N°40 – Cendrine ; Tirage sépia

Gaëtan Brulotte (1945)

  Auteur d’une quinzaine d’œuvres couronnées et d’autant de prix littéraires, dont des recueils de nouvelles (Le surveillant, Ce qui nous tient, Épreuves,La Vie de biais,La Contagion du réel), un roman (L’Emprise) et une pièce de théâtre (Le Client) créée au Festival d’Avignon, l’écrivain québécois Gaëtan Brulotte a aussi été traduit dans une dizaine de langues, et ses œuvres, figurant dans une trentaine d’anthologies, ont été adaptées pour la télévision, au cinéma, à la radio et à la scène, en particulier ses nouvelles.

  Bien que résolument ancré dans la fiction, son imaginaire, sans relever nécessairement de l’autobiographique, contient des éléments qui peuvent s’en rapprocher. L’écriture fictionnelle le traduit, le trahit, tel qu’en lui-même, depuis le premier roman, L’Emprise (1979), jusqu’à La Contagion du réel (2014). Au total, plus de soixante nouvelles dans cinq recueils, après un roman inaugural qui l’a littéralement propulsé au panthéon du monde littéraire, remportant le prix Robert-Cliche. Avec des plages d’accalmie, mais qui seront meublées par la parution d’études et d’essais critiques sur la peinture et la littérature, ainsi qu’une pièce de théâtre, l’œuvre se fera surtout nouvellière, Brulotte s’affirmant dès Le Surveillant (1982) comme l’un des nouvelliers les plus originaux de notre temps.

  On l’a souvent noté, le ton, la posture rappellent Franz Kafka, Samuel Beckett, Julio Cortázar, Italo Calvino ou Anton Tchekhov par la tendance à vouloir débusquer l’absurde dans les systèmes qui entourent, enrobent, enserrent l’être moderne. Aucune imitation toutefois, Brulotte s’ingéniant à tout parodier, le réel comme le fictif, la folie comme la raison et tous les genres du discours. La seule chose qui demeure identique pendant ces quarante années de création, c’est l’écriture, inchangée dans le sens classique du terme, une écriture qui pourrait s’apparenter à celle d’un Stendhal qui aurait fréquenté Lautréamont, Joris-Karl Huysmans, Sigmund Freud, André Breton, Jean-Paul Sartre, Gaston Bachelard, Roland Barthes et qui s’amuserait à déjouer toutes les esthétiques, à faire feu de tout bois.

  À relire son œuvre en rafale, je suis frappé par cette caractéristique : le sens critique ou la critique sociale (ses portraits-charges contre la fausseté, les apparences, la superficialité, l’absence de jugement, etc.) sert de point d’appui à l’imaginaire, qui se développe formellement selon la trajectoire du labyrinthe, avec une propension à phagocyter les autres genres du discours ; ce qui évite à l’auteur de se conformer aux règles du genre dans lequel le texte, croit-on, devrait s’inscrire. Complexe ? Certes, Brulotte n’est pas de ceux qui recherchent la facilité, ni l’opacité du reste. C’est d’ailleurs ce qui fait la beauté de ses textes narratifs : une grande clarté d’élocution, au service d’une recherche formelle constante pour dire le sens et le non-sens du monde, cela avec une bonne dose d’humour, d’ironie, et une tendance forte à la parodie.

  Le procédé récurrent de la critique tous azimuts, d’un côté, le métissage, le phagocytage, le carnavalesque et la parodie de genres et d’esthétiques multiples (le portrait, le descriptif, le poétique, le dramatique, le philosophique…) de l’autre, témoignent de la richesse d’une pratique scripturaire qui s’alimente à toutes les sources pour renouveler le genre narratif et le conduire à des limites insoupçonnées.  Les deux textes qui paraissent ce mois-ci dans Onuphrius en donnent une idée, nécessairement très parcellaire en regard de cette œuvre polymorphe, en constante métamorphose.

  Pour en savoir plus : www.gbrulotte.com (site Internet officiel bilingue français/anglais).

Michel Lord

CENDRINE

Il était une fois dans une grande ville un industriel en vue, Georges Ramier, qui décida de se faufiler incognito au sein de son entreprise en se faisant passer pour un nouvel employé qu’on prend à l’essai pour un travail subalterne. Déguisé en jeans, maquillé et le crâne recouvert d’une perruque d’un style coiffé-décoiffé, il voulait mieux se connecter à ses salariés et apprécier ainsi leurs efforts en les côtoyant au quotidien dans leurs tâches, comme certains entrepreneurs s’y prêtent parfois de nos jours. Au fil de cette expérience qui ne dura que quelques semaines, il mesura mieux l’ampleur et la pénibilité du labeur. Il remarqua surtout Cendrine, petite préposée au début de la trentaine, pour sa gentillesse et ses compétences exceptionnelles dans le domaine de l’étiquetage des marchandises de son vaste entrepôt. Il n’y comprenait pas grand-chose lui-même. Il passa des journées à essayer de suivre ses instructions pour apprendre le métier sur le tas, sans trop toujours y parvenir, et longtemps elle crut qu’il était venu l’aider en permanence dans ses opérations. Les pauses café étaient très importantes pour Ramier, car il pouvait alors discuter avec ses subalternes d’aspects plus personnels de leur vie en plus des questions de travail. De fil en aiguille, Cendrine lui confia qu’elle vivait dans une famille démunie recomposée où son père avait épousé en secondes noces une femme psychorigide. Cette marâtre avait deux filles qui lui ressemblaient par leur tempérament et leur coquetterie vulgaire. Les noces ne furent pas sitôt célébrées que la belle-mère fit connaître ses prérogatives et finit par malmener régulièrement Cendrine, qu’elle considérait comme une inférieure corvéable à merci.  Elle l’obligeait à dormir tout au haut de la maison, dans un grenier mal isolé, sur une mauvaise paillasse. Cendrine devait passer l’aspirateur dans la chambre de ses filles, laver leur linge, repasser leurs vêtements, nettoyer leur salle de bains, mettre les ordures de la famille dans la rue, faire les courses de tous après le travail ou les week-ends, préparer la cuisine, faire la vaisselle de la journée après le repas du soir, etc., jusqu’à peaufiner les ongles de pied de ces demoiselles. Ces dernières, par contre, ne s’occupaient de rien et passaient leur temps en soins de beauté tout en méprisant leur sœur. Cendrine ne s’en plaignait pas, car elle avait pris l’habitude, pendant qu’elle vivait seule avec son père, de tout faire dans la maison après la mort de sa mère. Cette jeune femme parut au patron d’une flexibilité, d’une générosité et d’une finesse sans exemple, malgré sa grande modestie sociale.

Ne voulant pas se révéler à elle tout de suite et souhaitant la récompenser de son dévouement et de ses compétences au sein de l’entreprise, il demanda plus tard à sa secrétaire de la convoquer chez lui, dans son immense maison luxueuse, pour avoir son avis sur le « nouveau » qui travaillait avec elle. Fallait-il l’embaucher en permanence ou pas? Il lui fit indiquer qu’il profiterait de l’occasion pour organiser une réception pour ses employés avec qui il voulait partager de bonnes annonces. Il lui offrit d’être la maîtresse de cérémonie pour la circonstance. Cendrine accepta tout en se sentant affolée, ne sachant trop comment se comporter ou même s’habiller pour cet événement singulier. Pour lui faciliter les choses, il proposa que son épouse l’accompagnât dans un grand magasin chic pour lui acheter des vêtements appropriés à son rôle. Cette compagne lui donnerait quelques indications pour mener le jeu et la conduirait ensuite chez son meilleur coiffeur pour lui conférer une apparence rafraîchie de grande dame, sans oublier un passage embellissant chez son esthéticienne favorite pour manucure et pédicurie, où elle allait bénéficier également de soins féminins destinés à accentuer son charme naturel. Cendrine jubilait, mais en éprouvait aussi un vague malaise. Jamais on ne l’avait traitée avec autant d’égards.

Si son patron n’avait été déjà marié et heureux de l’être, elle aurait été tentée d’y voir presque une déclaration d’amour à son endroit. Secrètement cependant, son employeur, en complicité avec sa femme, avait un stratagème en tête. Ils avaient mis sur pied cette soirée non seulement pour lui rendre hommage, mais aussi pour qu’elle rencontrât homme digne d’elle qui pourrait l’aimer comme elle le méritait et l’aider moralement à sortir de cette misère familiale qui lui gâchait la vie.

Le soir du grand jour, on lui envoya une limousine pour l’emmener à la villa où elle retrouva son patron en qui elle ne reconnut pas du tout l’apprenti à l’essai qu’elle avait formé. Une ribambelle de domestiques s’affairaient déjà aux préparatifs de la fête dans le jardin. On invita Cendrine à passer au salon où une centaine de personnes l’attendaient et l’ovationnèrent. La surprise était totale. Le patron lui révéla enfin qu’il était le maladroit qu’elle avait patiemment essayé de rompre à la tâche. Cendrine n’en croyait pas ses yeux. Il annonça qu’elle était élue employée de l’année et qu’il voulait la féliciter pour sa patience et son professionnalisme en lui offrant une augmentation de salaire substantielle et une promotion dans la hiérarchie de la société. Elle exultait et se mit à pleurer d’émotion.

Le stratagème de bonne fée moderne du patron fonctionna au-delà de ses espérances. Sous les lustres de la villa, la grande beauté de Cendrine ressortait davantage avec ses cheveux en élégant chignon et sa robe longue noire au décolleté discret sur un collier de perles d’eau douce qui dominait ses petits seins. Son humilité, sa grâce et son intelligence allaient conquérir bien des personnes en cette soirée, à laquelle elle avait aussi demandé la permission de convier ses méchantes demi-sœurs dans l’espoir de les rendre plus aimables. Or, elles cherchèrent sans cesse à la concurrencer chaque fois qu’un prétendant s’approchait d’elle, rivalisant entre elles pour se faire remarquer par tous les moyens en ne parlant que de stupidités et en racontant leur vie ennuyeuse. Elles réussirent à attirer certains mâles à elles, parmi les partis les moins intéressants, ce qui permit à Cendrine de discuter avec un jeune homme qu’elle avait remarqué depuis le début et qui l’attirait beaucoup. Il portait un costume et une cravate assez classiques, mais un peu grand pour lui, selon la tendance très large du moment, et qui lui conférait un air tendre. Il avait les cheveux hirsutes et des yeux noirs perçants ainsi que le banal duvet de fin de journée au menton. Il terminait des études de gestion et s’intéressait peu à ces soirées mondaines. Ses parents avaient bien tenté de lui présenter des jeunes femmes du gratin snob de la ville et il avoua même avoir fait des rencontres sans lendemain sur des sites. Sa famille était désespérée de le voir toujours célibataire, mais il ne pouvait pas supporter toutes ces oies orgueilleuses et intéressées qui lui paraissaient des poupées de luxe incapables de faire quoi que ce fût de leurs dix doigts. Il se trouve que son père et sa mère lui avaient parlé d’elle avec tant d’éloquence et d’admiration ces dernières semaines qu’il lui tardait de faire sa connaissance. Et voilà que cette occasion extraordinaire se présentait enfin. Déjà séduite, Cendrine réalisa alors qu’elle avait affaire au fils du patron et accepta de le revoir rapidement. En était-elle comblée ? Nul ne le sait avec certitude, puisqu’elle essaya de cacher son trouble du mieux qu’elle put et que ses collègues vinrent la chercher pour danser et la relancer dans le tourbillon de la fête. Elle rentra plus tard, et la légende urbaine affirme qu’elle ne put revoir son chevalier avant de partir, tant était grande l’effervescence de la fête, où l’on se trouvait et se perdait tour à tour. Elle était cependant si émue qu’elle en oublia son sac à main à la villa…

  Chers participants de notre téléréalité « Une Cendrillon moderne », dites-nous ce que vous souhaitez qu’il leur arrive : si vous envisagez qu’ils se marient et soient heureux selon les conventions, envoyez un texto au numéro suivant : 09999; sinon exprimez vos souhaits au 06969. Que va-t-il trouver d’important dans le sac de Cendrine qui pourrait peut-être changer le cours des choses? Textez-nous au 06666. Voyez les résultats lors de notre prochaine émission. Merci de votre participation à notre Romance d’aujourd’hui.

Gaëtan Brulotte

TIRAGE SÉPIA

« ‘L’âge est un crime’, tel était leur slogan. »
Dino Buzzati, « Chasseurs de vieux » (Le K)

Wilbro avait l’habitude d’écouter la radio quand il prenait son bain quotidien. Ce jour-là, il syntonisa la seule émission littéraire qui restait sur les ondes. Il avait été prévenu qu’on allait y parler de son dernier roman, Le Jonc rompu, qu’il avait mis une dizaine d’années à peaufiner. Durant sa carrière, il avait reçu de nombreux éloges pour ses vingt livres, mais il n’en était pas pour autant blasé.

            Il ne connaissait pas le critique qui en rendit compte, mais il affichait une voix jeune. Son commentaire lui sembla au départ léger et expéditif, bien que positif dans l’ensemble. Wilbro fut un peu agacé par les nombreuses erreurs de dates et d’éditeurs que contenait la présentation, alors que ces renseignements étaient aisément accessibles sur Internet. Elles indiquaient que le critique n’avait pas pris le temps de se documenter sur l’écrivain dont il parlait. Mais Wilbro y était habitué puisque c’était devenu courant dans le milieu. Déjà bien qu’on parle de son livre à la radio, peu importe ce qu’on en disait. Ne s’improvise pas critique qui veut, constata une fois de plus le romancier et, perdu dans ses pensées au sein des vapeurs de sa toilette, il écouta le reste du commentaire en se savonnant jusqu’à ce qu’il sursaute à la conclusion du commentateur : « Pas surprenant que Wilbro s’intéresse à la nostalgie, à la maladie et à la mort, c’est un écrivain vieillissant. »

En entendant cette remarque qu’il reçut comme une insulte, l’auteur du Jonc rompu faillit se noyer dans sa baignoire. Fouetté hors de sa torpeur, il s’en étouffa de colère et se leva brusquement en attrapant une serviette. Il ferma la radio d’un doigt décidé et, en se séchant avec énergie, se regarda dans le miroir.
Il était soudain devenu, à soixante ans et au meilleur de sa forme, « un écrivain vieillissant ».

            Une telle discrimination, rumina-t-il, rejoignait le lynchage des personnes âgées, si commun à notre époque en Occident, au nom d’un jeunisme forcené à la mode et d’une valorisation irresponsable de la puérilité. Erreur historique qui nous éloignait de plus en plus de la vénération que suscitent les anciens dans les sociétés orientales et traditionnelles, où ils sont intégrés aux décisions collectives pour leur sagesse et leur savoir-faire.

            « Un écrivain vieillissant », voilà un jugement qui affichait davantage l’inculture du critique, pensa Wilbro, car il est bien connu qu’en littérature, contrairement aux sports, les écrivains gagnent généralement en force avec la maturité. Les œuvres se nourrissent et s’enrichissent de l’expérience acquise, murmura-t-il en se rasant. L’histoire montre que les chefs-d’œuvre sont souvent le fruit de la plénitude de l’âge. Sophocle a écrit à soixante-dix ans Œdipe roi, la plus grande tragédie grecque (et la meilleure de la centaine qu’il avait écrite avant), et il a continué à multiplier les chefs-d’œuvre jusque dans ses quatre-vingt-dix ans. L’écrivain italien De Lampedusa a commencé sa carrière d’écrivain à quatre-vingts ans avec son remarquable roman Le Guépard, qui a été un grand succès mondial. Sa tête se remplissait d’exemples célèbres à chaque coup de rasoir.

            Est-ce que le simple fait de traiter de la mort signifiait qu’il avait fait son temps? Que son potentiel de plénitude était déjà épuisé ? Qu’il n’y avait plus de place pour la diversité des âges et des paroles dans ce monde ?

            Wilbro rédigeait déjà mentalement sa réplique à ce faux cultivé et prétendu critique bourré de préjugés. La mort, la maladie et la nostalgie étaient à ses yeux des thèmes qui interpellent tout être humain quel qu’en soit l’âge. Les enfants s’interrogent même très tôt sur la mort et l’enterrement. De plus, il les avait abordés sur le mode positif, par la résilience, la guérison et le carpe diem. Si c’était être nostalgique que de revendiquer le bien-être du corps et des sens, alors il l’était, mais ce serait bien la première fois que désirer être à l’aise dans sa peau relève du passéisme, marmonna-t-il en se rinçant vigoureusement le visage à l’eau froide au-dessus du lavabo.

            Quand ses yeux rencontrèrent de nouveau le miroir, un sentiment de renaissance l’envahit. Comment réagir à l’ampleur grandissante de la bêtise ambiante ? Devait-il pourfendre ce troll qui bavait en ondes comme tant de pseudo-critiques improvisés, de nos jours, qui n’auront jamais la culture requise ni l’empathie ?

            Il consulta, réfléchit, pesa.

            Et il décida de publier son prochain livre, vite écrit en quelques jours et très court comme il se devait, sous un pseudonyme : Jérémianne Posdam, dix-neuf ans. Tirage sépia. Sur la mort du père, avec des scènes trash de gamins rebelles qui se croient les rois et les reines du monde, dans une langue décervelée, des réflexions médiocres de taverne, des comportements primaires de gangs, une sexualité fruste et violente où les adultes, harcelés parce que plus vieux, tombent comme des ennemis dans les jeux vidéo. Le résultat ne se fit pas attendre. La critique cria au génie précoce. « Découverte d’un nouveau talent littéraire avec lequel il faudra désormais compter ! » titrait le journal de la métropole.

Gaëtan Brulotte

Du même auteur 

L’emprise. Roman. Montréal, Éditions de l’Homme, 1979. 2e éd., Club Québec-Loisirs, 1980. 3e éd. remaniée, Montréal, Leméac (« Poche/Québec »), 1988. 4e éd. définitive, Montréal,  « BQ », 2007. Prix Robert-Cliche (Québec) 1979. Double Exposure. Trad. anglaise de David Lobdell. Ottawa, Can.: Oberon press, 1988, 140p.

Le surveillant. Nouvelles. Montréal, Quinze, 1982. 2e éd. remaniée, Montréal, Leméac (« Poche/Québec »), 1986 (épuisée). 3e éd., préface & biobibliographie J.-P. Boucher, Montréal, « BQ », 1995. 4e éd. Montréal,  « BQ ». 2013. Prix Adrienne-Choquette (Québec) 1981, Finaliste Prix du Gouverneur Général du Canada 1982, Prix France-Québec (France) 1983. The Secret Voice. Trad. anglaise de Matt Cohen. Erin, Can: The Porcupine’s Quill, 1990, 92p. Prix de traduction John-Glassco 1990

Ce qui nous tient. Nouvelles. Montréal, Leméac, 1988. Prix Littéraire de Trois-Rivières (Québec) 1989. Finaliste, Bourse Goncourt de la nouvelle (France) 1989.

Épreuves. Nouvelles. Montréal, Leméac, « Bonheurs-du-jour », 1999

La vie de biais. Nouvelles. Montréal, Trait d’Union, « Script », 2002. 2e éd. remaniée, Montréal, coll. « BQ », 2008. Life Sideways. Trad. anglaise de Steven Urquhart. Victoria, Can.: Ekstasies Editions, 2015, 172p.

La nouvelle québécoise.  Essai. Montréal, HMH, « Les Cahiers du Québec », 2010, 340p. Finaliste Prix de Littérature Gerald-Godin 2011.

La contagion du réel. Nouvelles. Montréal, Lévesque Éditeur, « Réverbération », 2014, 152p. Prix de littérature Gérald-Godin (Grands Prix culturels de Trois-Rivières, Canada) 2015

Ouvrages sur les écrits de G. Brulotte

Margareta Gyurscik, Gaëtan Brulotte ou la lucidité en partage. Montréal, Nota Bene, 2018, 316p. Prix de la Société des Écrivains francophones d’Amérique, Mention d’Excellence, 2018.

Claudine. Fisher, éd. Gaëtan Brulotte: Une Nouvelle Écriture. Lewiston, NY, Mellen Press, 1992. Prix international d’Études francophones, 1992, Strasbourg, Fr.

           

Conversation avec Gaëtan Brulotte

Michel Lord – Quarante ans de publications, ça se célèbre ; mais tu avais commencé bien avant. Quelle est l’origine de ton désir d’écrire ?

Gaëtan Brulotte – Ça remonte à mon adolescence, quand j’ai découvert Sartre et Camus, qu’on avait encore du mal à trouver en vente libre au Québec, à cause de la censure de l’Église catholique. Ce désir d’écrire est aussi apparu, assez curieusement, sous l’influence de la science, qui a été déterminante pour moi, en particulier celle de la biologie, car je faisais partie d’un labo d’étudiants en sciences naturelles à l’École Normale, où l’on effectuait toutes sortes d’expériences sérieuses ou farfelues qui m’ont fortement marqué. C’est dans ce contexte que j’ai découvert l’horreur des abattoirs, mais aussi la merveille du corps animal, par la dissection de grenouilles en particulier. On se sentait comme des Léonard de Vinci, car on en faisait des dessins, et une grande soif de connaître nous animait. C’est dans ce contexte que Jean Rostand, fils du déjà écrivain Edmond Rostand, est devenu mon idéal et il l’est resté pendant mes années de formation, car il faisait réfléchir sur la vie de l’homme et sa condition, dans ses livres, que je trouvais profonds.

J’ai finalement décidé de faire des études de lettres pour devenir écrivain, bien que j’aie découvert par la suite qu’à l’époque, à l’université, on formait surtout des lecteurs critiques.  Pendant mon adolescence au lieu de courir les filles et les bars, ou de faire les quatre cents coups, j’ai écrit dans mes loisirs un roman en collaboration avec deux camarades, qui s’intitulait Les Cloisons, et qui racontait notre expérience de travail d’été dans une coopérative agricole de Pointe Pelée en Ontario (près de la frontière américaine et de Détroit), à vingt-six heures de route de la maison familiale à Québec. J’y ai séjourné pendant deux mois chaque été, entre seize et dix-neuf ans, le temps des récoltes. C’était une expérience éprouvante, le travail y étant très dur physiquement et mal payé (0,55 c de l’heure !), mais aussi transformatrice, car elle a laissé des traces durables en moi, des odeurs, des sensations, des images, des aventures à risques, des figures originales, des musiques de rock’n’roll, des saveurs de cherry coke. J’en ai tiré beaucoup plus tard une nouvelle que j’ai publiée dans Ce qui nous tient, «Un rêve de tomates » ; mais chaque trace de ce séjour pourrait faire l’objet d’une nouvelle, tant cette première expérience vraie du monde réel a été déterminante pour ma construction personnelle. Les fermiers des environs apportaient dès 7 heures du matin leurs fruits et légumes à la coopérative, notamment des pieds de céleri, du maïs, des poivrons, des oignons, des tomates, et nous les y traitions, conditionnions, empaquetions pour leur livraison partout au pays. J’ai été le premier de nous trois à y aller, puis mes amis m’y ont suivi la dernière année. Notre roman à trois faisait la chronique polyphonique de cette expérience en deux cent cinquante pages. On se croyait géniaux, bien entendu, d’autant que le manuscrit a pu remporter le Premier prix littéraire de la Fédération des Normaliens du Québec en 1967. Il est resté inédit, heureusement sans doute (je ne l’ai jamais relu), mais je me suis ainsi fait la main à l’écriture assidue, sous le constant regard critique, au fil de la plume, de mes deux camarades. Ce qui fait que j’ai toujours bien accueilli les commentaires critiques que l’on a pu me faire sur mes brouillons par la suite, car ils ont contribué à ma croissance créatrice.

De Sartre et Camus j’ai tout particulièrement apprécié les nouvelles et textes brefs, comme Le Mur, L’Exil et le Royaume, L’Envers et l’Endroit, les bijoux de Noces et L’Été. Et puis les études universitaires m’ont conduit à approfondir ces auteurs, jusqu’au doctorat à Paris, que je passai afin de pouvoir enseigner à l’université et mieux gagner ma vie. C’était une priorité par nécessité, car je ne pouvais compter sur personne pour ma survie, ma famille étant très modeste. Pendant tout ce temps de formation universitaire, j’ai délaissé la pratique artistique pour développer mes compétences en critique littéraire. Mon premier geste après ma soutenance à Paris en 1978 a été de me lancer dans l’écriture d’un premier roman, L’Emprise, en parallèle à celle du Surveillant.

M. L. – À Paris, tu as étudié avec Roland Barthes – qui est loin, théoriquement, de Bachelard, dont tu as pu dire qu’il t’avait beaucoup influencé. Comment as-tu réussi à conjoindre, dans tes pratiques scripturaires (j’insiste sur le pluriel, sur lequel je reviendrai), ces tendances extrêmes, ces deux grands penseurs humanistes, dont l’un est formaliste, structuraliste, l’autre moins sinon pas du tout (les Rêveries) ?

G. B. – C’est vrai qu’ils semblent éloignés à première vue, mais en fait les deux approches se rejoignent dans la créativité, dans l’invention, dans la vision, ainsi que dans le style et le sens des formules. Ce n’est pas un hasard si Barthes, à l’occasion de ma soutenance en 1978, a défendu avec force la combinaison que j’effectuais dans ma thèse de la phénoménologie avec le structuralisme, combinaison que Kristeva m’avait reprochée juste avant, puisque ces deux tendances étaient à ses yeux difficilement compatibles. Et Barthes de conclure le débat : « Pourquoi ne referions-nous pas de la phénoménologie ? » Peu après, il a d’ailleurs osé annexer la phénoménologie à sa propre pratique critique dans son ouvrage sur la photo, La Chambre claire. Bachelard, on l’oublie trop, a également inspiré une génération de critiques rigoureux, comme Georges Poulet dans ses études sur le temps et l’espace, Jean Starobinsky sur le regard, et Jean Rousset sur la forme et le sens, mais aussi de structuralistes à leur manière comme Jean-Pierre Richard, très grand critique littéraire, et, à un niveau philosophiquement plus élevé, Gilbert Durand (notamment dans les Structures anthropologiques de l’imaginaire) ; sans parler du rôle précurseur de Bachelard (Poétique de l’espace) et de Richard (Paysages de Chateaubriand, Pages Paysages, Essais de critique buissonnière, Les Jardins de la terre, ou encore Roland Barthes, dernier paysage) pour des approches très contemporaines comme la géocritique.

Tous ces auteurs m’ont abondamment inspiré et servi de références tout au long de ma propre pratique critique et artistique. L’Univers imaginaire de Mallarmé de Richard, en particulier, est un monument de rigueur, et il a pu assister, tout comme moi qui me suis retrouvé parfois à ses côtés (et j’en étais très ému !), au séminaire de Barthes sur le discours amoureux, alors que je travaillais avec ce dernier sur le discours du désir. Richard a aussi consacré des textes savoureux à l’imaginaire de la vie quotidienne, comme le jeu de pétanque, rejoignant ainsi le Barthes des Mythologies, avec ses études sur le catch, la Citroën, la lessive, le striptease, etc.

C’est dire que, pour moi, il n’y a jamais eu d’incompatibilité entre le monde initié par Bachelard et celui qu’a lancé Barthes. D’ailleurs, que fais-je d’autre dans mes nouvelles, si ce n’est, sans cesse, que de tenter d’apparier un motif ou un thème avec une application formelle qui lui soit propice, en espérant qu’ultimement le message passera auprès des lecteurs dans leur variété, et ne sera pas réservé à une petite élite.

Pour l’écriture de la fiction, rien n’est plus stimulant que de relire un chapitre rêveur de Bachelard ou une page de Richard sur la perception sensorielle du monde, ou de Barthes sur le Japon, par exemple. Certes l’approche formaliste des structuralistes purs et durs (comme Genette) m’a aidé à devenir plus lucide sur les possibles de la littérature, mais je ne fais pas que de l’art pour l’art, j’ai toujours eu une vue citoyenne de l’écriture et du rôle de l’écrivain dans la société. 

M. L. – Il est remarquable que tout ce bagage critique n’alourdisse par ton écriture nouvellière, sans doute parce que ces « modèles » théoriques et analytiques sont eux-mêmes de grands stylistes à leur façon, des écrivains en bonne et due forme, cela va sans dire. Mais en a-t-il toujours été ainsi pour toi ? De tes premiers recueils de nouvelles aux derniers, sans parler des nouvelles éparses, parues en revue, des décennies se sont écoulées. Comment décrirais-tu ton évolution à partir du big bang initial, déclencheur de ta créativité ?

G. B. – Globalement, c’est une question qui relève plutôt des critiques, car eux savent mieux que moi reconstituer froidement cette évolution, car un auteur manque de distance par rapport à sa propre production. Heureusement, dans mon cas, je peux m’en remettre à de tels lecteurs professionnels, comme Margareta Gyurcsik et Claudine Fisher, qui ont publié des ouvrages éclairants sur mon travail à différents moments (1992 et 2018).

Cependant, pour jouer le jeu de cet entretien stimulant, j’ai mon point de vue subjectif d’auteur sur cette évolution, qui vient de l’intérieur, même s’il m’est difficile d’être à la fois dedans et dehors. Si je m’y risque pour le plaisir de la discussion, je dirai en gros, maladroitement sans doute, que c’est un double mouvement de continuité et de changement. Si je m’en tiens aux nouvelles, j’ai essayé diverses formes narratives au début, dans Le Surveillant et Ce qui nous tient, jusqu’à m’aventurer dans des recherches complexes dans Épreuves et La Vie de biais, pour en arriver à tendre peu à peu vers plus de simplicité dans La Contagion du réel, mais davantage encore dans de récents textes en périodiques.

Il m’apparaît évident qu’un auteur doit accepter d’évoluer, car les centres d’intérêt bougent avec l’âge, mais il reste sans doute des constances de fond. C’est comme si, dans mes premiers recueils, ma conscience d’écrivain avait pris ses distances par rapport à la société pour en débusquer des zones d’ombre, afin de les rendre au jour dans la pleine lumière de la représentation. Et ce faisant, mes explorations m’ont conduit à relever souvent un certain absurde social, qui entraîne des injustices révoltantes et des aveuglements inacceptables dans la vie courante. De ce fait, je me suis senti investi d’une mission, celle de dénoncer ces absurdités afin d’essayer de remettre les pendules à l’heure, et de chercher autrement à redonner du sens à nos vies, ou à ce qui ne pouvait pas en avoir. Le détachement de la vision a cédé le pas à l’empathie pour les victimes, les marginalisés, les bafoués que la société crée, ce qui m’a amené à suggérer une vision de la condition humaine qui relèverait d’un humanisme modeste, fragile, compatissant, qui n’a rien de triomphant ou de conquérant, mais qui fait tout de même le procès des pièges sociaux, des illusions et des obscurantismes qui limitent les choix existentiels de l’individu et l’aliènent. Je suis toujours resté conscient du fait que la liberté comporte aussi la possibilité de faire de mauvais choix, et je me suis permis d’en circonscrire quelques-uns, avec ironie, parfois même sur le mode de l’autofiction dans la dérision.

Ma phase plus formaliste m’a fait approfondir ce que j’ai appelé le haptisme, ce mélange d’art populaire et d’art savant qui m’a permis de me lancer à la recherche de nouveaux sentiers, pour m’approprier narrativement le monde et esthétiser le discours du quotidien. Au sein de ce formalisme léger, l’engagement citoyen est resté toujours présent, car l’innovation formelle témoigne d’un exercice de confrontation aux conventions existantes en proposant des façons de faire inusitées, avec les réévaluations éthiques et esthétiques que de telles nouveautés peuvent comporter. Je crois que la forme est une force motrice du vivant, car la créativité formelle anime la vie et lui donne sens ; en fait, toutes nos valeurs se jouent dans les formes. L’écriture engage une stylistique du vivre. Tout sujet est producteur de formes et de sens, mais l’écrivain l’est superlativement. Le monde n’existe pas, sinon par tel ou tel mode de perception, d’action, d’habitation, ce que j’appelle la « réalité » subjective de chacun en face du réel. Il y a autant de mondes que de styles, c’est-à-dire une multitude. Et la lecture des œuvres littéraires nous met en contact constant avec d’autres styles d’être, d’autres phrasés de l’existence, d’autres cortèges de façons, d’autres « comment », et permet d’éclairer notre propre manière de sentir et de vivre en conséquence.

C’est dire la confiance et l’importance que je donne à la forme, et combien je me sens loin de la gratuité de l’art pour l’art. De plus en plus, cependant, mon souci formel se réfugie dans le plaisir de raconter simplement des histoires ; cela, sous l’influence de l’âge, celle du public lecteur, qui a évolué lui aussi en quarante ans, mais aussi en renouant avec la mémoire des expériences.

Si j’ose maintenant prendre un autre point de vue, plus surplombant, je pense qu’une évolution, c’est une question plus profonde de vision ou de perception du monde, qui se modifie au fil des ans.  En ce qui me concerne, au départ, je portais surtout attention aux failles, aux points noirs à la surface des choses ou des êtres, ou m’aventurais dans les menues ruelles du social pour les mettre en évidence, lampe en main ; ce faisant, je me suis rendu compte qu’il pouvait en résulter une valorisation involontaire de cette dimension négative, alors que mon propos était de dénoncer des aberrations. Mon intention était d’améliorer le monde en montrant des destins négatifs à éviter, mais sans tomber dans une quelconque dimension moralisatrice et utilitaire de la littérature.

Puis, peu à peu, la vision a glissé vers plus d’attention accordée aux beautés de ce qui s’offre à l’expérience. Parce qu’il n’y a pas que des fissures dans le réel, il y a des arêtes inspirantes, des rondeurs attirantes, des cavités apaisantes. Quand on se donne le temps de goûter le donné en philosophe sensible, on découvre de petits bonheurs dans le quotidien, auxquels l’écriture peut s’attarder, des plaisirs ordinaires ou inoubliables, des sensations enrichissantes, des amours contingentes, partageables avec les lecteurs, des rencontres arbitraires, des êtres flamboyants, des personnes à haut coefficient de désirabilité, qui permettent de réfléchir sur la qualité des relations humaines. Et que dire de la joie d’une conversation intelligente et paisible, de la beauté d’un paysage, évanescente ou pas, de celle d’une œuvre marquante, d’une musique qui vous transporte, d’une phrase parfaitement réussie, ou d’une réalisation humaine modestement émouvante, ou dont le caractère spectaculaire vous impressionne ? Car il existe de belles folies dont la nouvelle peut rendre compte. Il y a aussi la saisie de ce que les Japonais appellent l’impermanence des choses qui en déterminent la beauté, comme la fleur du cerisier qui s’envole dans le vent et qui gagne en éternité par ce qu’elle a d’éphémère ; métaphore de la vie humaine dans sa fragilité et sa finitude.

J’ai donc rejoint Camus qui m’avait tant marqué dans ma jeunesse, et pour qui aimer et admirer sont essentiels au bonheur. Citons-le d’ailleurs, tant qu’à y être : « Je regardais la mer qui, à cette heure, se soulevait à peine d’un mouvement épuisé et je rassasiais les deux soifs qu’on ne peut tromper longtemps sans que l’être se dessèche, je veux dire aimer et admirer… » (L’Été, 1954). Aimer et admirer, ce sont là aussi deux attitudes de conscience que cultivent un Bachelard, un Poulet et un Richard dans le domaine de la critique littéraire (qu’ils appellent critique d’identification), à qui on peut associer aussi le Barthes du Plaisir du texte ou celui du Journal de deuil. La boucle est bouclée.

Cela dit, je reste foncièrement révolté devant la haine, la brutalité et les guerres imbéciles, devant la montée de l’obscurantisme et du fascisme, ou devant la peste de la censure qui revient malheureusement parmi nous. Et je continuerai je pense, à moins de devenir gâteux, de prôner autant que je peux la lucidité, de cultiver la dialectique de l’entente et de l’amour, de porter le flambeau de la civilisation que nos ancêtres nous ont confié, et de défendre la liberté de penser et de créer à travers mes écrits et mes engagements. Dans mes nouvelles récentes, je travaille justement à propager des étincelles de vie, de conscience, de gaieté, de légèreté, de ruse, de sensibilité, de liberté, de beauté, bref, à susciter des scintillances de formes d’être. En tant qu’écrivain, j’essaie de satisfaire le besoin de récits, d’émotions, de désirs, d’idéaux que j’ai moi-même en tant que lecteur.

M. L. – Justement, les deux nouvelles qui paraissent dans ce numéro d’Onuphrius sont très récentes et montrent une facette inconnue, du moins à mon sens, de ton imaginaire. Quel est le contexte de leur création ? Sur cette lancée, je te demanderai, pour clore cet entretien, quels sont tes projets d’écriture à court, moyen et long termes ?

G. B. – La nouvelle « Cendrine » vient à l’origine d’une commande libre sur le thème des contes de fées. J’ai tout de suite pensé au classique « Cendrillon ». C’est un conte que j’enseigne à mes étudiants américains à travers la version originale de Charles Perrault dans Les Contes de ma mère l’oye. Nous retraçons les différentes adaptations, dont celle des frères Grimm en Allemagne, jusqu’à celle de Walt Disney. Nous revisitons cette histoire, car elle pose évidemment plusieurs problèmes dans le contexte contemporain dont, notamment, la passivité de la femme dans le rapport désirant et l’importance démesurée des apparences (beauté physique et vêtements de cour) pour atteindre la promotion sociale et l’amour. Dans ma reformulation bien modeste de cette légende, et qui n’en respecte pas moins les grands paramètres (j’y tenais et on les reconnaîtra), je situe l’histoire au sein d’une émission télévisée populaire comme il en existe aux États-Unis (entre autres), où les patrons d’entreprises se mêlent, secrètement déguisés, parmi leurs employés, pour prendre un bain de réel et évaluer les éventuels problèmes internes. J’ai tenté d’ajouter une dimension légèrement plus moderne en ce que Cendrine, défavorisée et pratiquement rejetée dans une famille recomposée et dysfonctionnelle comme il en existe tant, est appréciée pour ses compétences au travail, son intelligence industrieuse, son professionnalisme, sa personnalité et ses qualités interrelationnelles. C’est elle qui porte le savoir-faire de l’entreprise et en enseigne même les rudiments à son employeur qui, de ce fait, devient son élève. La bonne fée du conte de Perrault (qui a remplacé l’animal magique des versions plus anciennes) est, ici, un patron homme, comme il y en a encore beaucoup dans la société, mais il sait au moins reconnaître le mérite de ses employés, lequel ne se fonde pas sur le paraître.

Bien sûr, charme et grâce y jouent un rôle, mais pas comme dans le conte, car ils ne sont pas préalables à l’avancement de la jeune femme. Pour moi, ce ne sont pas des valeurs à rejeter complètement – comme on a tendance à le faire couramment –, car elles comptent toujours autant que le reste dans nos relations aux autres, tout comme la bienveillance que nous devrions travailler à remettre au cœur de nos rapports humains.  Et les classes sociales, si elles existent toujours, malheureusement, dans notre monde, ne sont plus primordiales pour monter dans l’échelle ou accéder à l’amour, comme on le voit d’emblée dans ces mariages princiers très médiatisés avec des roturières. Ma nouvelle laisse le finale ouvert et le remet entre les mains des spectateurs de l’émission, et donc à l’agentivité des lecteurs.

Pour ce qui est de « Tirage sépia », j’y aborde un autre thème qui malheureusement domine la société actuelle en Occident : le jeunisme à tout crin, et la discrimination concomitante des personnes âgées. Là encore, c’était au départ une commande librement inspirée par le jeu du Tarot. J’ai choisi le Jugement, car c’est une problématique qui me préoccupe et qui affecte toutes les sphères des activités humaines. Je l’ai abordée par le biais restreint d’une certaine forme de critique littéraire actuelle, laquelle est souvent le fait de journalistes qui s’improvisent en juges peu nuancés, et s’arrogent leur petit pouvoir mesquin avec une arrogance de roquets jappeurs. Est-ce vraiment rendre service à la littérature que de se mettre à genoux devant un texte uniquement parce que l’auteur est dans la vingtaine, surtout s’il est littérairement médiocre ? Non seulement est-ce devenu de bon ton, mais la tendance a pour conséquence de dévaloriser les écrivains grisonnants qui mettent toute leur expérience acquise au fil des ans dans leurs œuvres. On ne semble pas se rendre compte que ce jeunisme ne peut se justifier s’il se pratique dans un esprit d’exclusion. Tant de personnes s’en offusquent autour de moi !

À la sortie de mon dernier recueil de nouvelles, pour la première fois de ma vie d’auteur, j’ai un peu senti, indirectement, l’effet de ce jeunisme excessif : dans un compte rendu élogieux – je m’empresse de le dire –, un critique pourtant averti a cru bon de mentionner que je devenais d’après lui un écrivain « vieillissant » parce que je m’intéressais à la maladie et à la mort dans quelques-unes de mes narrations. J’ai aussitôt éprouvé cette remarque comme assez stupide, puisque même les livres pour la jeunesse nous montrent, avec raison, des enfants préoccupés par ces thèmes. Tout être humain a à les affronter un jour ou l’autre, ne serait-ce qu’avec ses grands-parents et parents. Pour moi, un tel commentaire, même s’il n’était qu’allusif, relevait en fait de la dominante jeuniste ambiante que beaucoup déplorent, au point qu’on évoque le danger d’une sorte d’eugénisme qui se met peu à peu en place dans le domaine littéraire, et qui semble vouloir éliminer une génération pour laisser toute la place à l’autre. Il y a bien des cas flagrants d’un jeunisme radical qui va dans ce sens et dont les tenants sont fiers. C’est très malsain que ce rejet, voire cette haine des anciens, et cela ne fait qu’accentuer la déchirure du tissu social.

Hélas, un certain journalisme culturel se complaît dans cette division, comme si c’était une nouvelle norme, quitte à afficher impunément une ignorance manifeste de l’histoire et des grands chefs-d’œuvre de la littérature mondiale, produits souvent sur le tard par des « écrivains vieillissants », justement – et pour le bien-être de l’humanité. Sans vouloir en faire une polémique, j’ai tout de même décidé de réagir à ma petite façon, par la création, parce que ce problème non seulement affecte tant d’auteurs qui en souffrent en privé – car après la quarantaine, apparemment, on passe déjà dans le camp des « vieillissants » – mais aussi parce que j’y vois une forme d’aveuglement. D’où cette nouvelle, « Tirage sépia », dont le but est de faire réfléchir à cette tendance et de mettre en garde. L’épigraphe qui la coiffe, du grand nouvellier italien Dino Buzzati, si visionnaire, résume la situation d’une manière dramatique.

Dans une première version de la nouvelle, je citais, comme contrepoids, une ribambelle de grandes œuvres de seniors à travers l’histoire, mais j’en ai réduit la liste dans la version finale, pour ne pas faire de cette fiction un texte trop didactique.  Mon plaidoyer n’est cependant pas du tout contre les jeunes, dont je me suis senti très proche pendant toute ma vie, dans l’enseignement de la littérature (et je continue de l’être, dans une affection réciproque, en redoutant la retraite qui risque de me séparer d’eux : si on n’aime pas la jeunesse, il vaut mieux faire un autre métier !).  C’est dire que je les côtoie depuis toujours sur le plan littéraire et, bien sûr, je les défends bec et ongles dès que le mérite le justifie. Mais l’âge n’est pas un critère de sélection des textes et ne devrait jamais l’être, seule la qualité importe. On pourrait m’objecter que j’ai tiré profit de ma jeunesse, moi aussi, quand on m’a donné un prix littéraire pour mon premier roman alors que j’avais à peine la trentaine, et un autre peu après pour mon premier recueil de nouvelles ; mais je répondrai que ces prix étaient justement sur manuscrits anonymes et l’âge n’y était pour rien.

Ma démarche, dans cette nouvelle, est d’inclusion, non d’exclusion. Là-dessus, les sociétés africaines qui vénèrent leurs conteurs aînés devraient peut-être nous servir de modèle. Comme principe général, il me semble souhaitable qu’une société équilibrée puisse librement favoriser l’accueil de la diversité des paroles et des âges, ce qui va de pair avec l’exercice d’un jugement critique constamment éclairé contre l’obscurantisme montant.

Parmi mes nombreux projets, j’ai lancé à la mer un « carnet d’écrivain », et je termine un nouveau recueil de nouvelles, mon sixième. J’ai aussi, tout prêt pour la publication, un essai dialogué avec un écrivain italien sur le rapport de la littérature à la transcendance, réflexion à deux que nous aimerions voir paraître, mais aussi un fort recueil d’entretiens très éclairants avec des écrivains israéliens contemporains, que j’ai effectués sur place lors d’un séjour Fulbright ; recueil qui cherche un éditeur et un diffuseur, car tous ces entretiens ont été filmés. Il y a encore un essai sur le corps dans la littérature à travers diverses œuvres françaises, québécoises et américaines, ainsi qu’un recueil d’essais critiques sur la littérature. Éventuellement, j’envisage de retourner au roman, car j’ai plusieurs manuscrits en chantier.

M. L. – Merci Gaëtan pour ces propos éclairants.