N°20 – La petite papetière

François Coppée (1842 – 1908)

     Combien de rues, d’avenues François Coppée en France ? On trouve même à ce nom un restaurant, à Paris, boulevard Montparnasse, et encore une école élémentaire dans le quinzième arrondissement. Mais qui lit encore son œuvre, combien savent même qu’il fut poète parnassien ? Nous sommes en mai, pour quelques heures encore ; voulez-vous quelques vers qu’il consacra à ce joli mois ?

En vain le soleil a souri ;
Au printemps je ferme ma porte
Et veux seulement qu’on m’apporte
Un rameau de lilas fleuri ;

Car l’amour dont mon âme est pleine
Retrouve, parmi ses douleurs,
Ton regard dans ces chères fleurs
Et dans leur parfum ton haleine.

     Cela vous paraît désuet ? charmant ? les deux à la fois, peut-être ! Mais sachez que François Coppée fut un des écrivains les plus célébrés de son temps ; que ses poèmes, son théâtre, rencontraient le plus beau, peut-être, des succès : le succès populaire ; qu’il fut élu à l’Académie française en 1884 ; qu’il eut quelque tendresse pour la Commune, à laquelle il consacra une pièce et un roman ; qu’il fut, hélas, antidreyfusard.

   Cinq recueils de nouvelles parsèment son œuvre. On y rencontre une bonne plume de conteur sentimental, quelque peu mélodramatique, moraliste à ses heures. Lors même que son récit est gai, il ne peut s’empêcher d’attendrir dans les chaumières, et il faut, pour le lire, se munir d’un petit mouchoir brodé, parfumé d’eau de rose.

     La petite papetière a paru en 1894 dans un recueil intitulé Contes tout simples. Témoignage d’un monde disparu, cette histoire nous touche encore par la justesse de l’esquisse psychologique. Il s’y croise des caractères passionnés, mais dont les passions, c’est là le drame, ne se rencontrent point, trop différentes qu’elles sont par leur objet, leur nature, leur rythme et leur intensité.

Lucienne Jarnou

 

LA PETITE PAPETIÈRE

 

     Dans le faubourg, – une rue assourdissante, populeuse, où, du matin au soir, les vitres tremblaient au fracas des camions et des omnibus, – tout le monde connaissait, estimait et respectait la petite papetière. Et l’on avait bien raison ; car il ne se pouvait rien voir de plus gentil que cette blondinette en robe noire bien ajustée, dans sa boutique si proprement tenue, quand elle pliait lestement les journaux du soir qui sentaient bon l’imprimerie toute fraîche. Je dis blondinette, je devrais plutôt dire roussotte ; car la chevelure, trop abondante pour être toujours bien peignée, tirait sur le cuivre, et, dans le joli et régulier visage, dont quelques taches de son piquaient le teint rose, deux yeux charmants étincelaient, couleur de noisette.

     Accorte, complaisante, aimable, comme il faut l’être dans le commerce, mais pas effrontée pour un liard, avec, dans toute sa personne, ce je ne sais quoi de décent, c’était vraiment là un amour de petite papetière. Si vous aviez demeuré dans le quartier, je suis sûr que, tous les matins, en allant à votre atelier ou à votre bureau, vous vous seriez détourné de votre chemin afin d’acheter votre journal chez elle plutôt qu’ailleurs. Ils n’y manquaient pas, les jolis-cœurs, vous savez, les commis de magasin, les miroirs à farceuses, qui logent le diable dans leur porte-monnaie et ont, quand même, une cravate fraîche. Mais pas de danger que personne se risquât à dire un mot plus haut que l’autre à la jeune personne. Elle avait l’air bien trop comme il faut. Et puis le papa était toujours là, au fond, derrière le comptoir, le papa à demi paralytique, les mains un peu tremblantes, ayant, avec ses favoris blancs, son bonnet grec et son gilet de tricot, l’air confortable d’un concierge de maison à ascenseur.

     On savait, dans le faubourg, que le pauvre vieux, qui avait été autrefois garçon de recette chez un banquier et qui, depuis son attaque, ne recevait qu’un secours insuffisant de son ancien patron, aurait dû aller à l’hospice, sans sa brave et laborieuse fille. C’était elle qui le faisait vivre, qui le soignait tendrement, qui l’établissait, chaque matin, dans son fauteuil, avec du linge blanc, net comme torchette, et qui entretenait chez lui l’illusion d’être un bourgeois, un homme établi. Car, bien qu’elle fît tout à la maison, elle répétait aux voisines : « Si vous saviez combien papa m’aide !… comme il m’est utile ! » La vérité, c’est que, les trois quarts du temps, il tournait ses pouces.

     Mais lorsque entraient des clients pas pressés, des gamins de l’école demandant un sou de plumes de fer, ou la rôtisseuse d’en face, une bavarde à qui il fallait vingt minutes pour choisir un agenda, la petite papetière les faisait servir par le bonhomme, qui s’en acquittait lentement, maladroitement, en s’appuyant aux meubles. Et, pour qu’il ne soupçonnât pas alors la ruse délicate, sa fille feignait d’être très occupée et disait à la pratique : « Vous voyez, sans papa, je ne m’en tirerais pas… aujourd’hui surtout que j’ai à classer tous mes bouillons de la semaine, pour les hebdomadaires. »

     Vous pensez bien qu’une adorable petite papetière comme celle-là, qui avait atteint ses vingt ans aux dernières giroflées, n’aurait pas eu de peine à trouver un amoureux ; et, bien entendu, pour le bon motif. Mais voilà. Elle était trop fine, trop « demoiselle », pour se contenter du monde, assez vulgaire, du faubourg. Un garçon étalier, qui lui achetait, tous les jours, la Lanterne, fit sa demande et fut éconduit. C’était pourtant un gars superbe, ayant du bien chez lui et qui songeait à s’établir ; mais son tablier souillé de sang fit horreur à la fillette, habituée à ne manier que de menus objets très propres, et qui éprouvait un plaisir instinctif à toucher du papier blanc.

     Elle découragea aussi, mais avec douceur et sans avoir l’air d’y toucher, l’amour timide et respectueux dont brûlait pour elle le fils de l’épicier du numéro 24.

     Il s’appelait Anatole, et, malgré son nez retroussé et son air nicodème, il était plein d’imagination, il ne rêvait que d’explorations lointaines et d’héroïques aventures. Tous les huit jours, il venait à la papeterie prendre le Journal des Voyages, à cause des truculentes images qui représentaient le combat d’un lion et d’un rhinocéros, ou bien un serpent boa absorbant, en pleine forêt vierge, un gentleman vêtu de coutil, avec son casque de liège, ses bottes et sa carabine à deux coups. En acquérant un « Repas d’anthropophages », il fut foudroyé d’amour par la jolie papetière. Mais elle ne répondit point à sa flamme, comme on dit dans les opéras, ne parut même pas s’en apercevoir, et le triste Anatole dut se borner à l’admirer silencieusement, quand elle lui donnait, le samedi matin, une « Chasse aux morses sur une banquise » ou un « Sacrifice humain au Congo ».

      Donc, le cœur de l’aimable fille n’avait pas encore parlé, lorsque, un matin, elle vit entrer dans sa boutique, pour y prendre une feuille à cinq centimes, un grand et maigre garçon, aux cheveux incultes, tout de noir vêtu, très râpé, l’air un peu braque, mais avec des yeux de diamant noir et le sourire d’un jeune dieu.

     Et la petite papetière eut le pressentiment soudain qu’elle allait être très malheureuse.

     Il revint chaque jour, jetant un sou et un regard à la pauvre fille. Mais elle sentait bien qu’il la regardait sans la voir.

     Elle voulut savoir qui il était, et elle apprit, par la fruitière, qu’il habitait dans une mansarde, au sixième étage d’une maison des environs, d’une maison tranquille, où l’on refusait les enfants, les chiens et les pianos. Elle sut, en outre, qu’il venait de recevoir congé, attendu qu’il passait une partie de ses nuits à se promener de long en large en hurlant des vers, en sa qualité de poète dramatique, et que désormais le propriétaire était décidé à introduire dans tous ses baux, comme cas rédhibitoire, l’exercice de cette profession, la considérant comme aussi funeste pour un immeuble que les états à marteaux.

     Jusque-là, disons-le, la petite papetière s’était peu intéressée à la littérature. Les confiseurs ont horreur des sucreries ; les marchands de journaux n’en lisent aucun. Mais, dès qu’elle fut amoureuse, elle parcourut les feuilles, dans l’espoir d’y trouver le nom de cet homme aux yeux de flamme, qui entrait tous les jours dans sa boutique, sans qu’elle pût jamais obtenir de lui autre chose qu’un sourire de politesse, de ce beau dédaigneux, qui lui avait si profondément troublé le cœur.

     Et elle le trouva, ce nom, elle le retrouva, chaque matin, à la fin de bien des pages qui lui firent de la peine, car le poète publiait alors obscurément, dans un journal peu répandu, un roman-feuilleton, où ce pauvre diable qui logeait au premier en descendant du ciel, et dont la redingote montrait la corde, ne parlait, tout naturellement, que de courtisanes folles de luxe et de duchesses à trente quartiers.

     Et, chaque fois qu’il entrait dans la boutique pour acheter son journal d’un sou, la pauvre fille était maintenant encore plus malheureuse et n’osait même plus souhaiter qu’il fît attention à elle, dans la crainte d’être méprisée.

     Cela dura des mois, de longs mois. Car le poète logeait toujours dans le quartier. Il avait trouvé, au fond d’un jardin, un réduit d’où on ne l’entendait pas vociférer ; et le nouveau propriétaire le tolérait là, à peu près comme il eût permis à son autre locataire, le marchand de vin, de laisser jouer du cor de chasse dans sa cave. Cela dura de longs mois, plus d’une année, pendant laquelle la romanesque petite papetière rêva beaucoup, soupira souvent, et même pleura quelquefois sur son oreiller.

     Puis le poète déménagea, ne revint plus. Elle en eut un gros chagrin et ne le dit à personne. Du temps passa encore. Elle se consola un peu. Son père, qui sentait venir sa fin, lui conseillait de se marier. Mais aucun homme ne lui plaisait. Le vieillard mourut. Elle resta toute seule, avec sa tristesse, et, comme certaines blondes à peau très fine, se fana de bonne heure, eut assez vite presque l’air d’une petite vieille.

     Enfin, un jour, – oh ! plus de douze ans s’étaient écoulés, – elle apprit, par les journaux, que son client d’autrefois venait de faire représenter, avec éclat, un grand drame en vers au Théâtre-Français, qu’il était désormais riche et célèbre. Et elle en fut comblée de joie, dans son bon cœur.

    L’Illustration publia le portrait du triomphateur, rajeuni par le succès, beau comme jadis, superbe. Elle contempla la gravure avec mélancolie et elle venait de le suspendre, non sans un peu d’orgueil intime, à son étalage, lorsqu’elle vit arriver son ex-admirateur, Anatole, qui n’avait point fait le tour du monde et était devenu tout simplement, par droit de succession, l’épicier du numéro 24. Aujourd’hui, marié et père de famille, l’homme au nez retroussé ne se souvenait plus de sa passion pour la petite papetière et ne venait plus chez elle que pour acheter le Journal des Voyages, car il avait conservé son ancien goût.

     Elle eut l’espoir que l’épicier remarquerait le portrait de l’Illustration, qu’il aurait entendu parler du drame applaudi, de l’auteur fameux en un jour, qu’elle pourrait rappeler à Anatole que cet auteur avait été leur voisin, dans le temps, qu’il venait chaque matin prendre un journal chez elle… Et, tout en causant, – oui, maintenant qu’elle était presque une vieille femme, – eh bien ! elle aimerait à confier à ce témoin de sa jeunesse enfuie que le glorieux poète l’avait rendue rêveuse autrefois et lui avait inspiré un sentiment. Et cet aveu serait pour elle une grande douceur.

  Mais le maniaque Anatole, entré brusquement dans la boutique, prit silencieusement son journal – dont la première page représentait, ce jour-là, le shah de Perse faisant empaler son conseil des ministres – et, jetant deux sous sur le comptoir et un bref bonjour à la marchande, il s’en alla.

    Alors la petite papetière poussa un gros soupir ; et personne n’a jamais su son secret.

François Coppée

N°19 – La Galette

Louis-Gabriel Montoya

     Nous retrouvons aujourd’hui un écrivain « maison », qui n’avait pas écrit de nouvelles depuis quelques mois, occupé qu’il est à composer son premier roman. Pourquoi avoir interrompu cet opus magnum pour retourner à la petite forme ? « Parce que, ma chère Fantine, vous me disiez manquer de texte pour cette fois » répond le brave Montoya, toujours prêt à offrir ses bons offices littéraires.

     Et pourquoi donc une galette ? Là encore, laissons parler l’auteur : « Il me fallait écrire, vite, une histoire ; et comme j’étais tout entier plongé dans une autre – l’action de mon roman en cours –, je ne savais où puiser une idée. La nouvelle de Maupassant, Les Rois, m’est alors revenue à l’esprit, et je me suis proposé de fabriquer, très artificiellement, une nouvelle histoire à partir de celle-là, en écrivant, phrase par phrase, le contraire de ce que disait cet admirable modèle. C’est ainsi qu’au lieu de : « Ah ! (…) je crois bien que je me le rappelle, ce souper des Rois, pendant la guerre ! », j’ai écrit, sans savoir le moins du monde où me mènerait ce début : « Ah ! j’imagine ce que pourraient être nos petits déjeuners, ma tendre amie, quand nous serons réunis ! » Au lieu d’un passé, un futur, au lieu d’un souper, un petit déjeuner, et de la tendresse au lieu de guerre, c’est ma foi une entrée en matière comme une autre. Mais alors que j’avais follement projeté de continuer ce procédé tout au long du récit, ce modeste matériau initial me requit, exigea que l’on s’occupât de lui. Cette phrase fit naître la suivante, et ainsi de suite… après quatre paragraphes, j’avais toute l’histoire en tête. Encore y trouve-t-on quelques références aux Rois de Maupassant, que le lecteur s’amusera, peut-être, à relever. »

     Mais n’y a-t-il pas, dans cette histoire, une autre source d’inspiration ? « Vous voyez juste, Fantine : je me suis souvenu d’Owen Wingrave, d’Henry James, de l’accusation de lâcheté portée par la jeune Kate contre le héros, et de l’acte de bravoure que celui-ci se sent obligé d’accomplir, pour la contredire. Mon Gaël Monsagnac est, en quelque sorte, un moderne Owen, mais c’est au-devant d’un ministre, et non d’un spectre, qu’il s’élance – ce qui n’est pas toujours mieux. »

     Certains, peut-être, seront-ils choqués par le cynisme du finale ? « Je n’ai pas su résister à cette fantaisie, quelque peu gauloise, et dont l’évidence s’imposait à ma plume. Peut-être y trouvera-t-on l’idée diffuse que telle est la nature profonde de l’homme ; peut-être n’y verra-t-on d’autre message que le goût de la farce. »

Fantine Briochard

 

LA GALETTE

À Bechara El-Khoury

     « Ah ! j’imagine ce que pourraient être nos petits déjeuners, ma tendre amie, quand nous serons réunis ! Ils seront royaux, par ta seule présence. Tous les ors de la République en terre étrangère, qui ne sont pas les moins luisants, pâliront devant l’or de ta chevelure. Oui, l’or naturel et vainqueur d’une reine éteint celui qu’à grand peine et à grands frais nos élus s’emploient, depuis deux siècles, à faire briller. Ma Restauration, c’est toi. »

     Gaël Monsagnac écrivait à sa maîtresse Florine Condeyras, un matin de juin 2006, tout en déjeunant, dans son lit, d’une vaste tartine beurrée, qu’il trempait, défiant les conventions, dans un bol de café au lait ; et le beurre, subitement chauffé par le breuvage, fondait, s’y échappait en petits filaments dorés.

     « Peste soit du Quai d’Orsay qui m’envoya à Ulan-Bator, où je m’ennuie, de toi et de tout. Les jours, pourtant, sont remplis à ras-bord : de réunions chez l’ambassadeur en cocktails à  l’Institut culturel français, d’une conférence qu’il donne à un article qu’il gribouille, d’une leçon de français qu’il organise à la rencontre de quelque officiel mongol, l’attaché culturel a peu de temps à mettre, dans son agenda, à la colonne Rêverie. Mais cette colonne imaginaire chapeaute et envahit toutes les autres. Je suis donc un diplomate rêveur, un orateur, un fonctionnaire, un rédacteur encore et toujours rêveur.

     « Et mes rêves, c’est vers toi, Florine, qu’ils vont. Ce matin, le goût du beurre que j’ingurgite me rappelle celui de l’immense galette qui fut servie chez l’ami Cascarimy, il y a cinq mois maintenant, lors de notre première rencontre. Ce dîner avait bien mal commencé : en tendant le bras pour saisir la cruche d’eau, j’avais laissé tremper la manche de ma veste dans la saucière à mayonnaise. Fugaku Onishi, le compositeur, me signala discrètement cet impair, l’index mollement pointé vers ma manche, le sourire enchanté. Alors je regardai ma manche, puis je le regardai lui d’un air qui voulait exprimer plus de gratitude que de confusion ; il fit un petit signe de la tête en riant, d’un de ces charmants rires nippons qui dédramatisent les ridicules d’autrui, et je fis en retour ce même petit signe de la tête en riant du même rire. Te souviens-tu de cela, toi qui prétends ne pas avoir la mémoire des anecdotes ? Te rappelles-tu au moins l’étrange façon dont tu me cherchas querelle, ce soir-là, sur la politique, quand il fut dit que je travaillais aux Affaires étrangères ? »

     À ce point de sa lettre, Gaël Monsagnac cessa d’écrire, et ses yeux quittèrent l’écran de son ordinateur portable pour errer au plafond. Se remémorer son aventure, c’était une manière de se relier à son amie, d’enjamber les milliers de kilomètres qui le séparaient de Paris, pour retrouver son adorable petite tête blonde, son mince corps enveloppé dans une robe vichy bleu ciel, parfumée d’ylang, de rose et de musc, dans un ensemble beige de chez Courrèges, ou simplement dépouillé de tout ornement pour se donner à lui avec passion. Lentement, sans lassitude, avec un plaisir toujours égal, il revit en pensée le dîner de leur première rencontre.

     Ce soir-là, on tirait les Rois chez Pierre Cascarimy, son camarade de lycée, devenu en quelques années l’un des principaux collectionneurs de tableaux que comptait Paris. Après un solide repas, auquel onze convives firent justement honneur, car la chère était délectable, fut présentée à la petite société, au milieu d’exclamations admiratives, une galette comme on n’en avait jamais vu, préparée tout exprès par le grand pâtissier Gendron, brillante de croûte, craquante de pâte, incomparable par la tendresse de sa frangipane et de dimensions jamais atteintes. Il se trouva que Gaël eut la chance de tomber sur la fève – la chance ou, par certain côté, la malchance, car il fut mis dans la rude nécessité de se choisir une reine. Il ne connaissait pas Florine depuis plus de deux heures, et quoiqu’il eût une folle envie de la prendre pour reine, de ceindre son front d’une couronne de papier, puis de l’enlever aux yeux de tous et de disparaître avec elle pour toujours, il estima, en diplomate et en homme du monde, que le seul choix possible était celui de Madeleine M., en raison de leur vieille amitié, et parce qu’elle était l’aînée des quatre célibataires présentes.

     Florine Condeyras prit-elle ombrage de n’avoir pas été choisie ? C’est ce qu’il crut d’abord, lorsqu’il l’entendit incriminer vertement son métier… mais il avait renoncé dès longtemps à comprendre quelles motivations animent les femmes dans ce qu’elles disent ou ce qu’elles font.

     – Et vous, Monsieur, à quoi passez-vous vos journées ? avait-elle demandé tout soudain.

     – Je suis diplomate, en charge de questions culturelles.

    – Ça ne m’étonne pas ! Depuis le début de ce dîner, vous échangez bon nombre de paroles avec nous tous, vous nous faites parler de sujets très divers, vous sondez nos opinions, mais il est impossible de connaître la vôtre sur quelque sujet que ce soit.

    – Interrogez-moi sur mes idées, et je vous répondrai du mieux que je pourrai, c’est promis !

    – Vous arrive-t-il d’être en désaccord avec la position du gouvernement, telle que votre fonction vous oblige à la défendre ? Eh bien ? vous gardez le silence… Je crois qu’un peu de sincérité s’impose, puisque la présente réunion n’a rien d’officiel : peut-être reconnaîtrez-vous que la raison d’Etat, cent fois par jour, vous contraint de taire toute objection morale. Et cette tendance vous retient de suivre votre instinct dans la vie. Toujours il vous faut penser à ce que dictent la bienséance, l’intérêt supérieur de la nation, ou plus fréquemment l’intérêt médiocre de l’exécutif en place.

     Gaël Monsagnac sourit à cette algarade et répondit tranquillement :

     – Mais la raison d’Etat n’est pas toujours une totale déraison. Il arrive même, par hasard, qu’elle s’accorde avec la morale.

   – Il y a autre chose que je reproche à votre corporation, comme à celle des politiciens, reprit Florine : la tendance à ne jamais dire les choses de façon directe. Toutes ces circonvolutions blessent la vérité ; parler de discussion franche pour évoquer un profond désaccord, de flexibilité du travail pour cacher pudiquement la croissante précarité de l’emploi, de loi du marché quand la loi véritable et cruelle est celle du profit… tous ces euphémismes, toutes ces rondeurs vous habituent, à votre corps défendant, à vivre dans la compagnie du mensonge.

   – Je vous trouve… très franche, Mademoiselle, et votre opinion m’intéresse beaucoup !

    – Tenez ! N’y a-t-il pas un dossier, qui ressortirait à votre domaine, et dans lequel la position de la France heurterait votre conscience ?

    – Voyons… Si j’étais certain que cette conversation restât secrète, je dirais qu’il en existe plusieurs. L’absence d’Israël à l’Organisation Internationale de la Francophonie, par exemple, alors que ce pays compte une plus grande proportion de francophones que certains autres, pourtant membres, comme le Laos ou l’Égypte. Mais vous savez, nous ne pouvons pas faire grand-chose : la France, quoiqu’elle soutienne cette candidature, n’est pas seule à décider…

    – Eh bien, si vous avez du courage, téléphonez donc à votre ministre pour lui signaler votre préoccupation.

   – Comment, maintenant ? Mais vous n’y pensez pas ! Je n’appelle pas mon ministre à dix heures du soir, moi ! À moins d’avoir affaire à un incident majeur par son importance et par son urgence…

    – Et pourquoi pas ? Dites-lui que cela vous est cher, que vous en faites une affaire de principe, et que la France devrait, à vos yeux, peser de tout son poids pour remettre à l’ordre du jour la question.

     Alors le jeune Monsagnac fut pris d’un coup de folie. Il voyait bien que le défi lancé par sa belle voisine avait pour but de le séduire ; et lui, qui ne désirait rien d’autre que de la conquérir, se souvint des romans de chevalerie, de ces héros de jadis, prêts à braver tous les dangers pour servir leur dulcinée. Il s’empara donc de son téléphone cellulaire, et l’assemblée médusée l’entendit demander, d’une voix pleine d’autorité, le ministre Douste-Blazy.

     – Monsieur le ministre, pardonnez-moi de vous solliciter à une heure si tardive, mais il s’agit d’une question de première importance. Je me nomme Monsagnac, je suis au Quai d’Orsay sous la responsabilité de M. de Beaugency… Oui, c’est ça, aux affaires culturelles… Je sais bien que ce n’est pas la voie hiérarchique, mais l’urgence me porte à m’adresser directement à vous… Pourrais-je vous rencontrer demain matin ?… Je ne peux pas vous dire tout de suite ce qui m’amène, il y a du monde autour de moi… À neuf heures à votre bureau ?… J’y serai, monsieur le ministre… Je vous remercie…. Au revoir, monsieur le ministre.

     Parmi les convives, certaines mines étaient hilares, d’autres incrédules :

     – Tu nous as bien fait marcher, il n’y avait pas plus de ministre que d’Empereur de Cochinchine au bout du fil ! plaisanta Chavaudray, le peintre.

     Mais Pierre Cascarimy, qui connaissait le fond d’impétuosité de son ami, et qui savait de quels coups d’éclat il était capable pour une femme, paraissait consterné :

   – Sans doute une mouche tsétsé t’aura piqué lors de ton récent voyage en Tanzanie. On a brisé des carrières pour des fantaisies moins grandes que la tienne !

     – Eh bien, si c’est brisé, c’est brisé ! nous n’allons pas nous ronger les sangs, alors que le champagne pétille si joyeusement dans nos verres, et que cette galette blonde émoustille un appétit qu’on croyait vaincu pour longtemps ! répondit Gaël, l’air crâne.

     Le lendemain, en se dirigeant vers le ministère, le jeune homme croyait marcher au supplice. Dans l’imposant bureau du ministre, il se sentait écrasé par les portraits d’hommes illustres, suspendus aux murs tendus de velours ciselé, les admirables pièces de mobilier national, les bronzes séculaires. Après l’avoir entendu plaider la cause d’Israël au sein de la francophonie, Philippe Douste-Blazy prit une expression renfrognée.

     – Et c’est pour cela que vous m’avez appelé hier soir à dix heures et demie ? Vous avez perdu l’esprit, jeune homme ! D’abord, cette question relève de Mme Girardin, ministre déléguée à la francophonie.

   – Oui, mais c’est auprès de vous qu’elle est déléguée. J’ai pensé qu’une intervention de votre part… aurait plus d’influence.

     – Mais vous imaginez que l’influence peut déjouer le règlement d’une institution internationale de cet ordre ! Cinquante-quatre États sont membres de l’Organisation ; il faut l’unanimité de ces cinquante-quatre pour admettre un nouveau membre. Tant que le Liban s’oppose, je pourrais remuer ciel et terre que cela ne servirait à rien.

    – Mais peut-être… la France aurait-elle les moyens d’engager avec le Liban un dialogue discret, à ce sujet ? Entre francophones, on peut bien se comprendre.

    – Vous êtes un jeune diplomate, Monsagnac. Vous apprendrez qu’il y a un temps pour tout, sous le soleil ; un temps pour obtenir des faveurs, un temps pour consolider les liens. Avec le Liban, la France possède en ce moment de bien plus puissants intérêts que ceux dont vous faites mention. Mais qu’est-ce qui vous pousse si éperdument vers cette cause, au point de bouleverser le protocole ?

    – Je ne sais, le sentiment d’une injustice, sans doute. Et puis j’ai grandi dans une famille pentecôtiste, et mon père a toujours hautement révéré le peuple de la Bible, qu’il tient pour nos ancêtres en esprit. Or quoique je sois aujourd’hui fâché avec toute religion, j’ai gardé le respect des ancêtres.

   – Je suis catholique, Monsagnac. Mais ce qui guide mon action, ce n’est pas l’intérêt du Saint-Siège, c’est celui de la France seule.

     – Je sais, monsieur le ministre. »

     Malgré cet échange peu prometteur, et dans des conditions qui seront révélées dans un instant, Gaël avait obtenu cette promesse : « Je vais voir ce que je peux faire. » Et quoique rien ne se fît de décisif en la matière, le jeune homme fut récompensé de sa témérité. Il obtint de Mlle Condeyras un premier rendez-vous, puis un deuxième, et l’idylle s’engagea.

     Au souvenir de ces jours heureux, le visage du jeune homme s’empourpra, son cœur battit plus fort. Il reprit la rédaction de sa lettre :

     « Mais ce que tu ne sais pas – car tu ne connais qu’une partie de l’histoire dont tu es l’héroïne –, c’est la façon dont s’acheva mon rendez-vous chez le ministre, au lendemain de notre dîner d’épiphanie. Il est ma foi grand temps que tu apprennes ce morceau :

     « Un silence pesant s’était abattu sur le fastueux bureau, car je voyais bien que le ministre me prenait pour un mufle ou un fou. Je réfléchissais aux moyens de briser la glace, car entre nous, la température psychique fléchissait drastiquement. M. Douste-Blazy consulta sa montre ; puis d’un air déjà distrait :

     – Est-ce tout ?

    – Monsieur le ministre, je dois vous faire une confidence. Si je vous ai appelé hier, si je vous suis venu voir aujourd’hui, c’est pour répondre à un défi.

    « M. Douste-Blazy leva bien haut ses sourcils.

     – Un défi ?

     – Oui, c’est idiot, c’est… c’est une histoire de femme.

     « L’œil du ministre s’alluma, et un large sourire barra son visage.

     – Que diable ne le disiez-vous ! Une femme, donc, Jésus Marie Joseph ! voilà qui est bien. Nous sommes français, jeune homme, et l’amour passe la raison d’État. Eh ! il faut que vous soyez rudement ensorcelé, pour avoir commis cette folie !

    – Oui, je l’avoue : cette jeune personne est d’une rare beauté, et je ne rêve que de la posséder. Hier soir elle me jugeait sans courage, incapable de défendre mes idées ; j’ai vu dans cette provocation une épreuve initiatique, une épreuve d’amour.

    – Je suis cardiologue, ne l’oubliez pas ! je comprends les choses du cœur. Enfin, faites attention, tout de même : la sentimentalité se perd chez beaucoup. Je vais à mon tour vous faire une confidence : avant que vous ne me révéliez le fin mot de l’affaire, j’avais douté de votre aptitude à la carrière diplomatique. Trop atypique, me disais-je, trop idéaliste ; bon pour le militantisme associatif. Je comptais appeler Beaugency pour lui parler de vous – défavorablement, dois-je l’avouer. Mais le courrier du cœur me passionne. Dites à cette jeune beauté : le ministre va voir ce qu’il peut faire. Et tenez-moi au courant, n’est-ce pas ? À présent, vous devez avoir faim, je vous vois blême, exténué. Peut-être ne refuserez-vous pas un petit déjeuner à mes côtés ?

    « Voilà donc comment je fus invité, ce samedi 7 janvier 2006, à la table du ministre, en compagnie de trois diplomates grisonnants, à face boudeuse. Et voilà comment le romantisme ministériel me sauva d’une rétrogradation, ou plus probablement de l’infâme placard. Comme au temps de Berlioz, où diable la sensibilité va-t-elle se nicher !

     « Tu sais la suite : comment le ministre me rappela trois mois plus tard pour me proposer la Mongolie, son assurance que j’y trouverais un peuple attachant et ami de la France, ce qui, ma foi, n’est pas faux, et sa promesse de proposer mon nom pour Londres au bout de deux ans. Je n’ai pas su dire non ; quand on se voue à la diplomatie, il faut admettre de voir du pays.

     « Lorsque cette lettre te trouvera, compte six jours et tu me verras débarquer chez toi : je suis en congé du 15 au 30. En attendant, je t’embrasse et t’adore, chère fleur des champs. Ah, qu’il me tarde de reprendre avec toi mes petits déjeuners ! C’est tellement mieux qu’un ministre ! »

     Gaël Monsagnac s’étira, bailla, but ce qu’il lui restait de café. Puis il se tourna vers la jeune attachée tchèque qui avait partagé sa nuit, pour récolter d’elle un dernier baiser avant de commencer le travail du jour. Elle referma le roman policier qu’elle lisait pour l’instant et le posa sur sa table de nuit.

Louis-Gabriel Montoya