur rythme et leur intensité.

Lucienne Jarnou

 

LA PETITE PAPETIÈRE

 

     Dans le faubourg, – une rue assourdissante, populeuse, où, du matin au soir, les vitres tremblaient au fracas des camions et des omnibus, – tout le monde connaissait, estimait et respectait la petite papetière. Et l’on avait bien raison ; car il ne se pouvait rien voir de plus gentil que cette blondinette en robe noire bien ajustée, dans sa boutique si proprement tenue, quand elle pliait lestement les journaux du soir qui sentaient bon l’imprimerie toute fraîche. Je dis blondinette, je devrais plutôt dire roussotte ; car la chevelure, trop abondante pour être toujours bien peignée, tirait sur le cuivre, et, dans le joli et régulier visage, dont quelques taches de son piquaient le teint rose, deux yeux charmants étincelaient, couleur de noisette.

     Accorte, complaisante, aimable, comme il faut l’être dans le commerce, mais pas effrontée pour un liard, avec, dans toute sa personne, ce je ne sais quoi de décent, c’était vraiment là un amour de petite papetière. Si vous aviez demeuré dans le quartier, je suis sûr que, tous les matins, en allant à votre atelier ou à votre bureau, vous vous seriez détourné de votre chemin afin d’acheter votre journal chez elle plutôt qu’ailleurs. Ils n’y manquaient pas, les jolis-cœurs, vous savez, les commis de magasin, les miroirs à farceuses, qui logent le diable dans leur porte-monnaie et ont, quand même, une cravate fraîche. Mais pas de danger que personne se risquât à dire un mot plus haut que l’autre à la jeune personne. Elle avait l’air bien trop comme il faut. Et puis le papa était toujours là, au fond, derrière le comptoir, le papa à demi paralytique, les mains un peu tremblantes, ayant, avec ses favoris blancs, son bonnet grec et son gilet de tricot, l’air confortable d’un concierge de maison à ascenseur.

     On savait, dans le faubourg, que le pauvre vieux, qui avait été autrefois garçon de recette chez un banquier et qui, depuis son attaque, ne recevait qu’un secours insuffisant de son ancien patron, aurait dû aller à l’hospice, sans sa brave et laborieuse fille. C’était elle qui le faisait vivre, qui le soignait tendrement, qui l’établissait, chaque matin, dans son fauteuil, avec du linge blanc, net comme torchette, et qui entretenait chez lui l’illusion d’être un bourgeois, un homme établi. Car, bien qu’elle fît tout à la maison, elle répétait aux voisines : « Si vous saviez combien papa m’aide !… comme il m’est utile ! » La vérité, c’est que, les trois quarts du temps, il tournait ses pouces.

     Mais lorsque entraient des clients pas pressés, des gamins de l’école demandant un sou de plumes de fer, ou la rôtisseuse d’en face, une bavarde à qui il fallait vingt minutes pour choisir un agenda, la petite papetière les faisait servir par le bonhomme, qui s’en acquittait lentement, maladroitement, en s’appuyant aux meubles. Et, pour qu’il ne soupçonnât pas alors la ruse délicate, sa fille feignait d’être très occupée et disait à la pratique : « Vous voyez, sans papa, je ne m’en tirerais pas… aujourd’hui surtout que j’ai à classer tous mes bouillons de la semaine, pour les hebdomadaires. »

     Vous pensez bien qu’une adorable petite papetière comme celle-là, qui avait atteint ses vingt ans aux dernières giroflées, n’aurait pas eu de peine à trouver un amoureux ; et, bien entendu, pour le bon motif. Mais voilà. Elle était trop fine, trop « demoiselle », pour se contenter du monde, assez vulgaire, du faubourg. Un garçon étalier, qui lui achetait, tous les jours, la Lanterne, fit sa demande et fut éconduit. C’était pourtant un gars superbe, ayant du bien chez lui et qui songeait à s’établir ; mais son tablier souillé de sang fit horreur à la fillette, habituée à ne manier que de menus objets très propres, et qui éprouvait un plaisir instinctif à toucher du papier blanc.

     Elle découragea aussi, mais avec douceur et sans avoir l’air d’y toucher, l’amour timide et respectueux dont brûlait pour elle le fils de l’épicier du numéro 24.

     Il s’appelait Anatole, et, malgré son nez retroussé et son air nicodème, il était plein d’imagination, il ne rêvait que d’explorations lointaines et d’héroïques aventures. Tous les huit jours, il venait à la papeterie prendre le Journal des Voyages, à cause des truculentes images qui représentaient le combat d’un lion et d’un rhinocéros, ou bien un serpent boa absorbant, en pleine forêt vierge, un gentleman vêtu de coutil, avec son casque de liège, ses bottes et sa carabine à deux coups. En acquérant un « Repas d’anthropophages », il fut foudroyé d’amour par la jolie papetière. Mais elle ne répondit point à sa flamme, comme on dit dans les opéras, ne parut même pas s’en apercevoir, et le triste Anatole dut se borner à l’admirer silencieusement, quand elle lui donnait, le samedi matin, une « Chasse aux morses sur une banquise » ou un « Sacrifice humain au Congo ».

