Conversation avec Roland Goeller

Onuphrius – Roland Goeller, dans votre nouvelle Prise de bec, publiée dans la revue Brèves, vous mettiez en scène un petit élève aux prises avec l’incompréhension feinte de ses professeurs, quand il s’exprimait dans sa langue maternelle, l’alsacien. Seul le français avait droit de cité. On pourrait dire que la nouvelle proposée aujourd’hui à nos lecteurs, La Communion, constitue l’autre face de cette même pièce : ce n’est plus seulement la langue qu’il faut réprimer, c’est la mémoire elle-même : ce dont on ne parle pas.

Roland Goeller – En effet, dans cette première nouvelle, il était question de la langue. Dans La Communion, c’est la mémoire elle-même qu’on a voulu faire disparaître, « l’autre mémoire ».

O. – Comment un enfant pouvait-il, à cette époque, dans les années 60, se développer harmonieusement avec une telle chape de plomb pesant sur lui ?

R.G. – Les enfants procèdent beaucoup par mimétisme. Les rythmes sont courts et les fréquences élevées ; les fréquences basses, les bruits de fond arrivent plus tard. Par mimétisme, un enfant fera beaucoup de choses. Les enfants que nous étions croyaient au « jour de gloire » de la République ; quand nous lisions Hugo, nous sentions bien qu’il y avait là quelque chose de grand, à quoi nous voulions nous rattacher. J’ai fait des études à Lyon, j’ai entamé une carrière professionnelle dans les chemins de fer1, et j’ai cherché à être l’adulte dont on avait modelé l’enfance. Sauf que… je me suis mis à écrire. Et quand on écrit, on va vers les profondeurs, les racines ; je me suis bien rendu compte que quelque chose n’allait pas. J’ai donc commencé à tirer le fil. Un enfant prend garde de se faire attraper s’il vole une pomme. Pour nous autres, Alsaciens, ce n’était pas seulement une pomme, mais aussi la langue.

     Il y avait l’avenir radieux – qui a quelque chose de totalitaire ou presque – ; les Alsaciens étaient réintégrés dans la République. Et puis il y avait tout ce qu’il nous fallait oublier : la germanité, tout ce passé obscur – nazi ! Très souvent, entre Allemagne et nazisme, la confusion était entretenue,  pas forcément avec malice, ou bien elle n’était pas démentie. Le mot « boche » recouvrait tout, notamment les crimes nazis ; la vox populi parlant des boches, c’était comme Jules César arrivant sur la rive gauche du Rhin : « De l’autre côté, c’est la barbarie. » Peu à peu, il a fallu démêler le vrai du faux, rétablir la vérité, non pas historique, mais la vérité de la mémoire, la vérité de l’être, l’identité : on ne va de l’avant que si l’on sait d’où l’on vient.

O. – Votre petite Paula, l’héroïne de cette aventure, veut savoir, elle, du haut de ses douze ans. Et surtout comprendre ; avec un art consommé pour mettre innocemment les pieds dans le plat. Est-il indiscret de savoir où Paula trouve son origine ? Serait-ce votre double féminin ? Une camarade d’alors ? Ou bien un personnage entièrement imaginaire ?

R.G. – Disons un double féminin, si la chose est possible. Pourquoi avoir choisi un personnage féminin ? Je me suis rendu compte qu’il n’est pas toujours nécessaire de savoir ces choses ; il faut laisser faire l’écriture suivre son cours, en constater l’existence. Un certain nombre de personnages qui traversent cette nouvelle existent, ou ont existé. Puis un mélange se fait. Plusieurs personnages appartenant à des souvenirs différents, qui auraient mérité des récits spécifiques, ont été rassemblés en une même nouvelle. Parfois dans un esprit burlesque ; voire dans l’esprit de l’expressionnisme allemand, où l’on n’hésite pas à forcer le trait.

O. – L’humour, précisément, est-il le liant dernier, la marque d’humanité qui permet de réconcilier les morceaux épars de soi-même, et les personnes éparses d’une même famille ?

R.G. – Benjamin Constant disait : « Les formes préservent de la barbarie. » Je traduis cela ainsi : la tragédie ne saurait être livrée avec pathos. Elle doit être sobre, un brin humoristique, pour que chacun puisse la recevoir et en faire son affaire. Plus c’est tragique, moins il faut de pathos ; plus le fond est lourd, plus la forme doit être vigoureuse, légère, aérée.

O. – Dans une écriture quasi-contrapuntique, vous présentez un premier cas de difficulté : comment inviter deux personnages qui ont servi dans des camps adverses ; puis s’ajoute un contre-sujet : tel parent, aussi, est problématique pour une autre raison ; et telle autre voix fait son entrée dans la fugue… le lecteur se dit : « Ce n’est pas fini ? Il y en a encore ! »

R.G. – À un moment donné, il faut bien prendre congé du lecteur par une chute ; sinon, le texte se déroulerait indéfiniment. Exposer quelques cas de figure familiaux, de voisinage, prendre des éléments suffisamment significatifs, et puis terminer – du tragique, il faut sortir aussi. Ou plutôt du dramatique : pour Paula, les choses n’étaient pas tragique. Elle a perçu l’écho des tragédies dont, d’une certaine façon, elle devient responsable. Elle sort de l’enfance, et cette transformation fait d’elle l’héritière des tragédies qui se sont produites avant elle. J’en appelle au mot de René Char : « Les héritages sont transmis sans testament. » À douze ans, Paula ne rédige pas un testament, mais elle est en train d’acquérir la grammaire pour comprendre son héritage. C’est ce qu’elle fait à travers cette fête familiale, qui devrait être joyeuse, mais où les choses entrent au chausse-pied : la famille a été éclatée par le poids de l’histoire, écartelée par les multiples vicissitudes historiques. Il reste pourtant un espoir, une possibilité de transcender les fêlures. Peut-être par le récit… Peut-être la littérature participe-t-elle de cette « épiphanie ».

O. – Langue et mémoire, histoire, guerre et frontière : ces questions sont encore au cœur de votre roman Cahiers français, ou la langue confisquée2, dans lequel un soldat de l’Alsace alors allemande revient des tranchées, à la fin de la Grande guerre, et retrouve son pays natal à présent rendu à la France. Il devra faire l’apprentissage du français, « tout réapprendre, comme s’il n’avait rien vécu ». On n’imagine sans doute pas quelle peut être la souffrance d’être privé de sa langue. Ce phénomène, dont vous avez été témoin, quels en sont les effets ?

R.G. – Qu’il y eût des effets, c’est indubitable. Je me suis aperçu à mon corps défendant que, si je voulais être moi-même, un être de chair et de sang, et non un individu formaté, qui manipule des concepts et des abstractions, je me devais de comprendre et d’assumer ce passé. Chez mon père, cette chose a été tout aussi sensible, mais elle a été enfouie, et je pense qu’il en a souffert toute sa vie. J’ai publié, il y a quelques années, un recueil de nouvelles intitulé Joseph, dit Sep’l3 ; je commençais à évoquer des épisodes comme ceux de La Communion. À la suite de sa lecture, mon père s’est hâté de modifier l’inscription funéraire sur la tombe de mon grand-père : il y a fait inscrire Joseph, dit Sep’l.

     Si je m’étais contenté de mener une vie de cadre des chemins de fer, d’analyser des dossiers de projets, je ne me serais peut-être jamais posé ces questions à propos de ce grand-père, qui avait passé sa vie d’adulte avec une langue qui n’était pas la sienne, qu’il n’a pu apprendre, qui était bancal en fait. À propos de mon père aussi : il avait neuf ans quand l’Alsace fut annexée par l’Allemagne ; il a passé ses années les plus tendres sur les bancs de l’école allemande, avec un schulmeister. Puis il a dû se défaire de la culture allemande à partir de seize ans, quand il a commencé à travailler ; abandon qui a marqué sa vie. L’histoire de mon grand-père s’est répétée chez mon père. En ce qui me concerne, je n’aurais pas pu rester dans « l’ignorance » de cela. D’où les Cahiers français ; le héros, en 1920, se lance dans l’apprentissage de la langue française, ce que mon grand-père, hélas, n’a pas fait. Le père de Paula, sans doute, ressemble à mon père ; c’est l’adulte qui a du mal à avoir du passé une vision claire, qui est dans la perplexité.

O. – Il y a quelques paradoxes dans les noms mêmes des personnages : Franz est le double caché de François, et son nom, jusque dans sa version allemande, se réfère à la France ; M. Lallemand, de son côté, n’aime pas les Allemands. Ce doit être terrible, pour lui, de porter ce nom !

R.G. – C’est un petit clin d’œil, car j’en ai connu beaucoup, des M. Lallemand, qui véhiculaient une psyché française, dans laquelle l’Alsace n’était pas à sa bonne place.

O. – Aujourd’hui, auteur de plusieurs romans et de nouvelles en langue française, vous éprouvez le désir, peut-être la nécessité intérieure, d’écrire aussi en allemand. Qu’est-ce qui dicte le choix d’une langue, lorsqu’on se propose d’écrire une œuvre nouvelle, et que l’on est, comme vous, bilingue, et même trilingue (puisque vous maniez aussi bien le français que l’alsacien ou l’allemand).

R.G. – Je dirais plutôt bilingue, car l’Alsacien est une Mundart, une déclinaison orale de l’Allemand. Il est vrai que, spontanément, j’ai envie d’écrire en allemand, parce que c’est ma langue maternelle. Mettre le verbe à la fin de la phrase, tous les wagons se trouvant au milieu, je me gendarme pour ne pas le faire en français, pour respecter la syntaxe française ! Il semblerait, par ailleurs, que le choix de la langue ne soit pas indifférent : certains thèmes conviennent à l’allemand, d’autres au français. D’où l’importance de maintenir l’esprit et la compétence bilingues et biculturels, propres à l’Alsace.

     Dans un de mes textes, qui reste à cette heure inachevé, le choix de l’allemand a été dicté par certaines conversations qui l’ont inspiré, et qui s’étaient tenues en alsacien. Cependant la composition en est suspendue au profit de textes en français.

O. – Vous avez plusieurs marmites sur le feu.

R.G. – Il y a toujours des marmites sur le feu, et « des cadavres dans les placards », si je puis dire !

O. – En dehors de la langue, de l’identité et de la mémoire, quel autre thème abordez-vous dans vos œuvres ?

R.G. – Je fais partie des pessimistes, quant à la prégnance du virtuel, du numérique, quant à la négation de la tradition, combattue, niée par un hédonisme, par une transparence forcée dont j’observe les excès. J’aime bien des auteurs comme Joyce Carol Oates ou Russell Banks, qui ont un regard très critique sur leurs contemporains. L’un de mes romans, La Nuque, est une uchronie, qui met en scène des personnages pour qui les questions de filiation, de descendance, sont totalement abolies.

     Dans Puis-je m’asseoir à côté de vous ?, le texte que je suis en train de finaliser, un homme et une femme sont amenés à passer une nuit dans un hôtel de province ; peut-être se rencontrent-ils. Peut-être, car tout cela est vu par la logeuse de l’hôtel, qui « se fait son film » et le raconte : histoire dans l’histoire. C’est léger en apparence, mais il y a là une certaine gravité parce que, du récit de la logeuse, il ressort que l’érotisme est quelque chose d’extrêmement grave ; elle parle de sacré, de combat entre les deux protagonistes. L’idée m’a amusé de livrer un récit sur un événement qui ne s’est peut-être pas produit.

Propos recueillis par Zéphyrin Z. Zamaretto

On trouvera des chroniques, des dessins de Roland Goeller et des comptes rendus de son activité littéraire dans le blog qu’il tient : acontrecourant2.canalblog.com

1 Roland Goeller est ingénieur de formation. Il a effectué l’essentiel de sa carrière professionnelle aux chemins de fer, dans les domaines de la maintenance, de la vente, du contrôle de gestion et de la prospective en transports publics.

2 Editions Sutton, 2016.

3 Editions Bénévent, 2009. Sep’l est le diminutif alsacien, ou allemand, de Joseph.

N°4 – Le retour d’Edouard Rod

     Pour la première fois depuis sa récente création, notre revue rend hommage à un maître-nouvelliste d’autrefois. Si nous avons souhaité vous faire découvrir – ou redécouvrir – Edouard Rod (1857-1910), c’est parce que nous avons aimé la verve, la drôlerie et la poésie de ses Nouvelles romandes, publiées en 1891. Le romancier, critique et journaliste suisse, qui fut l’ami et le disciple de Zola, y montre un grand talent de conteur naturaliste. Dans Le Retour, dernière nouvelle du recueil (qui en compte neuf, certaines longues, en plusieurs parties), Edouard Rod croque, non sans grincement et ironie, la bonne société des dames de Nyon, sa ville natale. Le portrait n’est guère flatteur, mais ce qu’illustre ce Parisien d’adoption, c’est l’esprit bourgeois dans sa déclinaison provinciale. Perdue parmi ces figures grotesques et cocasses, se dresse Nathalie, beau personnage de vieille femme, au corps et à l’esprit blessés et brisés par une vie de quasi-servitude, mais qui n’a rien perdu de sa dignité.

     Nous avons conservé la ponctuation originale de l’auteur, quoiqu’elle paraisse quelquefois relever de la bande dessinée, récemment créée alors, en Suisse précisément ; on notera la fréquence des points d’exclamation suivis de points de suspension. On appréciera surtout la variété des registres et la vélocité du style : aux dialogues émaillés d’idiotismes, aux traits acérés, succède le pur portrait psychologique : Déjà, dans la lassitude de cette arrivée (…), elle voyait poindre comme un regret de tout ce qui jusque-là avait été sa vie. N’aurait-elle pas mieux fait de rester là-bas pour mourir au milieu de sa fausse famille, entourée de ces soins charitables et qui semblent affectueux qu’on a pour les vieux chevaux, les vieux chiens et les vieux serviteurs ? Ici, elle était chez elle, c’est vrai, mais tout lui semblait étranger ; arrivée depuis une demi-heure, elle attendait encore au salon, comme une visite qui fait antichambre.

     L’édition de 1891 est accompagnée de six dessins du grand Louis Rheiner ; Le Retour n’en comporte pas ; nous avons donc demandé à l’une de nos talentueuses illustratrices, Nehama Rosenstein, d’en livrer son interprétation.

     Puisque nous n’avons pas été initiés à faire tourner les tables à Guernesey, ce numéro 4 d’Onuphrius ne proposera point d’interview.

Jean-David Herschel