      Donc, le cœur de l’aimable fille n’avait pas encore parlé, lorsque, un matin, elle vit entrer dans sa boutique, pour y prendre une feuille à cinq centimes, un grand et maigre garçon, aux cheveux incultes, tout de noir vêtu, très râpé, l’air un peu braque, mais avec des yeux de diamant noir et le sourire d’un jeune dieu.

     Et la petite papetière eut le pressentiment soudain qu’elle allait être très malheureuse.

     Il revint chaque jour, jetant un sou et un regard à la pauvre fille. Mais elle sentait bien qu’il la regardait sans la voir.

     Elle voulut savoir qui il était, et elle apprit, par la fruitière, qu’il habitait dans une mansarde, au sixième étage d’une maison des environs, d’une maison tranquille, où l’on refusait les enfants, les chiens et les pianos. Elle sut, en outre, qu’il venait de recevoir congé, attendu qu’il passait une partie de ses nuits à se promener de long en large en hurlant des vers, en sa qualité de poète dramatique, et que désormais le propriétaire était décidé à introduire dans tous ses baux, comme cas rédhibitoire, l’exercice de cette profession, la considérant comme aussi funeste pour un immeuble que les états à marteaux.

     Jusque-là, disons-le, la petite papetière s’était peu intéressée à la littérature. Les confiseurs ont horreur des sucreries ; les marchands de journaux n’en lisent aucun. Mais, dès qu’elle fut amoureuse, elle parcourut les feuilles, dans l’espoir d’y trouver le nom de cet homme aux yeux de flamme, qui entrait tous les jours dans sa boutique, sans qu’elle pût jamais obtenir de lui autre chose qu’un sourire de politesse, de ce beau dédaigneux, qui lui avait si profondément troublé le cœur.

     Et elle le trouva, ce nom, elle le retrouva, chaque matin, à la fin de bien des pages qui lui firent de la peine, car le poète publiait alors obscurément, dans un journal peu répandu, un roman-feuilleton, où ce pauvre diable qui logeait au premier en descendant du ciel, et dont la redingote montrait la corde, ne parlait, tout naturellement, que de courtisanes folles de luxe et de duchesses à trente quartiers.

     Et, chaque fois qu’il entrait dans la boutique pour acheter son journal d’un sou, la pauvre fille était maintenant encore plus malheureuse et n’osait même plus souhaiter qu’il fît attention à elle, dans la crainte d’être méprisée.

     Cela dura des mois, de longs mois. Car le poète logeait toujours dans le quartier. Il avait trouvé, au fond d’un jardin, un réduit d’où on ne l’entendait pas vociférer ; et le nouveau propriétaire le tolérait là, à peu près comme il eût permis à son autre locataire, le marchand de vin, de laisser jouer du cor de chasse dans sa cave. Cela dura de longs mois, plus d’une année, pendant laquelle la romanesque petite papetière rêva beaucoup, soupira souvent, et même pleura quelquefois sur son oreiller.

     Puis le poète déménagea, ne revint plus. Elle en eut un gros chagrin et ne le dit à personne. Du temps passa encore. Elle se consola un peu. Son père, qui sentait venir sa fin, lui conseillait de se marier. Mais aucun homme ne lui plaisait. Le vieillard mourut. Elle resta toute seule, avec sa tristesse, et, comme certaines blondes à peau très fine, se fana de bonne heure, eut assez vite presque l’air d’une petite vieille.

     Enfin, un jour, – oh ! plus de douze ans s’étaient écoulés, – elle apprit, par les journaux, que son client d’autrefois venait de faire représenter, avec éclat, un grand drame en vers au Théâtre-Français, qu’il était désormais riche et célèbre. Et elle en fut comblée de joie, dans son bon cœur.

    L’Illustration publia le portrait du triomphateur, rajeuni par le succès, beau comme jadis, superbe. Elle contempla la gravure avec mélancolie et elle venait de le suspendre, non sans un peu d’orgueil intime, à son étalage, lorsqu’elle vit arriver son ex-admirateur, Anatole, qui n’avait point fait le tour du monde et était devenu tout simplement, par droit de succession, l’épicier du numéro 24. Aujourd’hui, marié et père de famille, l’homme au nez retroussé ne se souvenait plus de sa passion pour la petite papetière et ne venait plus chez elle que pour acheter le Journal des Voyages, car il avait conservé son ancien goût.

     Elle eut l’espoir que l’épicier remarquerait le portrait de l’Illustration, qu’il aurait entendu parler du drame applaudi, de l’auteur fameux en un jour, qu’elle pourrait rappeler à Anatole que cet auteur avait été leur voisin, dans le temps, qu’il venait chaque matin prendre un journal chez elle… Et, tout en causant, – oui, maintenant qu’elle était presque une vieille femme, – eh bien ! elle aimerait à confier à ce témoin de sa jeunesse enfuie que le glorieux poète l’avait rendue rêveuse autrefois et lui avait inspiré un sentiment. Et cet aveu serait pour elle une grande douceur.

  Mais le maniaque Anatole, entré brusquement dans la boutique, prit silencieusement son journal – dont la première page représentait, ce jour-là, le shah de Perse faisant empaler son conseil des ministres – et, jetant deux sous sur le comptoir et un bref bonjour à la marchande, il s’en alla.

    Alors la petite papetière poussa un gros soupir ; et personne n’a jamais su son secret.

François Coppée

Leave a Comment

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *